M.-C. Ferjani : «Nous voyons déjà les désenchantements par rapport aux promesses de l’islam politique»
Algeriepatriotique : Certains analystes craignent que la Tunisie soit en train de reproduire le scénario vécu par l’Algérie dans les années 90, d’autres croient que la société tunisienne, épanouie et ouverte, ne cédera pas. Où va la Tunisie ?
Algeriepatriotique : Certains analystes craignent que la Tunisie soit en train de reproduire le scénario vécu par l’Algérie dans les années 90, d’autres croient que la société tunisienne, épanouie et ouverte, ne cédera pas. Où va la Tunisie ?
Mohamed-Chérif Ferjani : Je ne crois ni à l’exceptionnalité de la Tunisie ni à la reproduction à l’identique de ce qui s’est passé ailleurs. Ce que l’Algérie a vécu dans les années 1990 s’inscrit dans l’histoire contemporaine de l’Algérie marquée par une forme de colonisation, une guerre d’indépendance et un régime politique couronnant cette guerre avec un rôle politique prépondérant de l’armée et de la hiérarchie militaire. La Tunisie a vécu une forme de colonisation différente et son indépendance comme le régime politique qu’elle a connu, malgré des similitudes importantes avec l’Algérie, sont d’une autre nature. Cela ne veut pas dire qu’elle est à l’abri de formes de violence comparables à celles d’autres pays. Le développement de la violence politique impliquant des ligues autoproclamées de «protection de la Révolution» et de groupes djihadistes et l’assassinat de Chokri Belaïd montrent que le pays n’est pas à l’abri d’évolutions dangereuses. L’atout de la Tunisie a été jusqu’ici la mobilisation et la vigilance de la société civile et la force de l’UGTT qui a toujours joué un rôle important dans les situations difficiles qu’affronte le pays. Malgré les menaces qui pèsent sur la transition du fait de la politique d’Ennahda et de ses alliés, je reste optimiste en raison de la détermination de la société civile à défendre ses acquis antérieurs et consécutifs à la révolution.
Beaucoup d’analystes pensent aussi que le «printemps arabe» n’est qu’un mythe et que les soulèvements qui se sont produits dans certains pays arabes sont manipulés. Qui a raison, qui a tort ?
Je pense qu’il faut rompre avec les explications attribuant l’origine d’événements historiques aussi importants que ceux que vit le monde arabe à des complots ou des conspirations de l’étranger : l’Occident en général ou les Etats-Unis comme le prétend Tariq Ramadhan pour détourner l’attention du sale rôle que jouent le Qatar et l’Arabie Saoudite visant à étouffer les aspirations démocratiques du printemps arabe. Quand on observe de près les soulèvements, les forces et les motivations qui les portent, la mobilisation qui continue plus de deux ans après, des jeunes, des femmes, des syndicats, des forces de plus en plus organisées de la société civile et des nouvelles forces politiques, notamment en Tunisie et en Egypte, on se rend bien compte que nous vivons des changements qui rappellent le «Printemps des peuples» que l’Europe a connu vers le milieu du XIXe siècle et qui n’a donné ses fruits que plusieurs décennies après. Il faut rappeler que l’origine de ce printemps arabe remonte aux soulèvements que l’Algérie a connus à la fin des années 1980 et dont les espoirs sont loin d’être morts, même si les épreuves des années 1990 en retardent les effets. Il ne faut jamais juger de l’importance de ce genre d’évènement à la lumière de ce qui advient dans l’immédiat après ; il faut «laisser le temps au temps» ! Toutes les révolutions ont connu un moment de réaction, de restauration des ordres anciens avant qu’elles ne produisent leurs effets par la suite. Avec l’accélération des processus de mondialisation, nous assistons à une compression de l’espace et du temps qui permet d’espérer que ces moments de régression ne dureront pas aussi longtemps qu’en Europe au XIXe et au XXe siècle. Nous voyons déjà les désenchantements par rapport aux promesses de l’islam politique.
Malgré les améliorations apportées à la Constitution, certains de ses articles suscitent l'inquiétude des Tunisiens. Le parti Ennahdha va-t-il réussir à «islamiser» la Tunisie, selon vous ?
La bataille de la Constitution n’est pas encore finie ! Nous avons tous les jours des rebondissements. Après l’échec de la constitutionnalisation de la charia comme source de la législation, de la «complémentarité» au lieu de l’égalité entre hommes et femmes, nous avons eu ces derniers jours le revers essuyé par Ennahda avec le rejet de la constitutionnalisation du Conseil islamique et l’affirmation du caractère civil de l’Etat. Ces victoires sont le fruit de la mobilisation de la société civile et de ses pressions sur les constituants. Tant que les Tunisien(ne)s restent mobilisé(e)s pour défendre leurs acquis et les libertés arrachées grâce à la révolution, même si Ennahdha et ses alliés réussissent à faire passer des articles ou des lois contraires à ces acquis, ils finiront par reculer et ils le payeront cher lors des prochaines échéances ! On souhaite une Constitution pour plusieurs générations et prenant en compte les acquis et les aspirations démocratiques de la population ; mais si ce n’est pas le cas, la Constitution sera révisée ou abrogée comme ce fut le cas après d’autres révolutions et dans d’autres expérience démocratiques.
De tous les pays du Maghreb, la Tunisie semblait être le pays qui connaissait la forme la plus avancée de sécularisation (la première Constitution tunisienne civile remonte aux années 1882). Comment expliquez-vous ce retour en force du religieux dans la sphère publique ?
L’échec du projet moderniste, en raison du caractère autoritaire et autocratique du régime de Bourguiba et des régressions accentuées par le régime de Ben Ali, explique ce retour. Nous éprouvons par-là les limites des modernisations autoritaires : sans démocratie, les modernistes ont partout trahi leurs projets et balisé la voie au retour des ordres anciens ; c’est vrai pour la Tunisie comme pour l’Algérie, l’Egypte, le Yémen, l’Irak, la Syrie, la Turquie, l’Iran et c’est aussi vrai pour les anciens pays socialistes comme pour beaucoup de pays du Sud. Ces réactions seront tôt au tard balayées par le souffle démocratique qui porte le printemps arabe et les mouvements d’indignation qui gagnent tous les continents.
La femme tunisienne ne risque-t-elle pas d’être la première victime de ce changement de régime en Tunisie, connaissant les larges droits dont elle jouissait auparavant et qu’elle a hérités de l’ère Bourguiba ?
Il en est pour les droits des femmes comme pour les autres acquis de l’Etat moderne en Tunisie. Les islamistes veulent remettre ces acquis en question. La mobilisation et la vigilance des femmes et des forces vives du pays feront capoter ce projet qui, malgré la forte représentation des islamistes au sein de la Constituante, a du mal à passer ! J’ai rappelé les revers essuyés par Ennahda quant à plusieurs articles dont certains concernent précisément les droits des femmes. Il faut dire que les islamistes tunisiens sont sur ces questions en avance par rapport à plusieurs modernistes arabes, grâce aux acquis du réformisme musulman depuis le XIXe siècle et à la mobilisation des femmes pour la défense de leurs droits.
L'islam politique montrerait, déjà, des signes d'essoufflement, à l'instar du Baath et d'autres idéologies politiques ou religieuses qui ont fini par décliner. Selon vous, sommes-nous en présence d'un «effet de mode» des idéologies ?
Je me méfie des explications simplistes invoquant des «effets de mode des idéologies» : les idéologies correspondent à des mouvements de fond dans les sociétés, répondant à des défis et des problèmes réels. L’islam politique est une réaction à l’échec des projets modernistes qui ont sacrifié la démocratie et les droits humains au nom des impératifs du développement économique et de la nécessité de rattraper rapidement le retard par rapport aux pays industrialisés. Les désenchantements par rapport à ces projets modernistes autoritaires ont fait le lit d’idéologies identitaires comme l’islam politique.
On remarque un changement dans la mentalité des Tunisiens, mais aussi un certain abandon d’acquis qui représentaient la fierté du pays, comme la propreté, la sécurité, l’ouverture d’esprit, etc. Se défaire d’une dictature signifie-t-il effacer toutes les traces du passé, y compris les aspects positifs ?
Je ne pense pas qu’il y ait un changement de mentalité : les phénomènes dont vous parlez exigent un haut niveau de conscience et d’engagement citoyens que les Etats autoritaires avaient étouffés. L’effondrement des services d’un tel Etat et l’incompétence des nouveaux gouvernants qui ont remplacé les cadres d’une administration qui a fait ses preuves, notamment après la révolution et jusqu’aux élections qui ont porté les islamistes et leurs alliés au pouvoir, pour les remplacer par les leurs, expliquent cette dégradation. Il faut du temps pour que la révolution produise ses effets dans ce domaine comme dans d’autres. Les citoyens doivent rompre avec l’attitude héritée du régime autoritaire considérant la chose publique comme l’affaire de l’Etat. Cela viendra avec le temps et avec le développement de l’esprit citoyen : on ne devient pas citoyen du jour au lendemain.
On n’entend aucun Tunisien «regretter à haute voix» l’ère Ben Ali. Cela est-il dû à une autocensure qui ne dit pas son nom ? A-t-on affaire à une nouvelle dictature déguisée ?
C’est heureux qu’on ne regrette pas l’ère Ben Ali ; tout ce qui est négatif dans la situation actuelle est la conséquence de sa politique, y compris la victoire électorale des islamistes : en les réprimant comme il l’a fait, il les a érigés en principale victime de son régime et contribué à renforcer leur capital de sympathie. Il a encouragé les salafistes pour les affaiblir jusqu’au jour où il a découvert qu’ils sont aussi, voire plus dangereux qu’Ennahda. J’espère qu’il n’y aura pas beaucoup de gens à le regretter ni à haute ni à basse voix.
Certains parlent d’«islam en crise», d'autres prédisent carrément le déclin du monde musulman, citant comme principales causes l’arriération intellectuelle, l’immobilisme économique et social, le blocage sur les plans religieux et politique… L’avenir du monde musulman est-il aussi sombre, à votre avis ?
Je pense que l’islam est une religion comme toutes les autres : soit elles s’adaptent à leur temps et aux besoins des sociétés qui les adoptent, soient elles finiront par disparaître. La fonction d’une religion est de contribuer à la quête de sens qui est le propre de tout humain ; si elle ne peut plus ou refuse de s’adapter pour y contribuer, elle finira par mourir. L’islam ne montre pas un tel essoufflement : de nouvelles lectures sont produites et semblent satisfaire les musulmans par-delà la diversité de leurs formes de religiosité et de leurs options politiques, morales, culturelles, socio-économique. Chacun y va de son islam ! Ce foisonnement peut être perçu comme un signe de crise ou, au contraire, comme le signe d’une vitalité. Le devenir de l’islam dépend de ce qu’en feront les musulmans. S’ils arrivent à produire des lectures qui le concilient avec les exigences du progrès, de la liberté, de l’égalité, de la démocratie, des droits humains et des aspirations profondes communes à tous les humains, ils contribueront à en assurer la pérennité ; sinon, ils donneront raison à ceux qui y voit une religion du passé.
Dans votre livre Le politique et le religieux dans le champ islamique, vous expliquez que la politisation de l'islam viendrait plutôt des nombreuses interprétations du Coran que du texte lui-même. Pourquoi les penseurs musulmans se refusent-ils à faire une autocritique de leurs incohérences dans l'interprétation du Livre saint ?
Je ne crois pas que tous les penseurs musulmans ont cette attitude. Ali Merad, Mohamed Arkoun, Nasr Hamid Abou Zid, Mohamed Talbi, Mahmoud Mohammad Taha, Jamal Al-Banna, Mohamed Hassan Al Amini, Chabastari, Abdelmajid Charfi, Iyadh Ben Achour et des dizaines, voire des centaines d’autres poursuivent l’effort des réformistes du XIXe et du XXe siècles et de philosophes comme Ibn Rochd pour libérer le sens du sacré de l’enfermement des orthodoxies et l’inscrire dans la vie et l’histoire de ses adeptes. Le problème est dans les systèmes politiques qui veulent maintenir cet enfermement en entretenant un corps de théologiens gardiens des orthodoxies auxquelles ils adossent leur autorité. En islam comme pour les autres religions, c’est le politique qui détermine le statut du religieux grâce à une caste de théologiens prêts à le servir et à en profiter. C’est la naissance à la démocratie qui libère le religieux de l’hégémonie du politique. L’islam politique pousse à son extrême l’instrumentalisation politique et l’idéologisation du religieux, comme cela s’est passé pour d’autres religions en réaction à la sécularisation.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
Mohamed-Chérif Ferjani est professeur de science politique à l’université Lyon 2 en délégation CNRS à l’IRMC à Tunis, auteur de travaux concernant l’islam, les droits humains, l’étude comparé des religions dont Islamisme, laïcité et droits humains, Amal Edition, Sfax 2012 et Le politique et le religieux dans le champ islamique, Fayard, Paris 2005.
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