L’arabe dialectal dans le système éducatif algérien : réponse aux professeurs Bentolila et Tlemsani

Plutôt que de vouloir absolument insister sur les divergences de vues des deux parties sur une question aussi délicate, faisons la part des choses et reconnaissons les vertus pédagogiques de ces deux interventions. En résumé, le Pr Bentolila n’a pas entièrement tort en faisant ressortir l’argument de la pensée aliénante, aliénation dictée par l’usage d’un registre de langue qui ne correspond presque plus à l’univers référentiel, émotionnel qui lie tous les Algériens, les enfants en particulier. Prenez un enfant algérien et dites-lui que «dhahaba» veut dire aller au passé accompli, mot extrêmement courant à l’écrit qu’il n’entend pas dans la réalité, mais qu’il entendra peut-être un jour. Mme Tlemsani n’a pas tort non plus en arguant du fait qu’il n’y a pas d’arabe algérien en soi, mais des parlers parfois assez éloignés les uns des autres, et que même si c’était le cas, il ne pourrait être le gage d’un apprentissage à un niveau élevé de réflexion de matières aussi différentes que les mathématiques ou le français. Prenez un jeune Algérien et dites-lui que le mot «concept» n’existe pas encore en «arabe algérien», pas plus que le mot adaptateur électrique, etc. La liste est longue. Pour revenir en détail à cette question épineuse, il faut se souvenir que les langues en usage en Europe, modèle de référence, sont aujourd’hui des langues nationales. Elles sont issues de transformations politiques profondes conduisant à l’émergence de l’Etat-nation bien qu’elles existaient à l’état littéral de façon embryonnaire des siècles auparavant. Or, il manque précisément à l’Algérien ce socle historique, où la pratique sociale de l’écrit (je souligne à une large échelle) conduit à des revendications politiques. Ce rapport au politique devait ne pas occulter un aspect important dans l’adoption des choix linguistiques de l’Algérie indépendante. Langue d’émancipation des peuples nations, la langue orale, vivante, naturelle est un objet éminemment stratégique en ce qu’elle intègre des populations entières dans la vie et les institutions de l’Etat-nation unitaire. Il était évident qu’à l’indépendance, l’algérien littéral n’existait pratiquement pas, ou n’était pas ou peu écrit, n’étant l’objet que d’investigations ethnolinguistiques de l’ordre colonial, certes parfois riches en informations. Dire qu’aujourd’hui, il faudrait enfin revenir à la langue algérienne comme si elle pouvait traiter de neurochirurgie ou même des mathématiques du XIXe siècle, ce serait encore se mettre en porte à faux avec le problème d’une société confrontée à une hyper-modernisation croissante, pour laquelle l’algérien n’est malheureusement pas outillé sauf à ne considérer dans la langue que son registre poétique ou musical. Le constat d’une seconde mutilation selon les termes de Mme Tlemsani semble ainsi irréfragable. Il est aisé de clamer l’usage de l’algérien à l’école, car il serait d’un usage facile pour l’enfant qui découvrirait sa langue maternelle à travers l’écriture, et lui permettrait de le resituer dans son véritable environnement culturel où s’expriment ses émotions, ses sentiments et sa compréhension du monde. Par l’algérien littéral, le Pr Bentolila revendique les droits intimes d’un Lebenswelt garant de la promotion intellectuelle de l’enfant. Une telle position est juste en principe, mais n’est pas réalisable en Algérie où cette fameuse langue algérienne fait plus figure d’un désir inassouvi que d’une existence réelle. En effet, la langue algérienne littérale écrite n’existe pas ou reste très fragmentaire au vu des enjeux de la modernité et de ses conséquences au plan linguistique. Pour faire écho aux propos de la professeure Tlemsani, on peut concevoir que l’enfant algérien soit en mesure de décrire par l’écriture une scène de la vie pastorale, comme le berger qui chasse le loup, ou bien qu’il sache énumérer les légumes du marché, mais quand il s’agira de produire une rédaction sur un thème plus complexe impliquant un vocabulaire technique, comme un voyage en avion, la description d’une passerelle… comment l’enfant se comporterait-il face à la frustration de ne pas savoir ces mots dans sa dite langue maternelle, tout simplement parce qu’ils n’existent pas ? Nous voyons bien les limites matérielles d’une telle conception de l’enseignement. Comment franchir la barrière de la «daridja» au vocabulaire encore limité dans l’état actuel de la langue ? Une telle incomplétude doit-elle être négligée au nom de sacro-saints principes psychopédagogiques, certes avérés, qui occultent une partie importante du problème, l’accès à l’intellection d’objets et de situations complexes issues de la postmodernité ? Quelle méthode doit-on employer pour greffer dans le substrat de la langue algérienne d’énormes quantités de mots couvrant une réalité physique et abstraite dépassant l’état actuel de la langue algérienne ? Ne nous berçons pas d’illusions, il n’existe que deux voies pour tenter de régler ce problème en dehors de l’imposition verticale de l’arabe classique et/ou moderne (dite arabisation en Algérie) : ou bien l’on considère que l’action et la décision politiques sont à même de faire changer l’usage d’une langue orale en y insufflant d’en haut, c’est-à-dire à partir de l’arabe moderne pour simplifier, tous les néologismes nécessaires afin que l’arabe algérien se modernise au point d’en faire un outil de communication performant tant à l’oral qu’à l’écrit, ou bien l’on considère que c’est à l’usage et aux pratiques sociales de commander presque instinctivement l’usage des mots quelle que soit leur origine, à charge pour l’Etat d’en entamer la codification en aval. Dans le premier cas, «el hassiba» serait intégré dans l’algérien, pour désigner un ordinateur. «El mafhoum» serait le «concept» que les jeunes Français eux utilisent et écrivent déjà naturellement. Dans le deuxième cas, «el ordinatour» ou un équivalent régional deviendrait officiellement un mot du vocabulaire algérien, qu’une académie de langue algérienne aurait attesté. Cependant, dans ces deux cas de figure, il est difficile de prévoir les résultats de telles procédures tant il est manifeste que les facteurs sociaux et culturels qui influencent et pénètrent la langue au plan diachronique dépassent largement les capacités d’action des gouvernements et de leurs organes de décision et de prévision en la matière. Il est par conséquent difficile de faire le procès des politiques linguistiques de l’Etat algérien en dehors de ce cadre axiomatique incontournable, faisant fi des forces profondes de l’Histoire dans ses dimensions psychologiques, réfractaires ou émancipatrices de l’algérien. Rien n’atteste en effet qu’une politique de «darijisation» (permettez-moi ce barbarisme) qui viserait à couler dans le moule de l’arabe algérien toutes sortes de mots qui font défaut (et il y en a énormément) conduira inévitablement à cet état de langue nationale où mots abstraits se mêleraient allégrement à tout un registre technique en empruntant à l’arabe dit classique, et parfois au latin classique par le biais du français ou de l’espagnol. Le naturel en langue se laisse très peu dompter par le politique, surtout lorsque des forces profondes d’ordre historique agissent à contre-courant. Beaucoup ont souligné que l’option d’un enseignement de l’arabe classique et de l’arabe moderne fut un échec en Algérie. Cet avis me paraît exagéré même si en partie il est évident que la situation de diglossie que vit l’Algérie peut évoquer une forme d’aliénation mentale et culturelle pour une société quelque peu différente du contexte oriental dont cette langue proviendrait. Ce sentiment d’étrangeté, de dissonance cognitive est bien connu des Algériens qui font face à de longs discours alambiqués en arabe classique, un peu moins en arabe moderne. Il faut rappeler que cet échec relatif n’est pas dû à une langue qui serait en soi importée, aliénante, étrangère, mais plus prosaïquement au manque de moyens apportés pour un apprentissage de qualité et généralisé à toutes les couches de la société. De plus, au sein même du monde arabophone, il n’a jamais été procédé à une séparation stricte et salutaire entre un domaine classique, ancien et un autre moderne : apprendre l’arabe, c’est apprendre tout l’arabe, depuis la jahiliya jusqu’à l’arabe d’Al-Jazeera. Imaginez un instant que les Français doivent parler couramment la langue de Chrétien de Troyes ! Aussi, l’Algérie ne disposait pas d’assez de professeurs pour que la masse critique et l’effet escompté soient profitables et sains dans une société en recherche d’identité. Plus grave encore, il a été fatal de ne pas ancrer l’apprentissage de l’arabe classique et moderne dans le socle de l’arabité algérienne, d’une richesse extrême, car pluriethnique, patrimoine complètement oblitéré des programmes culturels et linguistiques de langue arabe en Algérie. Cette forme d’orientalisation connue sous le vocable d’arabisation a été une démarche maladroite, suscitant polémiques et débats stériles dont la charge émotionnelle ne pouvait que traduire un viol identitaire. Au lieu de vouloir à tout prix greffer l’élément arabo-islamique d’origine orientale dans le corps de la nation algérienne, il eût été plus judicieux d’en expliquer les racines et de les faire ressortir dans ce qu’elles ont produit sur le feuillage typiquement algérien. L’arabisation de l’Algérie eût été plus profitable à la nation si elle avait illuminé l’ensemble des productions culturelles et linguistiques authentiquement algériennes en en dévoilant l’origine orientale dans une démarche comparative sans verser dans la rivalité, ou dans la purification rédemptrice. Oui, il y a diglossie en Algérie lorsque l’arabe de la télévision ne fait pas un retour ou un détour par la langue algérienne, si proche, si familière et dont elle est le substrat inébranlable, car produit de la société. Oui, il y a diglossie lorsque l’arabe parlé dans la rue n’incorpore pas assez les mots de sa langue littéraire naturellement, parce que les élites intellectuelles n’auraient pas commencé d’écrire dans cette langue en empruntant aux registres philosophiques, liturgiques, scientifiques… de l’arabe littéraire. Ce dernier point doit nous servir à désamorcer la polémique suscitée autour de l’adoption de la «darija» comme langue d’enseignement à terme. Dans le fond, la ministre de l’Education nationale semble tenir un point important en voulant créer un processus de réappropriation de l’arabe algérien afin d’en faire un outil d’apprentissage efficace pour les enfants algériens, car proche de leur environnement référentiel, émotionnel et psychopédagogique. Mais une telle langue n’existe pas à l’heure actuelle : l’algérien n’est pas cette langue française qui a été longuement écrite depuis le moyen-âge avant d’être codifiée et adopter dans le sein de l’Etat. Il manque à l’algérien des milliers voire des millions de pages écrites par des intellectuels, des érudits, des poètes, philosophes, juristes ou simplement de simples gens qui s’adonnent à l’écriture… pratiques sociales portées par l’Histoire, où les mots du peuple se mêlent à l’écrit de la langue classique, transformée, modelée, rendue profane par les vicissitudes du temps et de l’Histoire. Ce passage à l’écrit, examen éminemment précieux, gage de sécularisation et d’authenticité sociale, n’a jamais eu lieu en des proportions critiques qui fassent de l’arabe algérien un outil didactique et heuristique. Ne gageons pas que ce passage n’ait jamais lieu, et c’est peut-être de la sorte qu’il faut interpréter la volonté de notre chère ministre, mais il convient de ne pas se voiler la face, en créant un espoir qui au vu de notre réalité sociolinguistique se révélerait une chimère. Dans l’état actuel du parler algérien, il serait périlleux de vouloir entamer un processus de codification qui ne correspond pas encore à un état de pratique sociale et culturelle avancé à même d’établir une jonction entre l’arabe littéraire et son versant oral. L’intermédiation d’élites algériennes qui rédigeraient en arabe algérien des textes de loi ou des traités religieux n’est pas encore effective au point de former un corpus de référence, résultat d’une pratique répandue dans la société. En d’autres termes, on ne constate toujours pas de socialisation à large échelle de l’écrit en arabe algérien au point qu’il se traduise en langue nationale. Or, en cette absence, les institutions risqueraient de créer des milliers de mots que les locuteurs n’utiliseraient pas, comme on a pu le constater ailleurs. Entre le défaut d’une langue mutilée face à la modernité et l’absence d’un corpus critique d’essence sociale, il faut convenir que le retour à l’arabe classique doit être promu non pas en l’opposant à la «daridja», comme tente de le faire le débat intellectuel actuel, et encore moins en le transplantant d’en haut par-delà les siècles et les contextes historiques, mais en instillant progressivement les mots fondamentaux qui rehausseraient l’arabe algérien au rang d’une modernité positive sans travestir le devenir d’une société dont les ramifications identitaires sont multiples.
Dr Arab Kennouche
Docteur en philosophie
Université de Sofia, Bulgarie

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