L’intelligentsia tunisienne dans la tourmente de la nouvelle inquisition

A Nouri Boukhchim, Youssef Essedik, Olfa Youssef, Jawhar Ben Mbarek et aux autres victimes de la nouvelle inquisition, ce texte en guise de solidarité

Le philosophe Youssef Essedik, l’universitaire et écrivaine Olfa Youssef, le professeur de droit constitutionnel et animateur du réseau Doustourouna, Jawhar Ben Mabarek, l’historien Nouri Boukhchim sont les dernières cibles du fanatisme religieux. Si les deux premiers sont des «habitués» de «la chasse aux sorcières» qui réapparaît dans nos contrées, les deux autres sont venus grossir ces derniers jours la longue liste d’universitaires, d’intellectuels et d’artistes, devenus les représentants emblématiques d’une intelligentsia prise dans la tourmente de la nouvelle inquisition menée par des extrémistes religieux qui se sont jurés de «bouffer de l’intellectuel» dans cette période transitoire ouverte aux scénarios les moins rassurants.
La seule lecture et la seule vision du monde qui comptent : celle des salafistes
De ce point de vue, ces nouveaux inquisiteurs n’ont rien à envier à leurs ancêtres qui se sont acharnés, pendant les années 30 du siècle dernier, sur notre penseur et grand réformiste, le Cheikh Tahar Haddad. Ce pionnier du syndicalisme en Tunisie, ce féministe avant la lettre, dont la pensée s’est inscrite dans le prolongement du courant réformiste tunisien et qui a inspiré l’un des codes fondateurs de la Tunisie moderne, à la base de l’émancipation de la femme, le Code du Statut Personnel, a été durement combattu et condamné de son vivant par des Zeitouniens ultraconservateurs, ce qui l’a acculé à l’exil, à une vie de paria et de misère, responsables d’une mort précoce.
Certains de ces nouveaux inquisiteurs ont même décidé de le persécuter dans sa tombe qu’ils ont profanée le mercredi 2 mai au lendemain de la célébration de la Fête du travail qui a vu la foule des manifestants sur l’Avenue Bourguiba arborer son effigie à côté de celles de Farhat Hached et de Mohamed Ali Hammi. L’épitaphe à sa mémoire, rédigée par le grand journaliste Hédi Lâabidi, a été peinte en noir, ainsi que ses dates de naissance et de décès. Ne faut-il pas, à leurs yeux, brûler les icônes de la libre pensée et leurs disciples? Tahar Haddad, devient de ce point de vue une cible privilégiée parce qu’il a appelé à un retour à l’Ijtihad et qu’il a, selon la formule de Aboul Kacem Mohamed Kerrou, dans son livre Tahar Haddad publié en 1957, «milité avec sa plume et son esprit, sa poésie et sa prose comme personne avant lui et personne d'autre jusqu'à présent » et qu’il «a sacrifié sa vie pour défendre la liberté d'expression et de recherche».
Youssef Essedik, et Olfa Youssef sont voués aux gémonies parce qu’ils ont osé pratiquer l’Ijtihad, brisé beaucoup de tabous. Il était, par conséquent, hors de question qu’ils s’adressent au public le dimanche 23 avril à Kélibia, encore moins pour parler du fanatisme religieux. Olfa Youssef, menacée, a jugé prudent de ne pas se présenter. Youssef Essedik, bravant l’interdiction et les intimidations, donnera sa conférence religieuse mais sera contraint à s’adresser au public, dans un bureau fermé et derrière une fenêtre. Il n’aura même pas cette opportunité lors du colloque organisé le mercredi 26 avril à l’université Zitouna autour de la constitution et de la Chariaa islamique. Ses censeurs ont obtenu gain de cause, personne parmi les organisateurs ne prenant le risque d’imposer le droit du penseur à exprimer son point de vue sur le thème, objet du colloque, si bien que les salafistes présents se sont arrogé un droit de véto contraire aux principes du dialogue et de la tolérance, fondements de l’Islam, tel qu’il nous a été légué par d’illustres ulémas de la Zitouna, hypothéquant par là même la liberté de pensée et les libertés académiques.
Jawhar Ben Mbarek ne peut passer, quant à lui et à leurs yeux, que pour le mécréant suprême puisqu’il est l’animateur d’un réseau qui initie, dans la Tunisie profonde, considérée par les salafistes comme leur fief, les citoyens à des concepts comme l’état de droit, la notion de constitution ou celle de république civile alors que les extrémistes religieux ne reconnaissent pas les lois positives et jugent que les Tunisiens n’ont pas besoin de constitution puisqu’ils en ont une : Le Coran. Tomber à bras raccourcis sur le mécréant, au sens propre du terme au point de lui faire subir un traumatisme crânien, simuler sa mise à mort par égorgement, dans le but de le terroriser, saccager sa voiture et celle de ses accompagnateurs deviennent des actes que légitime la parole divine (sic !). L’un des députés de la Constituante ne s’est-il, du reste, pas appuyé sur le texte sacré , faisant une lecture ultra-orthodoxe, pour ne pas dire erronée des versets cités, pour appeler à la répression sauvage de sit-inneurs qui ne réclamaient pourtant que le droit au travail ou l’amélioration de leurs conditions de vie ?
La situation apparaît d’autant plus grave que les agresseurs jouissent de l’impunité la plus totale. Pire même, certains représentants du pouvoir en place n’hésitent pas à parler des talents de comédien de Jawhar Ben Mbarek quand ils ne font pas preuve d’une indulgence suspecte vis-à vis des assaillants. On fait circuler le bruit que la tombe de Tahar Haddad, n’a pas été profanée. Son neveu Mohsen Haddad, qui n’a cessé de faire dans les médias des déclarations confirmant la profanation, serait-il un mythomane ? Les militants de la société civile, venus avec des roses et des fleurs se recueillir sur sa tombe le vendredi 4 mai pour le réhabiliter et réparer le préjudice moral que sa mémoire a subi, seraient-ils crédules ou de grands acteurs devant l’éternel, complices d’une grande machination ?
Historique d’une campagne savamment orchestrée
A côté de ce déni de réalité, on observe chez certains acteurs de la vie politique et même chez certains de nos concitoyens une amnésie qui leur fait oublier ces faits gravissimes ou une stratégie de la banalisation qui leur fait minimiser d’autres évènements aussi préoccupants. A ceux qui se vantaient dans un passé récent d’avoir une mémoire d’éléphant mais dont la faculté de réminiscence est devenue subitement très sélective ou oublieuse dans le but évident de maquiller en actes isolés sans relation les uns avec les autres une campagne d’agressions, savamment orchestrée contre les intellectuels, les universitaires et les artistes tunisiens et pour banaliser les constantes violations des libertés, il est de notre devoir et sans prétendre à l’exhaustivité de rappeler, pour ne pas les encourager à noyer le poisson et à pratiquer le « fardage » politique et dans le souci de témoigner devant l’histoire, les violences subies par les acteurs de la vie culturelle et universitaire depuis plus d’une année.
Les salafistes perturbent le fonctionnement normal des institutions culturelles publiques et privées ou empêchent le déroulement de manifestations culturelles et artistiques. Nouri Bouzid, le cinéaste connu pour son anticonformisme et son engagement en faveur des Lumières, a été blessé à la tête le 9 avril 2011 par un objet pointu. En mars de la même année, un groupe d’artistes tunisiens, comprenant entre autres la cinéaste Selma Baccar et la comédienne Leïla Chabbi, a été menacé par des salafistes et empêché de présenter des films et des pièces de théâtre dans le camp de réfugiés de Ras-Jedir sans compter l’agression contre la salle de cinéma AfricArt, son gérant et ses spectateurs, en juin 2011 ni celle visant le 25 avril dernier les comédiens et les artistes venus présenter un spectacle pour célébrer sur l’avenue Bourguiba la Journée internationale du théâtre. .
L’année académique actuelle a été émaillé, dans de nombreux établissements scolaires, par des incidents graves et multiples fomentés par des salafistes voulant y imposer le niqab. Nous n’avons pas, à leur propos, beaucoup d’informations parce qu’ils n’ont pas été suffisamment médiatisés. Ce sont des facebookers qui en ont en rendu compte sans être relayés par les médias. Mais c’est l’université qui a été sous les feux des projecteurs et les auteurs de ces incidents ont ciblé les facultés des lettres, les facultés des sciences humaines et sociales, les instituts des Arts, l’Université Zitouna, et spécialement la Faculté des lettres, des Arts des Humanités de la Manouba et les femmes.
L’une d’entre elles, Rafika Ben Guirat, professeur de marketing et de communication à l’Ecole supérieure de Commerce de la Manouba a vu, le 31 octobre 2011 des inconnus encercler l’amphithéâtre où elle dispensait un enseignement. Ils n’ont cessé de crier, de la huer, interrompant son cours parce qu‘ils en voulaient à sa tenue, jugée – à tort – irrespectueuse d’un point de vue religieux alors qu’il ne lui semblait pas indisposer qui que ce soit en portant une tenue décente aux couleurs du drapeau national qui sera profané quelques mois plus tard. Cette allergie aux couleurs ne semble pas être le fait des seuls salafistes. Le 2 mai dernier, les journées culturelles de la FLAHM ont été sabotées par un groupuscule d’étudiants ayant une aversion pour le blanc et le bleu, couleurs emblématiques de l’Etat d’Israël qui figuraient, par malheur, sur l’une des dix affiches qui faisaient la publicité des journées. Accuser l’association culturelle choisie pour fournir la logistique nécessaire à la manifestation d’être pro-sioniste, sur la base du choix des couleurs de cette affiche, relevait de l’absurde. Pourtant ces étudiants, pour lesquels le ridicule ne tue pas, ont franchi le pas. Menacée, pourchassée vraisemblablement à cause d’une histoire de couleurs analogue puisqu’elle ne portait objectivement avait pas de tenue indécente, Rafika Ben Guirat n’a dû son salut qu’à la protection de ses étudiants qui lui ont suggéré de sortir par une porte dérobée et qui l’ont escortée jusqu’aux bureaux de l’administration où elle s’est enfermée pour échapper à leur furie.
Le 23 novembre 2011, quelques jours avant l’invasion de la FLAHM par les salafistes ,la deuxième professeure, Asma Saïdane Pacha, exerçant à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Kairouan, a été insultée, humiliée et prise en otage, pendant deux heures par des extrémistes religieux, dans une protestation qui est une répétition, à l’échelle d’une petite institution universitaire, des manifestations ayant suivi la diffusion par la chaîne de télévision privée Nessma TV du film Persépolis. Il lui est reproché d’avoir proposé, à l’occasion d’un d’examen, le commentaire d’une reproduction de la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine, représentant la création d’Adam. Cette peinture été, à l’instar du film iranien, jugée hérétique et contraire aux préceptes de l’Islam qui interdisent la représentation de Dieu.
Cinq semaines auparavant, au milieu du mois d’octobre 2011, une autre professeur, enseignant la doctrine islamique à l’Institut supérieur de Théologie de Tunis, s’est vue intimer par ses étudiants l’ordre de porter le hijab si elle voulait continuer à enseigner. Sa tenue vestimentaire, considérée comme non conforme aux enseignements de la chariaa, ne l’autorisait pas, selon eux, à enseigner la doctrine islamique ! Insultée, qualifiée de mécréante sur des affiches placardées sur les murs de l’institut, et non soutenue par ces collègues, elle a choisi de demander sa mutation.
C’est surtout aux femmes que les salafistes s’en sont pris à la FLAHM dont les enseignants ont été victimes d’agressions répétées et d’un harcèlement sans merci pour avoir défendu les valeurs universitaires et leurs prérogatives pédagogiques menacées par les salafistes qui veulent imposer le niqab pendant les activités académiques. Ces derniers, à l’image de ceux qui opposent leur véto aux conférences religieuses de youssef Essedik et d’ Olfa Youssef, se considèrent comme les dépositaires de la vérité en matière religieuse, . Wissem Othamani, l’un de leurs chefs, étudiant à la Faculté de droit, devenu célèbre pour avoir interdit le 6 décembre 2011 au doyen de la FLAHM l’accès à son administration n’a-t-il pas traité sur les ondes de Shems FM le Cheikh Abdelfattah Mourou d’ignorant, lorsque ce dernier a essayé de lui expliquer que le port du niqab n’était pas une obligation religieuse islamique ? Comme ceux qui ont empêché le professeur Jawhar Ben Mabarek de faire une conférence sur la Constitution, ils se rebellent contre les lois positives et désirent imposer des lois compatibles avec leurs croyances religieuses. Pire même, ils livrent une guerre sans merci à tous ceux qui, dans le camp laïc ou religieux, militent pour une république civile et démocratique et ils font des pressions énormes pour l’avènement d’un régime théocratique, aidés en cela par ceux qui, au sein du parti actuellement au pouvoir, excellant dans l’art du double langage, préparent cet avènement. Le débat constitutionnel momentanément clos relatif à la chariaa comme source principale de la législation et qui a divisé Ennadha, s’inscrit dans cette optique et il me semble l’expression des tiraillements internes au sein de ce mouvement sur la nature du régime à venir.
La descente aux enfers de Nouri Boukchim au tribunal de l’Inquisition
C’est au tour de Lotfi Boukchim, ce jeune enseignant à la Faculté des Lettres de Kairouan qui assure un enseignement d’architecture et d’arts islamiques dans le cadre du Master des sciences du patrimoine, initié par la Faculté des sciences Humaines et sociales de Tunis (9 avril) d’être, le dimanche 29 avril dernier dans la prestigieuse mosquée Zitouna, la victime des inquisiteurs qui se sont autoproclamés redresseurs de torts, qu’eux seuls relèvent parce qu’ils sont victimes de leur imagination débridée et de leur sectarisme liberticide, et qui s’arrogent les attributions d’une brigade de la promotion de la vertu et de la prévention du vice. C’est ce collègue que les extrémistes religieux ont empêché de faire une leçon sur le terrain et qu’ils ont, pour ce faire, insulté, violenté physiquement, harcelé moralement, tourné en dérision et humilié en présence de ses étudiants. Comme nos collègues précédemment cités, il est accusé de mécréance : c’est un païen. Puisqu’il s’occupe d’architecture, il ne peut qu’idolâtrer la pierre (sic !). On se croirait dans un conte de Voltaire ! A cette accusation d’hérésie s’ajoute un autre reproche. Il s’occupe, comme certains de ces collègues à la Manouba des études islamiques. Comment ose-t-il ? Les recherches dans le domaine de l’Islam ne devraient-elles pas être la chasse gardée des prédicateurs religieux auxquels on peut joindre, à la rigueur, les enseignants de l’université Zitouna : pas toutes mais seulement celles qui portent le hijab, pas tous mais uniquement ceux qui ne sont pas suspectés d’être des musulmans éclairés. Ces dernières et ces derniers seraient les seuls à avoir le droit d’assurer un enseignement et de faire des recherches dans le domaine de la civilisation islamique. C’est cette stratégie de l’exclusion et de l’excommunication qui explique que nous ayons atteint, avec l’agression contre Nouri Boukchim, le point culminant de l’effroyable, de l’abominable !
C’est un effroyable calvaire en trois actes que notre collègue a vécu dans cette matinée du 29 avril dernier et qui risque de marquer sa vie. Il est, ainsi que étudiants, très mal accueilli par le personnel de la mosquée. L’hostilité des « hôtes » se traduit par une interdiction absolue de faire la leçon malgré l’autorisation accordée par l’autorité de tutelle. Après des négociations difficiles, l’accès au patio de la mosquée leur est permis alors que la salle de prière leur est interdite : le groupe était constitué d’étudiants et d’étudiantes et l’Islam interdit, de leur point de vue, la mixité si bien que l’accès à la salle de prière par un groupe mixte est perçu comme une profanation. Le second acte de ce calvaire pourrait être intitulé « le procès » car il s’agit d’un procès en bonne et due forme intenté au professeur abasourdi devant ses étudiants ahuris par des inquisiteurs qui sont à la fois juge et partie. Son témoignage diffusé sur Facebook donne la chair de poule. C’est comme s’il avait comparu devant un tribunal de l’Inquisition. Asma Saïdane Pacha accusée de faire, à l’ISAM de Kairouan, des commentaires de tableaux personnifiant Dieu et à qui on a ordonné, en expiation de sa faute, de réciter la «chahada» et «de proclamer publiquement [son] repentir d’avoir insulté l’islam», n’a pas hésité à faire cette comparaison. Elle a confié à Human Rights Watch avoir eu le sentiment de se tenir «face à un tribunal de l’Inquisition».
La salle de prière de la prestigieuse mosquée est transformée en salle de tribunal. Les enseignants et leur chef se transforment en juges impitoyables : «Le cheikh des enseignants (je ne voudrais pas divulguer son nom) était entouré d’un grand nombre de cheikhs alignés sur une seule rangée (parmi lesquels – semble-t-il – des enseignants de la Faculté de Théologie mais je n’en suis pas sûr). Des centaines d’étudiants se sont assis devant eux. Le cheikh m’a ordonné de m’asseoir. Il m’a pris l’autorisation qu’il a commentée avec beaucoup d’ironie et de mise en scène». L’acte d’accusation est une somme d’injures, de griefs sans fondement, de jugements de valeur non étayés par des preuves : «Il a commencé par m’abreuver d’un torrent d’accusations, de sarcasmes, d’injures, m’accusant d’être intrus infiltré, un communiste, un mécréant, d’idolâtrer la pierre, d’enseigner le mezoued et d’inciter à la décadence morale».
Le public, acquis à la cause de l’inquisiteur, participe à la curée, condamnant sans appel le professeur dans une parodie de jugement qui nie le droit de l’inculpé à assurer sa défense et qui est pire, de ce fait, que la justice expéditive : «A chaque fois, il [le cheikh] me criait au visage : Tais-toi !» Les voix, derrière moi, reprenaient en chœur : «Tais-toi !», et la foule de glorifier Allah : «Allahou Akbar ! Allahou Akbar ! Allahou Akbar !» J’ai essayé de me défendre. Les cheikhs qui étaient debout et la multitude m’ordonnaient de me taire. Les garçons, parmi mes étudiants, ont essayé de défendre leur professeur qui était humilié sous leurs yeux. Ils ont essayé de se défendre et de défendre les étudiantes qui étaient restées dans le patio de la mosquée mais ils ont été incapables de résister à l’énorme masse des agresseurs qui se sont répandus contre moi en injures au point que j’ai failli m’évanoui ». La mise en scène tente de conférer une solennité à une cérémonie qui relève de la farce tragique. La farce réside dans les accusations de mécréance dont le ridicule et le caractère grotesque sont d’autant plus évidents que Nouri Boukchim est un musulman pratiquant et qu’il a tenu à le confier lors du témoignage qu’il a fait à l’occasion de l’assemblée général syndicale des enseignants de la FSHS de Tunis. La tragédie découle des humiliations subies par notre collègue qui sont allés crescendo avec le troisième acte du supplice : le verdict.
La sentence et son exécution sont plus offensantes que le procès lui-même. On décide de chasser le grand coupable de la mosquée après l’avoir excommunié et l’on le jette en pâture à la foule : «Le cheikh s’est moqué de mes diplômes, de ma qualité d’enseignant et il a appelé les présents à me jeter dehors. Quand je me suis réveillé, la foule vociférait devant moi, me poussait vers la sortie et ressassait : «Traître ! Communiste ! Corrupteur ! Nous avons repris la mosquée et nous ne permettrons pas à tes semblables d’y mettre les pieds … Sors, espèce de (je ne sais plus quoi) ! Tu es venu pour profaner la mosquée. Dégage, toi et tes élèves !» Nouri Boukchim poursuit son récit en mettant l’accent sur le préjudice moral subi : «Bref, nous avons été éjectés de la salle de prière avec beaucoup de violence, (tantôt traînés, tantôt bousculés) avec beaucoup de mépris, de sarcasmes et de ressentiment. Mon visage était aspergé de postillons, émis par un grand nombre d’entre eux tandis qu’ils vociféraient. Ils ne m’ont pas donné l’occasion de m’expliquer. Je n’ai pas réussi, malgré mes tentatives d’explication, à le faire. Les portes de la salle de prière ont été très rapidement fermées derrière nous alors que nous étions poursuivis comme des rats. Notre seul tort, c’est que nous étudions le patrimoine islamique dans la mosquée Zitouna.»
Trois jours après ces incidents effroyables, Nouri Boukchim était encore sous le choc avec le sentiment déchirant d’avoir vécu un malheur. Ses étudiants ne sont pas non plus arrivés à s’en remettre. C’est un enseignant écœuré, blessé dans sa dignité, traumatisé, au bord de la dépression qui est venu témoigner lors de l’assemblée générale syndicale tenue le 2 mai à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis et au cours de laquelle il a repris presque terme à terme son témoignage à la fois émouvant et révoltant diffusé sur Facebook : «Malgré la sympathie exprimée par quelques uns et les tentatives faites par d’autres pour nous calmer et nous remonter le moral, je n’ai pas pu assimiler ce qui nous est arrivés, moi et mes étudiants… Je n’ai pas d’autre choix que celui de faire mon deuil de mes diplômes et des années de ma vie que j’ai perdues sur les bancs de l’école (j’ai fait mon entrée à l’école en 1980). C’est un jour sombre dans ma vie. Toutes les années de jeunesse que j’ai perdues sur les bancs de l’école ne m’ont servi à rien. Sincèrement, je ne possède rien ici-bas et je ne posséderai rien d’autre que mes diplômes et mon statut d’enseignant. Aujourd’hui, j’ai été dépossédé de tout cela ! Ils se sont acharnés à m’humilier et à humilier mes étudiants, à bafouer la matière que j’enseigne, l’université où j’enseigne…. Il n’ya de Dieu qu’Allah et il n’y a de pouvoir et de puissance qu’avec l’aide d’Allah.»
En l’écoutant, je me suis surpris à penser : «Nouri Boukchim, c’est moi !» et le film de l’agression dont j’ai été la victime le 6 décembre 2011 m’est revenu à l’esprit ainsi que toutes les scènes de violence dont j’ai été le témoin ou qui m’ont été rapportées.
Nouri Boukchim, c’est chaque universitaire, chaque intellectuel, chaque artiste humilié – mais heureusement – non encore immolé à l’autel du fanatisme religieux. Chaque intellectuel tunisien est aujourd’hui un Nouri Boukhchim en puissance! Ne l’oublions pas ! S’il y a une leçon à tirer de la multiplication et de la recrudescence des violences, c’est que cela n’arrive pas qu’aux autres, que cela ne concerne ni une frange de l’intelligentsia, ni un seul espace, ni un seul champ d’activité. La solidarité de l’intelligentsia tunisienne ne peut se matérialiser que grâce la création de réseaux et de collectifs à l’image du Comité de défense des valeurs universitaires, de l’autonomie institutionnelle et des libertés académiques, de même que la solidarité des démocrates ne peut se manifester que par le biais d’une culture de la refondation ou du front, condition sine qua non d’une reconfiguration du paysage politique tunisien dans le sens souhaité par les démocrates qui œuvrent pour l’avènement d’une démocratie . Nous sommes dans la même galère qui risque, si l’on n’y prend garde, de nous mener à contre-courant du sens de l’histoire et qui nous fera perdre non seulement les nouveaux acquis, fruit de notre révolution citoyenne mais aussi notre tunisianité, que la Zitouna, cette prestigieuse institution religieuse a contribué à forger, à côté d’autres institutions aussi prestigieuses que le Collége Sadiki ou la Khaldounia.
Je remonte le temps et d’autres scènes me reviennent à l’esprit, celles où mon grand-père maternel, uléma zeitounien né en 1875, m’initie pendant mon enfance à un Islam éclairé et je bénis les enseignants qui l’ont formé et qui font partie d’une lignée d’ulémas et de cheikhs éclairés dont la Tunisie s’enorgueillit. Ils ont diffusé les nobles valeurs qui font de l’Islam, cette religion profondément humaniste et respectueuse des droits humains dont Alphonse de Lamartine fait une superbe apologie dans son Histoire de la Turquie. L’auteur des Harmonies poétiques et religieuses, fervent catholique, y glorifie aussi le Prophète dans des morceaux d’anthologie grandiloquents qui servent la finesse de ses analyses, un argumentaire des plus judicieux et des plus convaincants et une défense et illustration de l’Islam. Ces fragments séduisent plus d’un musulman et relèguent dans les oubliettes de la littérature et dans la catégorie des textes mineurs des pamphlets hostiles à l’Islam et à son prophète, inspirés à Pascal par son fervent catholicisme et à Voltaire par son déisme.
Au nom d’un islam importé, étranger à nos contrées et dogmatique, les extrémistes religieux veulent confisquer à nos institutions universitaires, culturelles ou artistiques la marge d’autonomie que leur accordent les lois tunisiennes dans l’élaboration de leurs programmes et œuvrent pour les déposséder des libertés académiques, de la liberté de pensée et de création. Les évènements, dont ces espaces mais aussi les mosquées sont le théâtre, nous donnent le tournis. A chaque nouvelle violation, nous pensons avoir atteint le comble de l’absurde. La violation qui suit nous laisse pantois, nous pousse à nous pincer pour vérifier si nous ne faisons pas de cauchemar. Nous sommes à chaque fois, comme les personnages de Kafka, placés dans une situation insolite, parfois insoutenable, voire hallucinante qui nous déroute. Les scènes dont nous sommes les témoins, les incidents qui nous sont narrés nous rappellent l’ambiance angoissante, à force d’être absurde, de l’univers kafkaïen. Angoissante, parce qui est en cause, ni plus ni moins, c’est le devenir de nos institutions, le futur de notre pays et l’issue de la période transitoire sur laquelle les Tunisiens fondent beaucoup d’espoirs mais qui voit les prémices d’une fascisation rampante. C’est la mobilisation tous azimuts, l’unité des rangs et elles seules qui peuvent nous aider à transcender les difficultés pour reprendre «la marche ascendante» qui va dans le sens de l’histoire. Une histoire qui «marche à reculons» en ce moment.
Habib Mellakh, universitaire, syndicaliste, professeur de littérature française à la FLAHM

 

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