Y a–t–il un lien entre croissance économique et développement ?

La croissance correspond à un accroissement durable de la production globale d’une économie. Le développement désigne l’ensemble des transformations économiques, démographiques et sociales qui généralement accompagnent la croissance. Ces mutations structurelles et qualitatives rendent la croissance irréversible. Il est donc difficile d'envisager qu'il y ait croissance à long terme sans développement. Mais produire plus (la croissance économique) ne peut pas être présenté comme l'objectif ultime d'un pays.
Nuances entre les deux termes
Les deux termes ne sont évidemment pas équivalents. Avec «croissance économique», nous sommes dans le quantitatif, on mesure ce que les hommes ont réussi à produire au cours d'une année et on observe l'augmentation de ces quantités produites. Le «développement» inclut la réflexion sur ce que l'on fait de ce qui est produit et sur les transformations des structures économiques et sociales que la poursuite de la croissance entraîne et implique. En simplifiant, la croissance, c'est avoir plus ; le développement, c'est être mieux tout en rendant possible la poursuite de la croissance.
• Il peut y avoir croissance sans développement : dans ce cas, les quantités produites augmentent, mais sans qu'il y ait une amélioration du niveau de vie de la majorité de la population, sans que les structures se transforment de manière à ce que le fonctionnement de l'économie satisfasse de plus en plus de citoyens du pays. Comment est-ce possible ? Il suffit que la production supplémentaire soit accaparée par une petite minorité (par exemple, grande bourgeoisie ou classe politique au pouvoir) et gaspillée ou consommée en produits de luxe, souvent importés. Mais remarquons que ce type de croissance ne peut durer indéfiniment : à long terme, la croissance nécessite un changement des structures économiques et sociales sous peine de se bloquer.
• Il peut y avoir développement sans croissance : dans ce cas, les quantités produites sont stables, mais une répartition différente des richesses produites permet à plus d'habitants de satisfaire leurs besoins vitaux ou à l'Etat d'augmenter les consommations collectives profitant à tous (infrastructures de transport ou de télécommunication, instruction, santé, par exemple).
• Souvent, il y a croissance et développement à la fois : les quantités produites augmentent et la société parvient à utiliser ces richesses pour améliorer le bien-être du plus grand nombre, réduire les inégalités, transformer ses structures de manière à ce que la croissance économique puisse se poursuivre. Il est évidemment plus facile pour un pays de se développer quand les quantités produites augmentent que quand elles sont stables ou, pire, diminuent.
Problème de la permanence du sous-développement
Il n'est guère possible d'avoir les avantages du capitalisme (c'est à dire la croissance) sans les deux institutions qui en sont le fondement : la propriété privée et l'Etat de droit. Il existe un consensus parmi les économistes pour reconnaître que les origines de la croissance n'ont rien à voir avec la présence ou non d'importantes ressources en matières premières, la dureté du climat, les difficultés de communication, ou encore les différences culturelles. Les faits ont parlé d'eux-mêmes.
Désormais, l'attention se porte sur les conditions institutionnelles de la croissance. L'idée s'impose que l'immense écart entre les taux de croissance observés sur l'ensemble de la planète ne doit rien aux limitations de notre savoir sur les sources de la croissance, mais est seulement la conséquence de la manière dont les institutions politiques et les structures juridiques qui y sont liées accompagnent, ou au contraire contredisent, les motivations économiques naturelles des hommes. C'est dans la comparaison des régimes politiques, des régimes de droit, et de leurs incidences sur le jeu des motivations économiques individuelles qu'il faut rechercher la véritable cause des échecs – et des réussites – économiques.
Ainsi, si les Algériens insistent aujourd'hui avec raison sur l'instauration de la démocratie et le respect des droits de l'homme comme conditions d'une politique d'éradication durable de la pauvreté, leurs déclarations par contre, faute d'une compréhension en profondeur de la nature des problèmes juridiques et institutionnels liés à la croissance, restent prisonnières d'une vision technologique du développement qui, malgré le caractère complet de l'approche, l'empêchent d'attaquer le problème de la permanence du sous-développement algérien à sa source.
Modèle de droit
Fondamentalement, l'Occident doit son succès économique à la présence d'un modèle de droit qui mobilise les énergies humaines au service de la création de valeur en incitant chacun à s'investir dans le futur par l'épargne et l'innovation.
Comment y est-il arrivé ? Grâce à l'émergence progressive par-delà les siècles d'un système de droits de propriété qui, à travers des dispositions techniques complexes qui nous semblent aujourd'hui naturelles mais qui sont loin de l'être, garantit la sécurité et la pérennité des possessions, ainsi que leur libre échangeabilité (grâce à toute une série de dispositions qui protègent la liberté et l'exécution des contrats).
Depuis un siècle, la nature et la structure de ce système ont été profondément altérées par des évolutions de nature idéologique dont la conséquence est de remettre en cause les philosophies qui en sont à l'origine. Néanmoins l'essentiel demeure. Et il serait bien évidemment faux de considérer qu'il suffirait d'importer et de copier ces dispositions pour obtenir des résultats identiques !
Rendre vie au «capital mort»
En Occident, aujourd'hui, une maison est un abri, un terrain est une ressource qui permet de cultiver des produits agricoles, et un tracteur est un équipement qui permet à son propriétaire de récolter la richesse ainsi produite ; mais ces actifs sont également un capital parce qu'ils peuvent servir de garantie pour obtenir des financements dans la mesure où leur titre est clairement établi.
Cette transformation est possible parce que depuis plus de deux siècles les sociétés occidentales ont développé un ensemble extraordinairement complexe de procédures, d'instruments et d'outils juridiques qui permettent de définir, de mesurer, d'enregistrer, de garantir, de respecter, de découper, de transmettre, de céder, avec une précision toujours plus extrême, les droits de propriété acquis et échangés. Ce cadre juridique fonctionne comme une sorte d'échafaudage reposant sur une pyramide d'hypothèques, d'escomptes d'hypothèques, et de réescomptes d'escomptes d'hypothèques à caractère de plus en plus dématérialisé, qui permet en définitive à la propriété d'atteindre, sur des marchés, en toute sécurité, sa valeur maximale d'utilisation. C'est ce processus pyramidal de «titrisation» des actifs fonciers et immobiliers qui est à la source du phénomène d'accumulation créative du capital qui donne son nom au «capitalisme».
A l'inverse, le «capital mort» ou «épargne bloquée» est un capital financier non créateur de valeur. Autrement dit, c'est un capital qui ne circule pas, qu'on ne peut pas transformer, parce qu'on ne peut ni le vendre, ni l'acheter, ni même le prêter avec toutes les garanties que l'on trouve dans les systèmes juridiques occidentaux. Et c'est à ce niveau que, fondamentalement, se joue aujourd'hui le drame du sous-développement algérien.
Pas de développement sans démocratie
La résurrection économique de l'Algérie dépend de multiples facteurs économiques, sociaux, politiques et culturels.
La culture fait partie intégrante des efforts de développement à condition toutefois d'y voir moins une contribution à la variété des expériences de l'humanité qu'une source réelle et fiable de renouvellement de ses propres modes de gouvernance politique.
Si l'on admet que le développement est d'abord et avant tout «un processus de responsabilisation», il n'en demeure pas moins qu'il ne peut résulter que de «l'application maîtrisée des règles à la fois économiques et juridiques» !
Le problème en Algérie est que même là où les appareils juridiques formels sont en place, il y manque encore les mécanismes nécessaires pour localiser, décoder et systématiser ces informations concrètes cruciales quant à la situation réelle des propriétés et des droits fondamentaux en vigueur.
La solution ne peut venir que de moyens politiques et juridiques. Elle suppose que notre pays découvre les vertus de rapports démocratiques, seuls à même d'ancrer le droit dans des conventions locales reconnues et respectées, et par là même d'offrir aux droits de propriété la garantie durable recherchée.
De nombreux liens existent entre démocratie et développement. La démocratie se fonde sur la tolérance de la critique et la liberté d'expression, sur l'art de solliciter les avis et les options différentes, ou encore la recherche du consensus. Ne serait-ce que pour ces raisons, la transition démocratique est une chance pour les pays qui la connaissent. Il ne peut y avoir de création ni d'innovation sans liberté d'expression – même si cela se fait parfois dans des conditions un peu désordonnées. Cela dit, il ne faut pas se méprendre sur la nature principale de ce qui rend la démocratie désirable, inévitable, si l'on veut que les efforts actuels et futurs de développement réussissent. Cela n'a pas tant à voir avec la présence d'élections transparentes et régulières, l'acceptation d'une opposition, la soumission au principe de la majorité, et tous autres aspects institutionnels formels du fonctionnement démocratique, qu'avec la reconnaissance que c'est dans les gens ordinaires, dans leurs opinions, mais aussi et surtout dans les obligations réciproques, formelles ou informelles, individuelles ou collectives, qu'ils se reconnaissent mutuellement et dont l'expérience prouve qu'elles sont respectées, que nait la source du droit, et donc les droits de propriétés confiés à la garde du corps politique démocratiquement désigné.
Nous savons à quel point la loi de la majorité peut parfois se transformer en instrument de tyrannie. Nous savons aussi à quelle vitesse une «démocratie participative» peut tourner à la rivalité et à la confrontation entre groupes d'intérêts rivaux se querellant pour exploiter la rente sur le dos des autres. Ce n'est pas pour cela que la démocratie est souhaitable. Mais parce que son ancrage dans la souveraineté populaire et le respect pour les institutions spontanées de la société civile (ou de la société coutumière) traduit en principe le souci des pays qui l'adoptent de fonder leur droit sur des contrats sociaux et des arrangements concrets reconnus et vécus par le peuple; et que ce n'est qu'à cette condition que les droits de propriétés créés par la loi peuvent bénéficier de la stabilité et de la sécurité nécessaires à l'émergence de conditions économiques favorables à la croissance.
Questions qui méritent réponses
Dans quelle mesure la croissance favorise-t-elle le développement ? Quelles relations dynamiques et structurelles entretiennent la croissance et le développement ? La croissance doit-elle être définie quasi-exclusivement du coté de l’offre en faisant fi des contraintes de demande ? Le postulat généralement admis qui consiste à considérer que toute l’offre est entièrement absorbée, soit par le marché domestique, soit par l’extérieur ne constitue-t-il pas une limite dans la formalisation de la croissance et donc la connaissance des facteurs qui l’expliquent ?
Liens entre croissance et développement
Des chercheurs ont tenté récemment de rallier les opinions divergentes au profit d’un consensus selon lequel un développement rapide et durable passe par une croissance soutenable. Toutefois, ce débat est loin d’être tranché et ramène encore aujourd’hui à une nécessaire critique du lien entre croissance et développement.
Le lien entre la «croissance économique» et le «développement» donne lieu à de multiples interprétations. La croissance, de laquelle aucun responsable politique ou économique ne veut dissocier le développement, renferme une ambigüité consubstantielle. Lorsqu’elle est forte, on entretient l’illusion qu’elle peut résoudre les problèmes et que plus forte elle est, mieux le corps social se portera. Lorsqu’elle est faible, le manque apparaît et se révèle d’autant plus douloureux qu’aucune alternative n’a été prévue.
Cependant, le point de vue de la théorie économique dominante met en avant l’idée d’une croissance durable comme condition nécessaire et suffisante pour accéder au développement.
Ce postulat est fondé sur une affirmation qui est loin de faire l’unanimité, à savoir «la croissance économique est supposée compatible avec le maintien des équilibres naturels et la résolution des problèmes sociaux, c’est-à-dire, elle serait capable de réduire la pauvreté et les inégalités et de renforcer la cohésion sociale et donc d’entrainer les Etats sur la voie du développement».
D’après les arguments favorables à cette affirmation, il apparaît que croissance et développement sont étroitement liés (au regard de certaines études empiriques). Globalement, les faits confirment que les résultats obtenus sur le front du développement dépendent du scénario de la croissance économique et de son rythme. Mais comment parvenir à un schéma optimal ? La réponse ne semble pas évidente.
Explosion des inégalités
En revanche, les arguments qui s’y opposent se fondent sur le fait que la répartition des fruits de la croissance est souvent inégale, destructrice autant que créatrice, se nourrissant des inégalités pour susciter sans cesse des frustrations et des besoins nouveaux. En effet, depuis quarante ans, malgré l’accroissement considérable de la richesse produite dans le monde, les inégalités ont explosé : l’écart entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches était de 1 à 30 en 1960, il est aujourd’hui de 1 à 80. La Banque mondiale elle-même avoue que l’objectif de division par deux du nombre de personnes vivant dans la pauvreté absolue d’ici à 2015 ne sera pas atteint : plus de 1,1 milliard vivent encore avec moins d’un dollar par jour.
Ainsi, ces arguments soutiennent qu’il faut faire une distinction claire dans la façon d’appréhender le lien entre les deux concepts : l’amélioration du bien-être et l’épanouissement des potentialités humaines se réalisant hors du sentier de la croissance infinie des quantités produites et consommées, hors du sentier de la marchandise et de la valeur d’échange, mais sur celui de la valeur d’usage et de la qualité du tissu social qui peut naître autour d’elle.
C.I.S. et croissance
L’économie est basée sur une espérance: tuez cette espérance, et les gens deviennent passifs, craintifs ou belliqueux. On ne construit pas d’entreprises viables avec un tel capital humain. Ce qui permet de considérer que l’origine de la croissance est dans l’homme lui-même. En effet, une lecture superficielle et mécaniste des processus économiques conduit souvent à mettre en avant l’enchaînement linéaire suivant :
                                              Investissement -> Progrès technique -> Croissance
Cette séquence a justifié les politiques autoritaires et centralisées du type marche en avant («fuite» en avant ?), basées sur l’industrialisation pilotée par un État central pour sortir du sous-développement. Cependant, l’expérience a montré qu’un pays peut investir massivement sans bénéficier pour autant de progrès technique significatif. Ce fut le cas de l’Algérie dans les années 70 qui a cru aux mirages de la planification centralisée. Investir ne suffit pas ; encore faut-il investir judicieusement !
De plus, un pays peut être à l’origine d’innovations très sophistiquées sans pour autant connaître une croissance vigoureuse et durable: c’est dans une certaine mesure le cas de la France. À la lumière des expériences historiques (effondrement des pays à économie administrée, crise de l’État-providence) et des avancées théoriques (modèle de Solow, théorie de la croissance endogène), les économistes considèrent aujourd’hui que l’activité entrepreneuriale suppose des conditions institutionnelles spécifiques (C.I.S.), qui sont favorables à l’innovation et à l’investissement, et d’où résulte la croissance :
 C.I.S. propices à l’investissement + C.I.S. propices à l’innovation = croissance
Ce n’est pas l’investissement qui entraîne l’innovation : l’investissement et l’innovation sont tous deux les résultats visibles d’une cause plus fondamentale, plus profonde et moins visible : la possibilité d’entreprendre. Car c’est bien la création des entreprises et leur développement qui sont la seule source de richesses réelles.
Conclusion
Personne n’a jamais dit que la croissance garantissait le bonheur, cela est l'affaire de chacun; mais la croissance permet de répondre aux besoins matériels.
Si la prospérité n’est pas aujourd’hui partagée équitablement par tous, ce n’est pas dû à un manque de redistribution mais bien à une panne de croissance dans la plupart des pays qui se sont exclus volontairement des règles du jeu du marché mondial.
La plupart des économistes ont montré l’importance de l’environnement institutionnel, bien plus que de l’environnement naturel, et notamment du degré de liberté économique et du respect des droits de propriété qui existent dans un pays, dans l’origine et la pérennité de la croissance. Les pays qui misent sur l'initiative et la responsabilité individuelle – à l’origine de la création des entreprises ou des innovations – et la qualité des hommes réussissent mieux que ceux où l’État intervient sans cesse, avec un secteur public pléthorique, des réglementations étouffantes, des impôts élevés, des restrictions aux échanges extérieurs, une corruption importante et un assistanat quasiment officialisé.
Tant que la ressource humaine ne sera pas épuisée, la croissance n’aura pas de terme. L’expérience historique a montré que les dictatures et les systèmes totalitaires, en étouffant toute initiative, en terrorisant l’individu, ont la terrible faculté d’épuiser l’homme… et la croissance se tarit alors immanquablement.

Mourad Hamdan, consultant en management

Principales références :
– Comment sortir l'Afrique de la misère ? par Pierre Denis
– Croissance et «développement durable» par Jean-Louis Caccomo
– Croissance et développement par le Dr. Siméon Koffi
– Banque de Ressources Interactives en Sciences Economiques et Sociales

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