Du système national de santé
Par Noureddine Bouderba – C’est grâce au système de la «médecine gratuite» que le taux de mortalité a été réduit de 16 pour mille dans les années 70 à six pour mille en 1989, et à moins de cinq pour mille en 2015, et que l’espérance de vie à la naissance a été réduite de 50 ans en 1970 à 77 ans en 2015. Mis à part cette mise au point sur le plan des principes pour dire qu’il n’est pas question de jeter le bébé avec l’eau de bain, il faut souligner que le système de santé en Algérie aussi bien public que privé est bien «malade» et exige des réformes profondes. Mais des réformes qui doivent mener le pays vers le développement, la modernité et la justice sociale où l’homme sera au cœur de ce développement, et non pas le remplacer par la loi de la jungle voulue par les forces de l’argent qui veulent instaurer un système à plusieurs vitesses qui va approfondir les inégalités, restreindre encore plus l’accès aux soins et faire reculer le développement humain en Algérie de plusieurs décennies.
Après la décision de supprimer les transferts sociaux et les subventions et l’accès aux soins pour tous il ne restera, au nom de la même logique, qu’à supprimer la gratuité de l’école, y compris au primaire, pour boucler la boucle des «tabous de la gratuité des services publics». En effet selon cette logique libérale, pourquoi continuer à assurer la gratuité de l’école aussi bien pour les enfants des riches, des classes moyennes que des pauvres ? Proposer, par exemple, «un système de santé payant, en introduisant le système du tiers payant dégressif, qui prend en charge les dépenses de santé des citoyens en fonction de leur gravité, mais aussi de leurs moyens de paiement et train de vie», c’est ignorer la structure de financement des dépenses de santé actuelles en Algérie et dans le monde. Dans tous les pays du monde, les dépenses de santé sont financées par une combinaison de dépenses publiques et privées.
Par dépenses publiques, il faut entendre budget de l’Etat et de la Sécurité sociale, et par dépenses privées, il faut entendre paiement direct par les ménages ainsi que différentes formes d’assurance privée dont les mutuelles. A cet égard, il faut relever que dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE, le trésor public est la principale source de financement de la santé. Il couvrait en 2013 environ trois quarts des dépenses de santé. Au Danemark, en Suède, au Royaume-Uni, cette part dépassait les 80% (source : OCDE, panorama de la santé 2015). Et avec ça, certains auteurs nous disent qu’avec une part de 40%, l’Etat algérien ne peut plus supporter le financement de la santé ! Dans d’autres pays, c’est l’assurance maladie qui finance au moins 70% de l’ensemble des dépenses de santé.
A l’autre extrémité, par contre, la part du financement par les ménages dans les dépenses de santé est supérieure à 40% au Chili, au Mexique, en Corée et aux Etats-Unis. Et comme par hasard, c’est dans ces quatre pays qu’on retrouve les plus grands taux de pauvreté par rapport aux autres pays de l’OCDE au sein desquels les dépenses publiques de santé sont plus importantes. En effet, alors que le taux moyen des personnes pauvres dans les pays de l’OCDE est de 11,3%, il s’élève à 14,9% en Corée, 17,4% aux Etats-Unis, 18% au Chili et 20,4 % au Mexique (source : OCDE, panorama de la société 2014). Et ce sont ces pays caractérisés aussi par les grandes inégalités socioéconomiques qui nous sont présentés comme modèles à suivre. En Algérie, selon différentes sources dont la Banque mondiale, la part des ménages dans le financement des dépenses globales de santé (DGS) représente entre 25% et 28%, celle de l’Etat 49% et celle de la Sécurité sociale 25%. Mais cette dernière part est assurément sous-estimée en l’absence de suivi statistique et d’études sérieuses.
Il faut savoir que le malade finance lui-même le différentiel entre les coûts des soins et des médicaments réels et les montants remboursés par les caisses. Ce différentiel est représenté par la part non remboursable des consultations et des médicaments, les frais faramineux et incontrôlés d’exploration (scanner, IRM, analyses médicales…), la différence entre les honoraires payés aux médecins et ceux réglementés, et enfin les suppléments exigés indûment par les cliniques et structures privées en violation des conventions les liant à la Cnas. Certains auteurs situent la part réelle des ménages dans le financement des DGS à 35% voire 40%, alors que l’OMS recommande un plafond de 10% à payer directement par les ménages afin de ne pas créer des discriminations dans l’accès aux soins. Proposer de faire payer davantage les malades, c’est assurément encourager et provoquer le renoncement aux soins et augmenter la pauvreté et les inégalités.
Proposer aussi que les malades paient d’abord pour être ensuite «remboursés après constat et service fait» aura lui aussi pour effet d’augmenter le renoncement aux soins, car le paiement direct restreint l’accès aux soins aux seules personnes qui ont les moyens de payer. Dans ce cadre et par souci d’équité, le niveau de prépaiement doit être le plus élevé possible. Ce n’est pas un hasard si dans les pays de l’OCDE, 81,1% du total des dépenses de santé sont prépayés (en France 89,8%). Enfin, dire que «trois milliards de dollars ne peuvent suffire en 2016 à entretenir un système de santé performant, ni à prendre sérieusement en charge 40 millions d’habitants», c’est ignorer que ce système de santé n’est pas financé exclusivement par l’Etat comme on l’a vu ci-dessus, puisque la Sécurité sociale et les ménages y participent à hauteur de 60%. C’est ignorer aussi que selon les dernières données de la Banque mondiale et de l’OCDE, les dépenses publiques de santé ont représenté en Algérie 7,2% du PIB (données de 2014) contre 9,3% en moyenne dans les pays de l’OCDE, 9,1% au Brésil, 8,9% en Afrique du Sud et enfin 7% en Tunisie. En Algérie, ces dépenses ont représenté, cette même année, 9,9% des dépenses publiques globales contre 14,2 % pour la Tunisie et 15% en moyenne dans les pays de l’OCDE.
En guise de conclusion sur cet aspect de financement, je rappelle cette affirmation contenue dans le premier rapport du Pnud réalisé en 1990, qui notait à juste titre qu’«avec un revenu moyen par habitant de seulement 400 dollars, le Sri Lanka a atteint une espérance de vie de 71 ans et un taux d’alphabétisation des adultes de 87% alors qu’en Arabie Saoudite, où le revenu par habitant (6 200 dollars, soit 15,5 fois celui du Sri Lanka), l’espérance de vie ne dépasse pas 64 ans et le taux d’alphabétisation des adultes est estimé à 55%». Comme on le voit, l’Etat algérien ne dépense pas du tout plus que les autres Etats pour la santé publique, et surtout le problème est moins lié au prix du pétrole ou à la richesse de l’Etat qu’aux priorités retenues dans l’affectation des ressources disponibles. Autrement dit, il dépend de la façon dont les richesses nationales sont réparties.
Un système politique clientéliste
Proposer la privatisation en affirmant que «si des structures privées ou même étrangères voient le jour dans le pays, c’est tant mieux encore, elles auront leur clientèle qui se prendra en charge toute seule et laisseront les compensations et prises en charge à ceux qui en ont besoin» n’a pas été vérifié par la pratique de ces 15 dernières années. Car des cliniques privées, il y en a eu et le résultat on le connaît. Ce sont toujours les mêmes «nantis» qui bénéficient des prises en charge dans ces cliniques privées et à l’étranger. Pour dire que le problème ne réside pas dans la nature publique du système de santé, mais dans le système politique clientéliste.
Par ailleurs, si le système national de santé est effectivement malade, les structures privées ne se portent pas mieux (détournement de malades du secteur public, évacuation de ces mêmes malades vers ce même secteur public en présence de la moindre complication, surfacturation des soins aux caisses de Sécurité sociale et aux mutuelles, exigences aux malades de suppléments indus, utilisation indue des compétences médicales du secteur public, agréments accordés à des personnes qui n’ont rien à voir avec la profession, non-respect de la législation du travail…). Ce n’est là que quelques symptômes non exclusifs pour illustrer la maladie du secteur privé de santé qui doit lui aussi changer et évoluer, et dire surtout que le secteur privé, s’il a sa place dans la carte nationale de la santé, ne peut en être le noyau central et encore moins la substance.
Aussi, proposer «d’aligner les structures publiques sur les cliniques privées» juste après avoir souligné que les services fournis par ces cliniques sont «parfois performants et parfois douteux», c’est suggérer de condamner le pays à la fatalité de la médiocrité au lieu de provoquer le sursaut souhaité par les Algériens. Affirmer qu’«alors que nous sommes socialistes et dirigistes à tous les égards, et ce n’est pas le cas, et au moment où nous adoptons les systèmes inhérents à une économie libérale, nous ne pouvons vivre en hybrides avec des structures collectivistes qui nourrissent en aval tous les appendices d’un bazar ultra-libéral» pour plaider le démantèlement du secteur public de santé et l’instauration d’un système discriminatoire qui ne tient pas compte des expériences mondiales dans le domaine ne tient pas la route.
Au Royaume-Uni, pays extrêmement libéral pourtant, les soins sont gratuits pour tous les citoyens «du berceau au tombeau». Aussi bien les consultations des généralistes que des spécialistes, les explorations et les hospitalisations sont complètement gratuites. Seuls les soins dentaires ou ophtalmiques exigent une participation des malades avec des montants variables alors que les médicaments donnent lieu à un paiement forfaitaire symbolique.
Quelles solutions ?
Les solutions existent, mais ne peuvent voir le jour et être efficientes que si on arrive à déconnecter le système des groupes d’intérêt et des lobbies qui ont fait de la marchandisation des soins une source d’enrichissement au détriment de l’éthique et des malades. L’élaboration de ces solutions passe par l’assainissement du climat délétère qui prévaut dans le secteur hospitalo-universitaire (voir à ce sujet la récente contribution du professeur Chaoui parue dans «Libre-Algérie» et intitulée «Entre crise morale et poids des lobbies, le secteur hospitalo-universitaire s’effondre»).
Une fois le climat détendu, lancer un débat national inclusif en vue de définir les réformes organisationnelles et structurelles qui s’imposent. A ce débat, doit être associé l’ensemble des acteurs concernés : professionnels du secteur public et privé, caisses de Sécurité sociale, mutuelles, organisations syndicales concernées, associations de malades, etc. Ce débat doit être libre, ouvert et transparent, et doit aboutir à des assises nationales de la santé qui doivent tracer les contours et l’architecture du futur système de santé.
A mon avis, certains principes fondamentaux doivent être préalablement affirmés pour que le système de santé à venir puisse s’inscrire dans une dynamique de développement économique et sociale du pays. Je pense notamment à :
– affirmer le principe de l’accessibilité effective et réelle de toute la population aux soins ;
– affirmer le rôle primordial de l’Etat. Non seulement comme puissance publique qui exerce dans l’ensemble de ce secteur des fonctions de tutelle efficaces englobant la supervision, la surveillance et le renforcement des politiques sanitaires, mais aussi en tant que fournisseur prioritaire de soins ;
– affirmer le principe que le financement des dépenses globales de santé doit reposer essentiellement sur les dépenses publiques d’origine fiscale (Trésor) et contributive (Sécurité sociale). Arrêter le principe de 80% ou 85% comme valeur plancher des dépenses publiques de santé (Etat plus Sécurité sociale) ;
– instituer la contractualisation entre les démembrements de l’Etat (collectivités locales…) et les caisses de Sécurité sociale d’un côté et les hôpitaux d’un autre. Le principe de contractualisation avait été introduit par la loi de finances 1993 et le pilotage de sa mise en œuvre avait été confié au ministère de la Santé. Ce système devrait instaurer une transparence dans la nature des dépenses aussi bien des hôpitaux que des caisses de Sécurité sociale et leur permettre de procéder aux ajustements et correctifs pour une meilleure offre de soins et une meilleure protection sociale. Ce projet n’a pu aboutir à ce jour, butant sur l’absence de consensus sur le système de tarification à retenir en l’absence de références médicales et tarifaires actualisées, une gestion archaïque et l’absence d’une comptabilité basée sur l’analyse des coûts. Pourtant, la gratuité des soins n’a jamais été synonyme d’absence de tout système d’évaluation et de contrôle (voir l’expérience du Royaume-Uni) ;
– moderniser la gestion des hôpitaux avec généralisation de l’outil informatique. «Depuis trois ans que je suis à la tête du ministère de la Santé et je n’ai toujours pas pu appliquer l’informatisation de l’administration hospitalière. Je ne comprends pas cette résistance !», avait déclaré le ministre de la Santé (voir le Soir d’Algérie du 29 septembre 2015) ;
– éliminer l’activité complémentaire à titre privé des médecins du secteur public. Avec la revalorisation des salaires des médecins, rien ne justifie cette activité complémentaire qui a porté un grand tort au secteur public (détournement des malades et des moyens matériels, réduction de l’activité des hôpitaux à partir de midi…). Même si à l’avenir le problème salarial se pose, il faut le résoudre dans le cadre de l’administration et de la gestion des hôpitaux et non pas par ces décisions irrationnelles ;
– démocratiser la gestion des caisses et des hôpitaux. Instituer la participation des représentants de la Sécurité sociale aux conseils d’administration des hôpitaux et celle des associations des malades, des assurés sociaux et des différents syndicats aux conseils d’administration des caisses de sécurité sociale et des hôpitaux. Cela aura pour effet de renforcer la transparence et de consolider les interfaces entre les caisses et les hôpitaux ;
– réaffirmer la responsabilité de l’Etat dans la politique des prix des médicaments. Négociation par le biais de la centrale d’achat des hôpitaux, exigence des prix pratiqués dans les pays producteurs, politique du générique et du conditionnement du médicament, encouragement de la production nationale, etc. Le médicament, c’est entre 2 et 3 milliards de dollars d’importation, 200 milliards de DA remboursés par les caisses et presque autant financés par les pauvres malades.
Noureddine Bouderba
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