Dalil Boubakeur à Algeriepatriotique : «Beaucoup de musulmans ont voté pour le Front national»

Algeriepatriotique : Quelle est la raison de votre visite à Alger ?

Algeriepatriotique : Quelle est la raison de votre visite à Alger ?
Dr Dalil Boubakeur : Ma visite dans mon pays est tout à fait naturelle, au regard de l’attachement qui me lie à ma ville natale. Je suis né à Skikda, mais j’ai vécu à Alger. Je viens régulièrement rencontrer mes amis et des responsables, qui tous ont intérêt à connaître, premièrement, la vie de notre communauté en France et, deuxièmement, le rôle que joue la Grande Mosquée de Paris pour mettre en exergue la volonté des pouvoirs publics et du peuple algériens d’aider leurs frères dans leurs épreuves et souffrances.
Avez-vous été invité par le directeur de cabinet de la présidence la République pour participer aux consultations sur la révision de la Constitution ?
Non, je n’ai pas été invité pour les consultations sur la révision de la Constitution. Nous avons donné notre accord enthousiaste au Président et nous faisons confiance à ce dernier pour trouver les éléments de solution nécessaires, qui sont exclusivement du ressort des autorités algériennes, mais où nous serions moins aptes à donner un avis utile.
Peut-on espérer un avenir meilleur, voire un épanouissement de la communauté musulmane de France avec l’image très négative de l’islam et des musulmans véhiculée par des discours populistes facilités par la montée du radicalisme islamique ?
Vous avez cité deux ou trois éléments qui jouent contre la communauté musulmane, mais ils ne sont ni justes, ni fondés, ni même porteurs d’un quelconque avenir. Il y a une protestation contre l’immigration alors que depuis longtemps nos frères et sœurs sont installés en France. S’il y a une immigration à l’heure actuelle, elle est du fait des gens d’Europe de l’Est. C’est de là que proviennent les plus grands contingents, mais certains partis extrémistes continent – comme si nous étions toujours dans la période du lendemain de l’indépendance – à maintenir cette rancune et ce rejet contre les familles musulmanes, où tout est mélangé. On mélange l’islam, les femmes musulmanes, les jeunes des banlieues, les chômeurs, et aussi les éléments qui sont travaillés par les salafistes, via notamment le web, ce qui amène des jeunes à partir vers la Syrie et la Turquie pour revenir ensuite avec la volonté de commettre des actions extrêmement dangereuses pour la communauté. Et puis, il y a l’islam véhiculé par certains, avec une pratique un peu extrémiste, un peu salafiste et un peu wahhabite, si je puis dire. Ces gens ont politisé l’islam comme les Frères musulmans en Egypte ou les wahhabites dans certains pays musulmans, en négligeant le fait que notre communauté est malékite et que l’imam Malek est un imam de la juste mesure, de l’équilibre, du juste milieu et de la neutralité en matière politique. Cette authenticité musulmane que nous avons toujours pratiquée, notamment au Maghreb, n’est absolument pas un danger ni un facteur qui entraîne les jeunes vers le djihadisme ou vers l’agressivité ou le fanatisme vis-à-vis de leurs cibles. Ces cibles leur sont dictées, je le dis bien, par certaines organisations, notamment sur Internet, qui usent d’une influence terrible sur les jeunes afin de les attirer vers une forme de combat, de lutte et de haine, non de djihad, parce que le djihad ne signifie pas tuer des gens, le djihad, dans un premier temps, veut dire faire un effort sur soi-même, et c’est quand la vie ou la religion sont menacées que le djihad prend la signification de lutte, comme cela est spécifié dans le Coran. Aller sur les champs de bataille et apporter la destruction, la violence et la mort au nom de l’islam fait du tort à tous les musulmans, parce que l’islam est une religion de paix, de miséricorde, de solidarité et de tolérance.
La Convention citoyenne des musulmans de France pour le vivre ensemble vient de voir le jour. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour réagir ?
Il y a eu une période où la présidence du Conseil français du culte musulman (CFCM) a été confiée, durant deux mandats, à un frère marocain qui n’a pas estimé qu’une charte pour le vivre-ensemble soit utile ou nécessaire. Pour ma part, cela m’a paru élémentaire. J’ai été choisi pour reprendre la présidence du CFCM et j’ai accepté, parce que la situation des musulmans était assez difficile. Seulement, cette fois-ci, mon objectif était de communiquer à nos frères et sœurs musulmans les principes sur lesquels nous devons nous mettre d’accord pour vivre ensemble. Nous ne sommes pas des gens qui voulons nous révolter contre la loi ou bien se réfugier dans un communautarisme. Nous voulons ménager entre nous un système de dialogue et de vivre ensemble. Tout le monde a contribué à donner son point de vue concernant cette convention.
Pourquoi les fédérations musulmanes existantes en France peinent-elles à s’unir puisque leur combat est le même : contrer l’islamisme radical ?
Parce qu’il y a une espèce de crainte d’aborder ces problèmes extrêmement difficiles et dangereux. Les organisations salafistes ou extrémistes sont des facteurs de crainte de se voir désavoué ou menacé. La plupart des actions se font clandestinement. Vous avez un frère ou un membre de votre famille qui peut d’un jour à l’autre changer de conviction, et vous apprenez subitement qu’il est parti faire le djihad. Il y a deux manières de recruter les jeunes : les garçons sont recrutés directement ou à partir de sites internet ; les filles sont demandées en mariage à condition qu’elles partent pour le djihad. Quand elles arrivent, on les marie. Le mari fait le djihad et s’il meurt, la fille sera obligée de devenir une djihadiste. Tout ceci se fait clandestinement, même la police française est dans l’incapacité de le déceler, l’affaire Merah en est la preuve. La police le connaissait, mais elle n’a jamais eu de doute jusqu’à ce qu’il commette ses méfaits. La même chose pour le tueur du musée juif à Bruxelles. Alors, quelle action mener ? Les discours, tout le monde en fait, nos mosquées en font tous les jours. Seulement, ce n’est pas là que ça se passe, c’est en dehors. Dans les prisons, ils sont des proies directes. Ils sont formés clandestinement et à leur sortie, ils trouveront des organisations qui les prendront en main. Même les Etats ne peuvent rien. Et c’est grâce à Internet que la clandestinité se maintient.
Avec la montée de l’islamophobie, les discriminations dans les secteurs de l’enseignement, de l’emploi, du logement et des loisirs, qui visent les jeunes, ont augmenté ne France. Comment voyez-vous l’avenir de la communauté musulmane en France ?
La France est, aujourd’hui, dans une période de crise historique. Une crise économique, sociale et politique, mais surtout une crise des valeurs. C’est terrible ce qui se passe en France. La vie devient de plus en plus chère et le chômage augmente. Il y a beaucoup d’entreprises françaises majeures qui ferment et mettent des ouvriers dehors. Il y en a même qui se sont installées à l’étranger pour fuir la crise. Pour les nôtres, c’est pire. Ils ne sont pas d’origine européenne, et ce sont souvent des familles modestes, ou de familles installées récemment dans les banlieues ou dans les cités, où, d’avance, elles sont confrontées au chômage, à l’échec de la scolarisation, à celui de l’autorité parentale et à l’échec économique. Ils entrent, ainsi, dans les circuits de l’économie parallèle, se mettant en quelque sorte au ban de la société. Ils sont découragés au sein d’une société qui leur refuse tout. Ils ne sont même pas considérés comme des personnes à part entière et ne vont trouver que des portes fermées. Si l’Etat français ne fait pas un minimum d’effort vis-à-vis de ces banlieues, on ira vers de plus en plus de difficultés. Le 93 est un département sinistré, parce que les fonds, les aides sociales ou les richesses de la France qui en a les moyens vont ailleurs, et non pas aux musulmans, parce qu’il y a toujours ce qu’on appelle le plafond de verre. Il y a du racisme et du rejet, et les souvenirs de la guerre d’Algérie ne donnent pas aux musulmans et surtout à ceux qui viennent de notre pays l’avantage d’être considérés. Il y a des différences dans le traitement des différentes immigrations. Ceux qui sont les plus maltraités sont les Roumains. Les Algériens font des efforts terribles, et comme ils ont un peu de culture française, ils y arrivent, dans une petite mesure, mais vous avez des gens qui sont favorisés, comme ceux qui viennent du Maroc. Il y a un meilleur accueil pour eux, de meilleures conditions, dans le nombre de mosquées, le nombre des commerces… Il y a des accords bilatéraux qui favorisent certaines immigrations. Nous espérons y avoir droit nous aussi. Nous avons fait le nécessaire pour être à égalité avec les autres. Avez-vous vu le comportement de certaines femmes qui veulent imposer une vision de plus en plus radicale, politique celle-là, de la communauté et dans le domaine religieux ? A ce moment-là, il y a un risque double : soit la montée du rejet des musulmans qui, par conséquent, mènera à des incidents, soit le refuge communautariste, où les musulmans se regroupent dans une vision exclue de la société, ce qui augmentera les discours hostiles et populistes. Cela nous fera entrer dans un cercle vicieux si personne ne fait aucun effort.
Concrètement, comment le CFCM compte-t-il contrer le phénomène de l’islamisme radical, vu la forte pression des extrémistes ?
Nous voulons que nos frères ouvrent les yeux sur ce véritable danger, notamment pour les générations futures. Il faut faire très attention pour ne pas aggraver la situation actuelle, parce que les extrémismes se donnent la main, si je puis dire. L’extrémisme, s’il est cultivé par des mouvements, par des imams salafistes ou par des sites internet, donnera raison aux discours populistes. Comment un parti nationaliste, qui était à 2% ou à 3%, a pu devenir le premier parti en France ? Ce parti a récolté le vote d’ouvriers de gauche et de pas mal de musulmans. Parce qu’ils disent qu’après tout nous voulons faire partie d’un ordre. Dans certaines dérives, il y a la question des jeunes qui sont entraînés vers la drogue, vers la violence, vers les crimes, ce qui fait que nos frères et sœurs musulmans sont menacés par cette insécurité. Cette dernière est tellement grande dans les quartiers, qu’à Marseille, la députée socialiste, d’origine algérienne, Samia Ghali a demandé la présence de l’armée. Pour vous dire qu’il y a un écœurement vis-à-vis de la violence. Plusieurs facteurs y sont liés et, ainsi, le vote populaire, élection après élection, fait monter le Front national et là, il y a un véritable danger pour l’avenir des innocents. Ceci est un avertissement pour notre communauté, il y a une charte, c’est le minimum pour nous prémunir contre ces dérives, contre cette violence, contre les menaces qui viendraient à nous si nous ne faisons pas attention, ça nous concerne car ce sont nos enfants, nos familles, nos mosquées, et tout cela participe dans la responsabilité du développement de l’intégrisme.
Mohamed Moussaoui, président de l’Union des mosquées de France (UMF), impute au CFCM l’absence de discours face au phénomène de radicalisation. Que lui répondez-vous ?
Nous avons mis au point des textes entiers sur la violence. D’ailleurs, qu’a-t-il fait quand il était président pendant huit ans du CFCM, il n’a jamais manifesté autre chose qu’un constat désolé. C’est très difficile à une organisation de faire autre chose que d’informer la communauté. Récemment, nous avons vu que le discours dans certaines mosquées a porté. Est-ce qu’il est écouté, nous verrons. Nous avons l’intention de donner à toutes nos mosquées algériennes, et les autres qui nous écoutent, le conseil important de s’opposer à ce radicalisme. Il y a deux jours, nous avons reçu Rached Ghannouchi, il a pris la parole dans la Mosquée de Paris où il a exhorté les musulmans à entrer dans la citoyenneté, avec leurs droits et devoirs en étant des éléments de paix.
Vous croyez à son discours ?
Actuellement, son discours est écouté parce qu’il a l’expérience. Nous voulons croire à cette analyse. Effectivement, en Tunisie, aujourd’hui, la population est heureuse de vivre en paix. En Egypte, aussi, les Frères musulmans ont été complètement laminés et leur chef emprisonné. Ce n’est pas facile, mais nous sommes satisfait et heureux que dans un pays comme l’Algérie, qui a souffert énormément durant la décennie noire, la volonté et le bon sens ramènent les gens à la raison, même ceux qui se sont engagés violemment dans l’islam politique. La politique est l’affaire des politiciens qui peuvent orienter le pays ou lui donner son idéologie dans l’intérêt de la population. L’islam c’est la spiritualité, c’est la pratique des éléments qui font d’un musulman un homme de paix, qui pense à ses devoirs, à Dieu et à éduquer sa famille et lui donner des principes et des valeurs de l’islam. Il faut revenir à une conception saine de l’islam, non politisée et non violente, capable d’élever le niveau religieux, spirituel et intellectuel. On a besoin de meubler la mémoire de nos jeunes, de leur donner une identité, lutter pour cette identité et lutter pour un islam vrai. Certes, peut-être qu’il y a des Etats qui ont intérêt à semer le trouble et qui ont les moyens de le faire comme c’est arrivé en Algérie.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

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