Sur l’école, la société et la modernité
Par Mohamed Bouhamidi – Les critiques sur la gestion du pays se multiplient. L’enjeu démocratique reste au cœur de tous les débats sur l’industrialisation et le développement. Il est presque établi – mais est-ce vrai ? – que les politiques de développement furent aussi des politiques autoritaires et antidémocratiques. Il reste que ce lien est plutôt établi par les partisans du libéralisme dans toute la palette de leurs nuances. Ils le font pour en tirer l’argument qu’en étant «démocratique» par essence, le marché ouvre à la jeunesse la perspective de la liberté. C’est faire un peu court et même trop vite pour enterrer les quinze années d’industrialisation sous le péché infamant de l’autoritarisme. Ainsi, toute la gestion de l’époque Boumediene est liquidée au motif de cette «tare» inexpiable.
Pour les contempteurs de Boumediene, que pèsent des réalisations lourdes dans l’électronique, l’électroménager, la mécanique, la sidérurgie, le textile, les cuirs et peaux, le ciment, le bâtiment et les travaux publics, etc. ? Que compteraient même les universités qui, en deux décennies, ont bouleversé le champ culturel de l’Algérie et ouvert la voie à cette extraordinaire mixité de l’espace public en général et des secteurs de l’enseignement et de la santé en particulier ? Si extraordinaire d’ailleurs qu’elle fut le facteur décisif de résistance sociale et culturelle au terrorisme qui avait programmé la mort de l’Etat national au profit du bazar.
Et pour ceux qui en auraient perdu la mémoire, rappelons que ce sont les enseignants – en majorité donc, les enseignantes – qui ont infligé au terrorisme sa première défaite politique lors de la rentrée scolaire 1994/1995. Ils avaient refusé ostensiblement – les parents d’élèves aussi – de plier devant le diktat du GIA qui leur interdisait sous peine de mort de rejoindre les classes.
D’autres peuvent privilégier des explications purement militaires de la défaite du GIA. Pour ceux qui comprennent la politique comme résultante de faits et de facteurs sociaux, ce refus confirmait, au grand jour, la résistance sociale souterraine et annonçait la défaite militaire. Il se trouve que cette mixité sociale est le fait de la politique de développement national. Elle est le fait de Boumediene. Et tout le monde peut retourner la question dans tous les sens et taper sur Boumediene, sur ses méthodes, sur ses penchants, sur ses tares, sur ses erreurs : la démocratisation de l’école et de l’enseignement qui a amené cette résistance sociale acharnée et orpheline d’une direction politique éclairée, c’est lui. Encore lui et à distance.
Cela peut choquer ou contrarier les partisans d’une critique radicale de la démocratisation de l’enseignement en Algérie. Leur raccourci que l’école algérienne a produit l’intégrisme et les zombies du GIA ne tient pas la route. Si cette assertion était vraie, nous aurions eu des millions de zombies et non des enseignantes qui ont résisté jusqu’au sacrifice suprême. Nous n’aurions pas ces milliers et ces milliers de diplômés qui réussissent si bien à l’étranger. Mais en dehors de ces arguments pratiques, les arguments théoriques et politiques restent les seuls capables de nous éclairer. Et les sciences sociales nous apprennent deux choses simples.
Premièrement, l’école reproduit la société et non l’inverse. Les tares de l’école, cherchez-les dans la société. Et les critiques de l’école algérienne feraient bien de se rappeler d’où vient cette école, de quel néant scolaire puisque nous avions 96% d’analphabètes chez les femmes et 94% chez les hommes en 1962. Mais aussi de quelles carences culturelles générées par le nécessaire repli identitaire de la résistance. Cette critique de l’école est en réalité celle de sa massification. Les auteurs de cette critique auraient préféré une scolarisation contrôlée, en fonction des moyens disponibles et des capacités d’encadrement pédagogique. Bref, il aurait fallu ne pas massifier. Sauf que chacun de ces critiques raconte comment et pourquoi ses enfants ont échappé – grâce à lui – au destin commun des zombies. Peu leur importe d’avouer – au passage et à partir de leur exemple – que c’est la société qui détermine l’école et non l’inverse. Et pourtant ! Dans le même mouvement, l’école reste l’instrument le plus incroyablement efficace pour casser les déterminations sociales. Seule l’école a ce pouvoir de briser les carcans sociaux tout en reproduisant les inégalités sociales. Elle fut dans notre pays plus cet instrument d’émancipation et de promotion sociale car les inégalités de classes à l’indépendance étaient marginales. Quand on regarde aujourd’hui la composition du corps enseignant, du corps médical et paramédical, le nombre de femmes et de jeunes filles qui entreprennent, le nombre impressionnant de femmes – la moitié ? – qui conduisent, nous sommes bien obligés de reconnaître que c’est le résultat de l’école algérienne, de la démocratisation. C’est le résultat de Boumediene. Et il est clair que ces critiques nous proposent à partir de leurs approches et de leurs analyses un autre type d’école et un autre type d’enseignement. Pourquoi cette longue digression sur l’école ? Car elle exprime le mieux la question démocratique.
Notre guerre de Libération ne s’est pas faite dans un monde sans débats ou sans luttes idéologiques féroces. Et pour tous les mouvements de libération s’est posée la question de savoir pourquoi il fallait mener le combat. Et contre qui on le menait. Contre des hommes ou contre un système ? Bien avant les indépendances, y compris la nôtre, il fallait trancher la question des buts de l’indépendance et ceux des sacrifices consentis. Le drapeau national suffisait-il à donner ou fallait-il donner à l’indépendance un contenu social, culturel, économique qui la prolongerait en révolution ? Evidemment, plus la lutte d’indépendance a mobilisé de sacrifices, plus les aspirations de justice sont puissantes. Et en Algérie, au-delà des péripéties et des drames de l’indépendance, la question fut tranchée par le peuple et par les cadres de la révolution : l’indépendance sera au service du peuple. La guerre se prolongera en révolution.
En clair, cela voulait dire casser les rapports de domination qui furent à la base de la colonisation, c’est-à-dire les rapports capitalistes. Dans l’état atrophié de notre bourgeoisie nationale et de notre «capitalisme interne», il fallait bien comprendre que, pour liquider les bases du colonialisme, il fallait combattre le «capitalisme externe», c’est-à-dire l’impérialisme. Le mouvement pour l’autogestion des domaines agricoles ou pour les usines a été imposé par le peuple. Et il n’est pas tombé du ciel. Il a été le fruit de décennies de luttes ouvrières sur les terres des colons, dans les ports, les docks, les usines, etc. Même amoindri par les pertes entre 1954 et 1962, le mouvement syndical avait gardé des leaders, des penseurs, des militants aguerris. La question de la démocratie pour eux, c’était d’abord celle de la démocratie sociale. On n’avait pas fait la guerre pour rester un pays sous-développé et enveloppé dans les mêmes rapports coloniaux. Pour cela, il fallait une révolution. Et le contenu de la révolution n’était pas compliqué à comprendre. Il fallait casser les contraintes néocoloniales contenues dans les Accords d’Evian.
Nos prêtres du marché et nos libéraux comme les ennemis de Boumediene oublient toujours cet aspect. Ils aiment bien disserter sur la rente pétrolière, mais nous cachent prudemment que cette rente, il fallait la récupérer. Il fallait oser la récupérer une certaine année 1971 !
Il fallait répondre à au moins une aspiration profonde du peuple : l’école pour tous. Les photos de Kouaci sont encore là qui montrent des écoles ouvertes dans des forêts avant même que les gourbis soient construits pour les réfugiés.
Inutile de revenir sur l’école, cela a été assez développé. Il fallait donner du travail et donc industrialiser, ne pas rester un marché pour les produits des autres. A cette époque, les conceptions de la démocratie s’opposaient sur la forme et sur le fond. L’Etat français, qui venait de nous mener une guerre sans merci et une sale guerre en plus, était une grande démocratie. Dans cette démocratie, nous n’avions pas pesé lourd. Elle nous avait administré la leçon que le vote et la liberté formelle d’expression pouvaient cacher les pires des injustices et les pires dévoiements de l’urne. A cette démocratie formelle, la démocratie représentative, les courants dominants en Algérie ont préféré la notion de démocratie révolutionnaire, celle qui répond sur le fond aux besoins populaires. Pouvait-on mener cette révolution socialiste sans liberté d’expression et sans liberté d’organisation ? Le débat n’a jamais cessé sur ce point du vivant de Boumediene. Mais il n’a jamais cessé du point de vue de la réalisation des aspirations populaires nées et exprimées dans la guerre de Libération. Les restrictions à la liberté d’expression et à la liberté d’organisation ont facilité la liquidation de l’entreprise de développement par une bureaucratie avide de se transformer en bourgeoisie.
Ce sont les réformes mises en route pour casser les réalisations de Boumediene dès 1980 qui nous ont mis aujourd’hui dans l’état où nous sommes. Et qui permettent de «liquider» les réalisations de l’époque par une pirouette qui vide le sens d’une épopée en la vidant de son contenu : la libération des peuples. Vingt-deux ans après la chute du mur de Berlin, le mot démocratie garde toujours un sens équivoque : celui de la liberté tout court derrière l’urne libre. On a fait croire à des jeunesses impatientes de vivre que l’eldorado occidental – s’il existe ! – s’ouvre par le parlementarisme et la démocratie représentative.
Cette jeunesse s’est engouffrée dans les révolutions de couleurs pour se retrouver enfoncée dans la régression sociale, économique et culturelle. Elle en avait accepté les prémices en acceptant l’idée que la réussite est affaire de mérite personnel qui ne doit pas s’arrêter aux futiles solidarités sociales. Elle paiera ses illusions en attendant de comprendre que le mot et la notion de peuple ne sont pas des vieilleries, mais les socles de nos existences.
Et que les processus de révolution et de contre-révolution ne sont pas une invention de l’esprit.
M. B.
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