Rachid Boudjedra versus Kamel Daoud : quand la littérature se fait acte

En déclarant publiquement son athéisme, Rachid Boudjedra, en tant que patriote chevronné, ne semble pas moins viser la neutralisation de l’instrumentalisation médiatique de Kamel Daoud par les réseaux de propagande de l’empire, que les absurdes et anachroniques fatwas des salafistes algériens. Car ces derniers ainsi que tous les islamistes algériens savent depuis toujours que l’immense écrivain algérien, qu’il est avec sa prolifique œuvre, était communiste et athée, et qu’il n’avait rien à leur apprendre de nouveau sur son rapport à Dieu et à la religion. Afin de mieux comprendre la sortie médiatique inattendue et tonitruante de Boudjedra, il faudra revenir sur la polémique qui avait surgi entre lui et Kamel Daoud au moment de la nomination au Goncourt de ce dernier et de «l’hystérie médiatique» qui s’en est suivie ! Pour rappel, Boudjedra reprochait à Kamel Daoud son déficit d’«une conscience blessée», en avançant comme argument la censure de la lettre qu’Albert Camus avait adressée à René Char, dans laquelle ce dernier affirmait son attachement à l’Algérie française et qu’il était contre l’indépendance de l’Algérie. De ce fait, Boudjedra reprochait à Kamel Daoud d’avoir réhabilité un pied-noir, intéressé par notre seule colonisation, en lui accordant l’entière algérianité. Pis, sans même avoir eu le devoir de dénoncer le crime sur quoi il était censé faire sa contre-enquête ni démasquer son meurtrier, en l’occurrence le crime colonial. Boudjedra allant jusqu’à pronostiquer l’échec commercial du roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête, en prédisant qu’il ne dépassera même pas les cinq cents exemplaires vendus. Mais les choses ne s’étaient pas passées comme il l’avait prévu, en plus du Goncourt du premier roman, Kamel Daoud raflera plusieurs autres prix, tout aussi prestigieux les uns que les autres. Le roman sera immédiatement traduit dans plusieurs langues et adapté au cinéma, dont la réalisation du film est déjà en cours. Ce n’est plus un secret pour personne que les médias de l’empire ont toujours eu besoin d’un intellectuel de service pour défendre chaque cause, aussi bien nationale qu’internationale, ou de tout autre personne pouvant endosser l’habit d’un personnage public pour distiller leur propagande. Dans l’affaire Charlie Hebdo, l’instrumentalisation d’un tel personnage est allée jusqu’à la caricature de ce que pouvait être un imam de banlieue. Les médias de l’empire ne reculant devant rien, même devant le ridicule du dévolu jeté sur Hassen Chalghoumi, l’imam de Drancy, en banlieue parisienne, incarnant à la perfection la soumission totale à leur discours propagandiste, celui de la sacralisation de «la liberté d’expression». On connaît la répulsion que les médias de l’empire éprouvent pour Boudjedra, pour avoir tenté de l’apprivoiser, en essayant de lui faire endosser l’habit de l’intellectuel de service à maintes invitations sur leurs plateaux par le passé, et qui se sont soldées à chaque fois par un échec cuisant de leurs tentatives de corruption de son génie. Boudjedra ayant toujours mis en avant le caractère criminel de la colonisation et les convoitises permanentes de l’empire. De son côté, Kamel Daoud n’a pas chômé un seul instant depuis que le dévolu de l’empire avait été jeté sur lui ! Slalomant sans discontinuer entre plateaux de télévision, studios de radios et interviews à la presse. Ne pipant mot sur le passé colonial, ni sur l’entreprise de recolonisation en cours du Moyen-Orient et de l’Afrique et les convoitises sur son pays, l’Algérie, sous forme de pressions sur le régime, pour le bradage des richesses nationales et la profanation du Sahara par l’octroi de l’exploitation des hydrocarbures de schiste, contre leur soutien malgré son illégitimité. Au point qu’il a fait dire à Régis Debray, qui avait été chargé de lui remettre le prix Goncourt du premier roman : «Vous êtes un homme en colère, pas en colère contre les autres, mais contre vous-même, contre les fantasmes, contre les fantômes. Vous prenez le risque de retourner les mots contre vous-même. Vous êtes de ceux qui n'ont pas peur d'avoir des opinions contre les siens, au point de passer pour un traître dans votre pays. C'est cela avoir le courage de la vérité… Quand j'ai reçu votre roman, je me suis dit "bon, c'est le livre d'un règlement de comptes avec le colonisateur", mais j'ai trouvé l'inattendu : une explication avec votre histoire, avec votre passé.» Tout est dit dans cet extrait du discours de Régis Debray. Vous êtes le bienvenu si vous vous abstenez à vouloir absolument régler vos comptes avec le colonisateur. Contentez-vous de vous expliquer avec votre histoire et avec votre passé comme si vous n’aviez été jamais colonisés, comme si votre histoire n’avait jamais été entachée par les méfaits de la colonisation. En prime, «vous êtes l’homme qui n’a pas peur d'avoir des opinions contre les siens, au point de passer pour un traître dans votre pays». A ce propos, qui plus que Boudjedra avait dénoncé dans son œuvre les fantasmes et les fantômes de son peuple ! Il s’agissait donc de faire la part des choses pour être admis dans l’élite littéraire choisie et voulue par l’empire. Devant l’ampleur du fait accompli que le roman de Kamel Daoud avait atteint, et devant le rouleau compresseur de l’impressionnante machine de propagande de l’empire, toute surenchère sur la polémique entre les deux écrivains serait sans effet, du simple fait que la parole de Boudjedra n’aura aucune chance d’avoir autant d’échos que celle de Kamel Daoud. C’est alors que le génie de l’artiste se transcende et viendra déjouer le goulot des mécènes faussaires. Les mots ne voudront plus rien dire dans ces conditions. Il fallait trouver un nouveau langage, une nouvelle forme de littérature et c’est là que l’on reconnaît le génie : Boudjedra passe à la vitesse supérieure et supplante Kamel Daoud dans tout ce que la propagande de l’empire lui avait accordé comme vertu, celle d’avoir fait de son principal propos littéraire la critique de la pratique religieuse fanatique des siens. Boudjedra sera acculé à faire de la littérature sans mots : de la littérature en acte. Ce jour-là, il avait pris de court tout le monde en déclarant publiquement son athéisme, mettant à nu le grotesque de l’instrumentalisation de Kamel Daoud pour distiller leur propagande néocolonialiste. Boudjedra, malgré son immense œuvre, malgré son athéisme, malgré ses critiques profondes des «fantasmes» et des «fantômes» de la société algérienne et arabomusulmane en général, n’aura aucune consécration ni droit de cité, tout au plus, il sera fui comme la peste pour ses positions tranchées contre l’empire.
Youcef Benzatat
 

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