«Le poète, c’est la révolution à l’état nu»*

Vingt-quatre ans que le poète n'est plus ! Kateb Yacine, l'éternel révolté, a consacré sa vie et son œuvre à la lutte héroïque du peuple algérien. Articles de journaux, poésies, romans, œuvres théâtrales, autant d'armes au profit d'analyses pertinentes, lucides de la situation historique de l'Algérie. L'œuvre et la vie du poète resteront toujours comme l'impulsion qui vient du plus profond des masses et qui se concrétise dans l'acharnement du combat pour l'indépendance, la liberté et le progrès de son peuple.
8 mai 1945 : découverte du peuple, découverte de la révolution
Le 8 mai 1945 reste la date de la première manifestation populaire algérienne pour la participation aux festivités de la victoire des Alliés et pour la réclamation de l'indépendance de l'Algérie (2). Les forces de l'ordre irritées par la vue d'un drapeau algérien et certains slogans indépendantistes inscrits sur les pancartes ouvrent le feu sur Bouzid Saal qui affichait fièrement l'emblème national algérien (3). La réponse ne se fera pas attendre longtemps par les «indigènes». Des Européens sont tués par esprit revanchard. Cet acte va déclencher une répression terrible par le pouvoir gaulliste à l'époque. Certains parlent de dizaines de milliers de morts (4). C'est dans cette atmosphère historique de luttes et de massacres colonialistes que Kateb Yacine va plonger profondément dans la lutte nationale. Cette date va pétrir indéniablement l'homme et nourrir de façon conséquente son œuvre. Le jeune poète, lors de ces manifestations, sort de son internat et tombe nez à nez avec l'immense cortège populaire. Il entre dans la manifestation avec la foule. «A peine a-t-on fait quelques pas que c'est la fusillade, une cohue extraordinaire», disait-il (5). Le jeune homme se réfugie chez un libraire qu’il trouve gisant dans une mare de sang. Cette date importante dans l'histoire de l'Algérie va marquer de façon profonde le poète, le dramaturge, l'homme de lettres. Il écrira plus tard à propos de cette manifestation : «Ici est la rue des vandales. C'est une rue d'Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca […] Ici est la rue des vandales, des fantômes, des militants, de la marmaille circoncise et des nouvelles mariées ; ici est notre rue. Pour la première fois, je la sens palpiter comme la seule artère en crue où je puisse rendre l'âme sans la perdre. Je ne suis plus un corps, mais je suis une rue. C'est un canon qu'il faut désormais pour m'abattre. Si le canon m'abat, je serais encore là.» (6)
Quelques jours plus tard, Kateb Yacine est arrêté par des inspecteurs de police et jeté dans la prison de la gendarmerie. Il s'est vanté d'avoir participé au soulèvement du peuple. «Ca y est, le peuple s'est soulevé, on les a eus !» Parole innocente d'un futur militant, d'un futur poète ardent pour la cause nationale.
Kateb Yacine, le terrible poète nationaliste
Dans la prison de la gendarmerie, le jeune homme va côtoyer et vivre en permanence avec les prolétaires et les «sous-prolétaires». Il va faire la découverte de la souffrance, du désespoir, de la détresse du peuple algérien, son peuple. Il y a des fusillades chaque jour. A seize ans, il s'attend à une mort certaine. Il se rapproche de plus en plus de ses compatriotes incarcérés. Kateb Yacine est transféré à la prison de Sétif quelques jours après où il restera deux mois dans l'attente d'une libération. Le jeune comprend et embrasse la cause des siens à ce moment-là. Il ressent ce qu'endure le peuple algérien. A sa sortie de prison, le jeune poète est déboussolé. Il reste des journées entières enfermé dans sa chambre, les fenêtres closes à lire Baudelaire ou Maldoror. Kateb Yacine est bouleversé. Il arrête ses études pour se consacrer entièrement à son peuple. Il écrit :
«J'ai tracé sur le sable un plan…
Un plan de manifestation future.
Qu'on me donne cette rivière, et je me battrai.
Je me battrai avec du sable et de l'eau.
De l'eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai.
J'étais décidé. Je voyais loin. Très loin.
Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte.
Il me fit signe qu'il était en guerre.
En guerre avec son estomac.
[… ] Moi j'étais étudiant
[…]Je divertissais le paysan
Je voulais qu'il oublie sa faim. Je faisais le fou.
[…] Je bombardais la lune dans la rivière.» (7)
Dès lors, Kateb Yacine décide de se consacrer au militantisme nationaliste et à l'écriture poétique. En 1947, à peine âgé de dix-huit ans, il donne une conférence (8) à la salle des sociétés savantes de Paris, une conférence sur l'Emir Abdelkader et l'indépendance de l'Algérie. Il rédige son premier recueil de poèmes, Soliloques. Par la suite, Kateb Yacine se retrouve dans une situation d'errance à travers l'Europe. Vivant dans une terrible précarité, il part à Marseille, Paris, Milan. L'éternel révolté publie Nedjma et Le cadavre encerclé pendant la guerre d'Algérie pour dire aux Français dans leur propre langue que nous ne sommes pas français, mais des Algériens purs et durs. Sa littérature est engagée en faveur de l'indépendance de l'Algérie. Il écrit à propos du massacre du 17 octobre 1961 :
«Peuple français, tu as tout vu
Oui, tout vu de tes propres yeux.
Tu as vu notre sang couler
Tu as vu la police
Assommer les manifestants
Et les jeter dans la Seine.
La Seine rougissante
N’a pas cessé les jours suivants
De vomir à la face
Du peuple de la Commune
Ces corps martyrisés
Qui rappelaient aux Parisiens
Leurs propres révolutions
Leur propre résistance.
Peuple français, tu as tout vu,
Oui, tout vu de tes propres yeux,
Et maintenant vas-tu parler ?
Et maintenant vas-tu te taire ?» (9)
Kateb Yacine utilise l'arme du verbe pour faire sa révolution. Il écrit en français pour dire aux colons et aux citoyens de la métropole qu'il n'est pas français. L'usage de la langue française devient alors plus percutant, plus dangereux qu'un fusil ou une bombe. Il dira quelques années plus tard avec le recul et la maturité de l'analyse : «Je voulais en effet atteindre une sorte d'accouchement de l'Algérie par un livre. C'est très important, parce qu’à ce moment-là, le sang coulait. En posant la question algérienne dans un livre, on pouvait atteindre les gens au cœur. C'est beaucoup plus fécond, plus fort, c'est le sens même du combat des Algériens : ils ne sont pas morts pour tuer, ils sont morts pour vivre.» (10)
La lutte pour l'émancipation du peuple dans l'Algérie indépendante
Dès les premières heures de l'Algérie indépendante et libre, Kateb Yacine entreprend un travail colossal pour permettre aux gens du peuple, les travailleurs ainsi que les forces patriotiques du pays, de s'organiser et de s'exprimer. Il déclare lors d'une intervention à l'union locale des syndicats d'Alger-Centre en 1968 : «Ils n’ont pas encore compris que le moteur est à l’arrière : le moteur, c’est le peuple. On ne peut créer ni syndicat ni parti sans y associer le peuple. Les travailleurs ne doivent pas seulement participer aux entreprises, ils doivent les diriger, et se charger totalement de leur fonctionnement.» (11) Il voulait à tout prix que les travailleurs et les ouvriers accèdent à la culture de leurs pays pour la formation d'une conscience politique et ainsi supprimer tout écart avec la bourgeoisie naissante. Il fallait selon lui saisir la réalité, la détresse du peuple algérien sans se soucier de la forme. Seul le contenu importe, disait-il. Par conséquent, il aspirait à ce que les couches laborieuses puissent s'exprimer à travers les journaux, la presse, la radio, etc. «Ceux qui sont couverts d'oripeaux, de loques, qui traînent derrière eux toutes les toiles d'araignée du monde, depuis les moustaches jusqu'au col de leur seule chemise, ceux-là sont formidablement riches», répétait à chaque fois Kateb Yacine (12). Il prenait toujours l'exemple de Lénine qui créa le journal L'étincelle pour que les analphabètes puissent s'exprimer librement, revendiquer leurs droits à travers leurs organes de presse. En ce qui concerne la littérature, Kateb Yacine change radicalement de voie à partir des années 70. Il se consacra entièrement au théâtre populaire avec une langue arabe parlée «derdja», puisque la langue populaire des Algériens n'est pas l'arabe littéraire, mais l'arabe parlé et tamazight. Il met de côté la langue française pour pouvoir toucher le plus de gens possible. Sa troupe, L'action culturelle des travailleurs, va sillonner le pays tout entier pour s'adresser aux ouvriers, aux travailleurs, aux paysans et à toutes les couches laborieuses patriotiques du l'Algérie afin de passer un message d'engagement politique. En 1989, le militant, le romancier, le dramaturge, le poète trouve la mort à Grenoble. Lors de ses funérailles, le peuple scandait des chants patriotiques algériens et chantait l'Internationale afin de rendre hommage à celui qui a tant donné pour la cause du peuple algérien. «Même mort, il leur crache à la figure», déclara un anonyme présent lors des obsèques de Kateb Yacine (13). Effectivement, il «crache à la figure» de tous les ennemis de la liberté, aux ennemis de l'Algérie et du progressisme. Il «crache à la figure» de tous les islamistes intégristes, fascistes, capitalistes qui surfent sur le désespoir du peuple algérien pour espérer avoir des postes de responsabilité. Il est temps de renouer avec la vie et l'œuvre de Kateb Yacine pour mobiliser les forces saines de la nation afin d'introduire un souffle nouveau à l'espace politique et culturel du pays. Il est temps, comme le conseillait fortement Kateb Yacine, de se réconcilier avec notre langue nationale qu'est tamazight. Il est temps de panser sérieusement les blessures historiques et renouer avec la lutte héroïque du peuple algérien.
Nous pouvons le faire, nous devons le faire.
Camil Antri-Bouzar

* Kateb Yacine. Le poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Editions du Seuil, 1994, page 7.
(2) http://www.memoria.dz/sep-2013/grandes-dates/un-crime-contre-l-humanit.
(3) http://www.memoria.dz/avr-2013/figures-historiques/bouzid-sa-l-le-premier-martyr-des-v-nements.
(4) http://www.youtube.com/watch?v=Nt326LO9i3g.
(5) Kateb Yacine. Le poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Editions du Seuil, 1994, page 15.
(6) Kateb Yacine, Le cadavre encerclé, Editions du Seuil, 1959.
(7) Kateb Yacine, Nedjma, Le cercle Points, 2008, page 60-61.
(8) Abdelkader et l'indépendance algérienne, page 11, Minuit passé de douze heures, Editions du Seuil.
(9) http://dormirajamais.org/yacine/.
(10) Kateb Yacine, Le poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Editions du Seuil, 1994, page 27.
(11) http://www.socialgerie.net/spip.php?article109.
(12) Kateb Yacine. Le poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Editions du Seuil, 1994, page 60.
(13) http://www.tamazgha.fr/Kateb-Yacine-toujours-la,1022.html
 

Comment (5)

    Safiya
    9 décembre 2013 - 15 h 58 min

    Merci à vous,
    Merci à vous, Frère.

    Cordialement,

    Safiya

    Camil Antri-Bouzar
    7 décembre 2013 - 23 h 33 min

    j’ai beaucoup aimé votre
    j’ai beaucoup aimé votre poème madame tant sur le fond que sur la forme. Vous avez parfaitement raisons en dénonçant « la liberté de consommation » et les modèles importés par l’occident afin d’introduire toutes sortes d’entreprises pillant les richesses de notre beau pays.

    Pour monsieur, certes Kateb Yacine a employé cette formule. Mais je pense qu’il faut nuancer car Kateb Yacine combattait l’islam politique c’est-à-dire l’instrumentalisation de l’Islam pour des buts purement électoralistes. Ils ne s’attaquaient nullement à l’Islam en tant que religion et en tant que spiritualité.

    Safiya
    6 décembre 2013 - 4 h 39 min

    J’ai oublié un vers,
    J’ai oublié un vers, correction donc

    Vers cette terre de lumière
    Généreuse et altière
    De sang irriguée
    De souffrances martelée
    Et de larmes pétrie
    Cette terre ma patrie
    Mon Algérie tant aimée

    Safiya
    6 décembre 2013 - 4 h 32 min

    Ex-colonisée
    En voie d’être

    Ex-colonisée
    En voie d’être néocolonisée
    Ma tête écartelée
    Dérive
    Plaie vive
    Enfouir mes blessures et vite refermer la besace
    Surtout rester de glace
    Faire comme si
    Inextricable lacis
    Avec au bout l’impasse
    Où je rebois la tasse
    De la démocratie dévoyée
    Où seule liberté prônée
    Est celle de bien consommer
    Une vie en porte-à-faux
    Où l’Amour va à vau l’eau
    Regretter l’époque des sérails à jamais révolue ?
    Vomir plutôt celle des potiches résolues !
    Rugueuse est ta liberté ô femme
    A l’enfance spoliée infâme
    Irréparable fêlure de l’imposture
    Qui fit mes ancêtre Gaulois
    Sans crainte du mauvais aloi
    Alors qu’ils sont Amazigh-Numides
    Pour que mes yeux cessent d’être humides
    Je revêt l’armure du rêve
    Comme une écume ourlant la grève
    De ma mémoire effilochée
    De petite fille colifichet
    Ressurgissent les fils de fer barbelés
    Ebba et Em’ma harcelés
    Par des soldats sans retenue
    D’un autre Continent venus
    Les réveils en sursaut
    Quand nos maisons étaient prises d’assaut
    Pour me consoler j’attends le jour
    Tant de fois rêvé de mon retour
    Vers cette terre de lumière
    Généreuse et altière
    De souffrance martelée
    Et de larmes pétrie
    Cette terre ma patrie
    Mon Algérie tant aimée

    Pour vous quelques strophes de mon poème « Algérie, ma patrie »

    Anonyme
    5 décembre 2013 - 13 h 16 min

    li ne faut pas oublier qu’i a
    li ne faut pas oublier qu’i a dit dans les annees 60 ,que> les minarets se sont des fusées qui ne decolleront jamais!! < apparemment l'histoire lui a donné raison:!!!!

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