L’instant Guerdjoum

Bonne année à ceux qui sont déjà à l'ouvrage et meilleurs vœux pour ceux qui peinent à les rejoindre. Ici, je veux parler d'une rencontre à dimension humaine et rendre hommage à Nathalie qui en a été l'instigatrice. Durant les trois derniers jours de l'année passée, le hasard et plein d'autres choses indescriptibles m'ont fait voyager dans les territoires des Béni Ameur et des Mehadja, sans doute une seule et même tribu que les coups de sabre de la France coloniale ainsi que les coups de bélier de l'Algérie patriotique et nationale ont abusivement séparée. Vaines tentatives puisque de chaque côté des wilayas de Mascara et Sidi Bel-Abbès, la nature et les hommes ne mentent pas. En parfaite communion, ils disent sans sourciller cet ancrage de ce peuple uni et solidaire.
Les «Mehadja», deux versants, une même bravoure
C'est pourquoi, à l'aune de cette nouvelle année, je voudrais vous dire combien j'ai été sensible à l'accueil si chaleureux et si généreux de Salima Dali-Youcef Tayebi, en sa demeure familiale de Sidi Bel-Abbès. Notre rencontre a été imprégnée d'une si profonde émotion et d'une si intense sincérité que j'en garderais personnellement et pour toujours des images fortes et imprescriptibles, tant son sens de l'hospitalité, son engagement à perpétuer nos mémoires à la fois tragiques et meurtries, mais également porteuses de nos luttes et de notre amour pour notre pays commun ont impacté à jamais mon esprit et mon corps. Puis, voilà qu'en ce jour premier d'une année nouvelle, celle qui nous ouvre, avec l'imminence de notre cher Mawlid Ennabaoui, des perspectives de coopération qui, je pense, seront un prolongement de nos combats incessants pour plus de justice, plus de savoir, plus de générosité et plus de reconnaissances. Reconnaissances envers cette Dame au parcours exceptionnel et singulier pour la libération de notre pays et pour l'émancipation de notre peuple, mais également hommage à son défunt époux le regretté Si Tayebi Larbi – paix à son âme – qui fut l'inspirateur et le fructificateur de l'ITA de Mostaganem, mais également le très élégant et très fougueux ministre de l'Agriculture. C'est sur ses terres de Sfisef que j'ai retrouvé à la fois la quiétude et les forces qui seront mes alliées pour dire tout simplement la ténacité de ce peuple. L'avant-veille, sur la RN7 qui traverse ce territoire flamboyant des Mehadja, une route boueuse et incertaine m'a fait rebrousser chemin… à seulement 17 km de Aïn Fekkan. Qu'importe puisque deux jours plus tard, c'est-à-dire le 31 décembre 2014, j'ai été invité à Mascara par l'ami Brahim Senouci. C'est ainsi que portés par Senouci Ouddan, nous avons fait le chemin opposé et nous nous sommes rendus dans cette partie occidentale de la plaine de Ghriss. Et là, je me suis retrouvé dans l'autre versant des Mehadja. Le hasard faisant très bien les choses, nous sommes allés ensemble faire un pèlerinage d'une grande sobriété. Car pour moi et pour d'autres, ce voyage mémoriel n'est pas une sinécure, tant s'en faut. Mais j'étais bien loin de ce qui m’attendait. Surtout que c'est grâce à plusieurs guides que nous sommes enfin parvenus à l'endroit que nous cherchions avec acharnement. Une visite au cimetière de Guerdjoum avec ses tombes circulaires, ses jujubiers nains et ses alouettes nous sera d'un grand secours, puisqu’un enfant du pays est venu pallier la panne de notre GPS. Avant d'arriver sur ces lieux, j'avais dit à Brahim qui s'interrogeait de ne «pas s’inquiéter outre mesure et que si lui était incapable de retrouver ses terres, elles sauront le reconnaître». Et c'est ce qui s'est produit. Dès avoir abordé la piste qui mène vers la ferme, nous sentions que l'heure de la délivrance était imminente. Une fois le petit mamelon franchi, l'instant magique surgit. Des tréfonds de sa mémoire, Brahim n'a plus aucun doute, les bâtisses éparses qui s'alignent dans un grand désordre au fond de la cuvette l'interpellent avec force. Lui parvient à maîtriser ses sens ; moi, je suis plus affairé à prendre des images pour la postérité. Puis lorsque nous entrons dans l'espace privé, c'est un jeune homme inquiet qui nous accueille. Ce nomade venu d'El-Bayadh est ici chez lui. En deux mots, Brahim le remet en confiance et très vite, entre deux troupeaux de moutons, nous poursuivons notre chemin vers le lieu tant recherché. Le frère cadet de Mohamed Senouci arrive alors en trombe à bord de sa vieille Audi. Les souvenirs remontent. Brahim retient parfaitement son émotion.
De Béni Mélek à Guerdjoum, les mêmes souffrances
Moi, l'histoire de la mort atroce de son grand-père et du frère de celui-ci, leur ensevelissement encore vivants dans un trou, là, juste à côté de leur maison, ce mur encore valide qui témoigne de l'horreur. Les images des massacres commis sur ma famille à plus de 900 km de là… l'attitude stoïque et imperturbable de Brahim, son regard qu'il cherche à garder le moins humide possible, et puis cette voix à peine chevrotante que je perçois alors que je filme la scène finissent par m'impacter très profondément. C'est moi qui finalement fonds en larmes à force de ressasser ces terribles souffrances. Entre Guerdjoum et Béni Mélek, les distances n'ont plus de sens. Pendant un long moment, indéfinissable, j'ai arpenté ces ruines sans savoir si j'étais à Béni Melek ou à Guerdjoum… Tout s’entremêlait dans ma tête… ses grands-parents à lui, morts sans linceuls, me replongent dans cette terrible journée du 23 août 1955, lorsque la France sanguinaire était venue en représailles raser nos maisons et enlever nos hommes. Ils sont 23 à avoir été jetés dans une fausse commune, le stade de Philippeville n'en pouvant plus d’accueillir les cadavres. Sur le chemin du retour, sur cette route sinueuse qui traverse avec assiduité le massif des Béni Chougran, alors que je n'arrivais toujours pas à reprendre mon souffle, je raconte à Senouci Ouddan comment, à l'âge de 10 ans, j'ai été amené à enterrer les cadavres démembrés et en totale décomposition de Brahim et de Abderrahmane Khalfa. Exécutés de sang-froid, sans procès, leurs corps ont été offerts aux hyènes. Avec la «Vieille», Nouaria, amie et complice de ma mère, nous avions pris l'initiative de rassembler les ossements et de les enterrer dans un trou de fortune. Ainsi donc, ces couples de frères morts dans l'étreinte seraient légion ? Mais c'était aussi ça le salaire de la liberté. Une liberté chèrement payée, mais dont les acteurs anonymes, à travers tout le pays, continuent de réclamer à travers nous, un début de reconnaissance et à peine un bout de tissu en vert et rouge comme sépulture. Notre apaisement est à ce prix…Pour les martyrs de Guerdjoum, les frères Senouci, morts enlacés dans ce trou colonial, ça sera fait. C’est notre engagement. Il n'est pas normal que l'on construise Maqam Echahid à coups de milliards et que l'on oublie de mémoriser le combat de ces valeureux paysans. Alors, si un jour vous passez à Guerdjoum, une fois à hauteur du cimetière qui borde la route, prenez la piste opposée, regardez droit vers l'ouest, et suivez la piste, elle vous mènera droit vers la ferme. Entre deux enclos à brebis, à votre droite, contre le mur encore fier et debout d'une maison en ruine, il y aura une plaque au nom de frères Senouci. A cet endroit précisément, hier, alors que nous revenions vers notre sympathique nomade siroter le rituel thé de l’hospitalité, je ramasse un bouton. Il est là en photo… chacun pourra se faire sa propre interprétation… encore une fois, comme en ce 21 juin 2011, lorsque je rentre pour la première fois dans la grotte des Ouled Riah et que je remonte à la surface des restes de ces terribles enfumades du Dahra, hier, à la ferme, je suis revenu avec cette rondelle de boutons. Qui pourra nous dire que la France coloniale est partie, non elle est toujours là et elle remue nos chairs…Puisse Dieu le Tout Puissant, l'Omniscient, le Clément, le Miséricordieux nous accompagner dans cette quête de vérité et de témoignages.
Pr Aziz Mouats, université de Mostaganem

Des mots pour la mémoire :
En janvier 1958 (aux alentours du 20 janvier), des militaires viennent les arracher à leur domicile. Ils sont interrogés, torturés et, pour finir, jetés dans le silo à grains qui est lui-même hâtivement recouvert de terre. Quatre jours plus tard, les militaires qui viennent de dévaster la ferme pour la transformer en ruines ont la surprise de les trouver encore vivants, mais quasiment à l'agonie. Ils les extraient du silo, les attachent derrière un véhicule qui les traîne sur quelques centaines de mètres. Après cela, ils sont mitraillés et enterrés, définitivement morts, dans une fosse. Le petit fils, Brahim Senouci suggère ce texte:
«Ici reposent les frères Benyahia et Mohamed (dit El-Cadi) Senouci.
Arrêtés en janvier 1958 par l’armée française, les deux vieillards sont conduits dans leur ferme où ils sont torturés avant d’être jetés dans le silo à grains dont les soldats obturent l’ouverture. Quatre jours plus tard, une inspection du silo révèle aux militaires français que les deux frères ont encore un faible souffle de vie. Ils sont alors attachés derrière un véhicule qui les traîne sur plusieurs centaines de mètres. Après cela, ils sont achevés d’une rafale de mitraillette et finissent dans une fosse.»
Cette tragédie est un condensé de l’«œuvre» de la France en Algérie. Elle s’est déroulée dans toutes les régions du pays. La France a torturé et assassiné aux quatre points cardinaux du pays. L’oubli est la pire des complicités. Alors, n’oublions pas, jamais !

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