Le moudjahid

Slimane est un ancien condamné à mort lors de la bataille d’Alger, gracié de justesse. Il s’est réfugié dans un angle du café. Manteau rêche, chapeau flétri. Il a rapetissé. Il est si recroquevillé que le verre de thé touche presque le menton. Les cheveux rares, comme ras. Les yeux si vraiment noirs, qui voient tout sans rien regarder, il regarde la salle et ne voit pas. Accroché à sa pension d’ancien moudjahid, il attend la fin du mois, la fin d’un cycle. Le cycle de la désespérance. D’autres sont là, dans ce café de la rue de Tanger, Karim, Farouk et Madjid. Ils parlent de leurs affaires. Karim déjà milliardaire. Dans l’immobilier. Farouk bientôt milliardaire. Dans les affaires. Lesquelles ? Personne ne le sait. Madjid qui voudrait lui aussi être milliardaire. Il persévère. Madjid est le fils de son ancien chef de zone. Il quitte ses amis, se dirige vers lui : «Salut, Slimane, quoi de neuf ?» D’abord, il ne lui répond pas. Puis : «Ah ! Si tu savais…» Ensuite, il se tait, longtemps. Ali voudrait l’embrasser, le prendre dans ses bras. On dirait qu’il n’a plus de dents. Il élève la voix : «Je n’aurais pas cru que nous en arrivions là. La réussite ne se mesure pas en nombre d’universités ou en kilomètres d’autoroute. La réussite c’est l’honneur et la justice sociale.» Dans la salle on s’interrompt brusquement, respectueux à ce qu’il venait de dire. Le côtoiement de Slimane, ancien condamné à mort, donne à Ali des fringales de dévouement muet. Une telle distance et une telle amitié.
Le plus grand de son temps, Slimane le passe tassé dans un coin, refermé sur sa demi-surdité, son malheur, ses visions, ses regrets. Ce temps n’est plus que la preuve d’une double absence. Le pays, absent, sans reconnaissance ; lui, absent de ce monde qui l’entoure, où il ne revient qu’à la lueur d’un questionnement, lorsqu’on le questionne. Cette situation inattendue pour lui qui a transformé en rapaces le patron amical et serviable, Karim le milliardaire si intelligemment vigilant, Farouk si opportuniste et Madjid si désolé. Et voilà un homme de bien, un condamné à mort, aussi ténu que le décor sans profondeur de l’Assemblée nationale, avec trop de néons et pas assez de clarté, trop de cris et pas assez de crises pour que cela change. Pour que le pays soit ce qu’il devait être, tel qu’il l’avait imaginé : un pays libre de toute dépendance, de toute forfaiture. Slimane, se lève. Pour sortir du café, il lui a fallu qu’il prenne la décision de mettre le pied sur la première marche de l’escalier et pareil effort de volonté était au-dessus de ses forces. Madjid l’aide, les voilà sur le trottoir. Slimane est indécis, ne sachant ce que vont faire de lui ceux qui en ont la charge : la République, les députés et le destin. Il embrasse Madjid. Lui murmure : «On croit avoir fait une révolution alors que c’était une guerre de libération. On a trompé le peuple. A quoi a servi la guerre d’Algérie et notre indépendance si certains voudraient le retour du colonisateur et d’autres vont s’installer en France. La fin du rêve algérien a sonné avec la mort de Boumediene. On a d’énormes problèmes dans le présent pour les confier aux hommes du passé, toujours les mêmes.»
– Allons, allons, Slimane, ça va changer ! dit Madjid.
– Non, Madjid, ça ne changera pas. Les hommes du passé savent qu’ils passeront au crible si cela change. Leurs forfaitures et leurs biens seront alors étalés sur la place publique. Ils se sont assurés pour que leurs cercles durent et veillent pour que cela ne change pas. Jusqu’à leur disparition.
Abderrahmane Zakad, urbaniste et romancier
 

Comment (2)

    Mohamed el Maadi
    5 novembre 2013 - 15 h 59 min

    Commentaire censuré
    Commentaire censuré pitoyable! dire que le FLN DE FRANCE a été l’un des moteurs de la libération de ce pays est devenu pêché c’est cela Hram interdit ! Pauvre Algérie … De toute façon je vais venir vous voir en Algérie en tant que citoyen libre pour que vous m’expliquiez votre ligne car je n’y comprends rien

    selecto
    3 novembre 2013 - 12 h 43 min

    Merci Mr Zakad pour cet
    Merci Mr Zakad pour cet article, il y a des sujet presque tabous qu’on aimerait bien que des gens comme vous en parlent, c’est l’exclusion systématique des veuves de chouhada des logements au moment des attributions ce qui ressemble à une vengeance qui ne dit pas sont nom, l’autre sujet c’est la présence des enfants des Gaid dans les institutions algériennes en France comme le responsable du bureau des déménagements au consulat général de Paris, un certain Ahmed Chaoueh, fils d’un Gaid de la région de Tébsssa qui avait pris la fuite en France en 1962.

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