Pierre Manent à Algeriepatriotique : «Les musulmans ne doivent pas considérer toute critique comme une marque d’islamophobie»
Le philosophe français Pierre Manent est convaincu que ce n’est pas le racisme et la xénophobie qui augmentent en France, mais la «méfiance réciproque». Pour lui, musulmans, chrétiens et juifs doivent contribuer à «animer la conversation civique». Interview.
Algeriepatriotique : Votre livre Situation de la France est un appel à adopter des «accommodements raisonnables» avec les musulmans de France, comme c’est le cas au Canada. Quel écho votre appel a-t-il reçu ?
Pierre Manent : Le livre a suscité un vif débat. Certains m’ont reproché de jeter par-dessus bord la laïcité, d’autres de «livrer les femmes à la charia», mais je crois pouvoir dire que la réaction dominante a été que je proposais une démarche pratique sérieuse et que mes propositions méritaient d’être discutées.
Quels seraient, selon vous, ces accommodements pour que l’intégration de la communauté musulmane puisse se faire en France ? Pensez-vous que la France est prête à un tel concept ?
Mon idée est simple. Comme face à tout problème social, l’issue suppose une négociation et un compromis entre les positions et les partis. Je propose donc d’être moins crispé à l’égard de certains aspects des mœurs musulmanes, qu’il s’agisse des repas sans porc dans les cantines scolaires ou des horaires de piscine distincts pour les garçons et les filles d’âge scolaire. Je propose donc d’accepter de meilleur cœur les mœurs musulmanes quand, bien sûr, elles ne vont pas à l’encontre des lois de la république, comme celle qui interdit la polygamie. Du côté musulman, je souligne que, s’il doit y avoir un islam de France, un islam français, alors les associations cultuelles et culturelles musulmanes doivent être dirigées et animées principalement par des musulmans de nationalité française et parlant français. Autrement dit, il importe que les musulmans français prennent leur indépendance par rapport aux pays dont ils sont, eux ou leurs ascendants, originaires, c’est-à-dire principalement les pays du Maghreb.
Vous avez déclaré que «ni les musulmans de France dans leurs institutions ni les gouvernements français successifs ne semblent vraiment désireux de faire entrer nos compatriotes musulmans dans la nation française». Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Je constate d’abord que s’il est un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est que cette intégration ne progresse pas. En outre, chacun déplore que les efforts pour organiser la représentation institutionnelle des musulmans français ou le financement des lieux de culte, ces efforts n’ont guère eu de succès. Encore une fois, sur le diagnostic, presque tout le monde est d’accord. Je n’arrive pas à croire que nous n’aurions pas pu mieux faire.
Vous dites qu’il y a un lien étroit entre la loi islamique et les mœurs de la vie quotidienne des musulmans de France. Ce lien empêche-t-il l’intégration ?
C’est une immense question et je ne prétends pas avoir la réponse. Il est certain que la vie des musulmans est puissamment caractérisée par leur religion. Celle-ci donne à leur communauté une physionomie propre qui tend à les isoler du reste de la communauté nationale. Je crois cependant que nous pouvons ensemble éveiller parmi les Français musulmans le désir de participer plus activement à la vie de la nation, faire en sorte que la fidélité à la religion musulmane et le sentiment d’appartenance à la nation française soient éprouvés comme compatibles.
Vous préconisez un dialogue significatif entre les trois religions monothéistes qui sont, selon vous, «plus exposées» et «en première ligne». «Plus exposées» et «en première ligne» par rapport à quoi ?
L’interprétation française de la laïcité tend à repousser la religion dans la vie privée. D’où la difficulté avec l’islam où la religion est chose éminemment publique. Alors, je plaide pour que, sans rompre avec la laïcité et le principe de séparation entre l’Etat et la religion, les religions, spécialement les trois religions monothéistes, communiquent entre elles publiquement dans la société civile, qu’elles contribuent à animer ce que j’appelle la conversation civique. Nous avons eu quelques signes encourageants dans la dernière période.
N’est-ce pas trop tard pour vouloir donner une place à l’islam dans une société qui devient de plus en plus xénophobe et raciste, poussée par une partie de la classe politique française qui verse dans le discours populiste ?
Je ne crois pas que la société française devienne de plus en plus xénophobe et raciste. Les relations entre les personnes de différentes origines sont le plus souvent correctes, et même, je vous assure, plutôt amicales. Ce qui augmente, en effet, c’est la méfiance réciproque en raison des événements extérieurs et intérieurs qui ne sont pas notre sujet aujourd’hui. Les deux côtés doivent faire des efforts. Ce que je répète aux musulmans avec lesquels je débats, c’est qu’ils ne doivent pas considérer toute critique comme une marque d’«islamophobie». Accepter sinon avec plaisir, du moins de bonne grâce, la critique, cela fait partie de la vie d’un pays libre.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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