Hommage à Mohamed Lemkami – L’homme de l’ombre mort l’Algérie au cœur (III)

Algérie Lemkami
Mohamed Lemkami et quelques moudjahidine durant la Guerre de Libération nationale. D. R.

Le défunt Mohamed Lemkami est l’exemple même de l’Algérien pour qui la patrie passe avant tout. Sa vie, il l’a passée à défendre les causes justes. Décoré de la médaille Athir – la plus haute distinction – pour son passé révolutionnaire, Mohamed Lemkami a consacré sa retraite à l’écriture de ses mémoires, dont nous publions des passages choisis qui retracent le parcours de ce grand moudjahid qui a donné son nom de guerre à son fils pour que la flamme patriotique jamais ne s’éteigne pas après sa disparition.

Je n’avais encore jamais été au bureau de Si Mabrouk. Ce qui m’avait frappé le plus, c’était ce bureau surélevé sur une haute estrade. On m’avait expliqué plus tard que cette surélévation empêchait tout visiteur de lire un papier déposé sur le bureau. Les cadres du MALG qui avaient vécu au Caire rapportaient que le responsable égyptien des services spéciaux, Fethi Dib, avait une phobie des visites de Boussouf qui ne se gênait pas, mine de rien, de lire les papiers qui se trouvaient sur son bureau. C’était certainement cela qui avait incité notre ministre, déjà très méfiant par nature et par nécessité, à surélever son bureau.

Donc la date de naissance de ce nouveau service devait se situer vers la première semaine de février 1961, lors de cette réunion au cabinet qui allait durer plus de deux jours. La première journée, nous étions ensemble, tous les cinq. Il s’agissait de débattre de toutes les méthodes qui avaient déjà été utilisées dans l’acheminement des armes et ce, depuis le début de la Révolution, avec des réussites et beaucoup d’échecs. Boussouf nous avait demandé à chacun de réfléchir à d’autres méthodes adaptées à la nouvelle situation. La deuxième journée, j’étais seul avec lui en présence de Toufik et Nehru. Après moi, il avait également reçu Abdelaziz en présence uniquement de Toufik et Nehru. Le cloisonnement était toujours de rigueur chez Boussouf.

Ce n’était pas Si Mabrouk qui nous l’avait dit au cours de cette réunion, mais la raison principale était qu’il subissait de nombreuses critiques des Wilayas et même de certains membres de l’état-major général au sujet du manque crucial d’armes et surtout de munitions à l’intérieur du pays. Depuis le début de l’année 1959, il était devenu très difficile de traverser les barrages frontaliers et les opérations Challe, qui avaient balayé l’Algérie d’ouest en est, avaient fait perdre énormément d’effectifs aux unités de l’ALN dans les Wilayas. Le manque d’armes et surtout de munitions obligeait souvent ces unités à éviter les combats avec l’ennemi.

Avant lui, Mahmoud Cherif, ancien ministre chargé de l’armement, avait subi les mêmes critiques. Donc pour faire face à cette situation devenue dramatique, Boussouf était décidé à mettre le paquet dans cette affaire, quel qu’en soit le prix. Il avait alors fait appel à ses collaborateurs des Services dont il a été question précédemment. Au cours d’une brève déclaration liminaire, il avait commencé par faire l’éloge de tous ces jeunes qui activent volontairement et anonymement dans les services du MALG et ailleurs. Cette jeunesse, d’après lui, avait une immense réserve d’imagination et ce qu’elle avait réalisé depuis 1956 le prouvait.

En outre, dans l’ombre et l’anonymat, ces très nombreux jeunes, des ex-collégiens, des ex-médersiens et beaucoup d’étudiants universitaires, avaient volontairement déserté leur scolarité et leurs études pour rejoindre les rangs de l’Armée de libération nationale, avaient donné le meilleur d’eux-mêmes, parfois jusqu’au sacrifice suprême, et apporté une contribution honorable à la glorieuse lutte armée. Aucun d’entre eux n’était sorti d’une grande école militaire spécialisée, ni de Saint-Cyr, ni de Saint-Maixant, pourtant réputées à l’époque mais réservées strictement à qui de droit et spécialement aux fils dits des «grandes tentes». Généralement, ils n’étaient que des collégiens et des lycéens qui avaient abandonné les bancs de l’école après la grève décrétée en mai 1956 par l’Ugema (Union générale des étudiants musulmans algériens). Pourtant, comme les avait qualifiés le président Ferhat Abbas, ils étaient considérés comme de «jeunes généraux moustachus».

En territoire marocain, en territoire tunisien, en territoire libyen, au Mali, considérés comme bases arrières de l’Armée de libération nationale, en Egypte ou en d’autres pays du Moyen-Orient, d’Afrique ou d’Europe, le quotidien souvent très difficile et parfois dangereux de ces jeunes était l’anonymat et la clandestinité totale. Leur devise était le secret et le cloisonnement. Leur objectif était l’efficacité dans l’action au seul service de la Révolution. Plusieurs d’entre eux, après une formation adéquate sur les plans technique, militaire et politique, affectés dans les Wilayas et les zones opérationnelles de l’intérieur du pays comme contrôleurs, commissaires politiques, opérateurs radios, chiffreurs ou dépanneurs, officiers des renseignement et de liaison ou comme simples djounoud, étaient tombés au champ d’honneur les armes à la main ou faits prisonniers dans les geôles coloniales et les camps de concentration.

Ces jeunes-là avaient été parmi les compagnons et proches collaborateurs de Si Abdelhafid Boussouf, plus connu sous le nom de Si Mabrouk. Les plus anciens parmi eux l’avaient été d’abord au niveau de la Wilaya 5 de l’Oranie, ensuite au niveau des services spéciaux du MLGC, devenu plus tard le MALG. Si Mabrouk, organisateur-né, avait fait de ces jeunes sa véritable force de frappe. Personne ne pouvait ignorer leur apport constructif à la lutte de libération.

Les premiers services créés en 1956 et 1957 étalent les transmissions et les CCl (commissions de contrôle et d’investigation). Ces dernières, composées de jeunes garçons et de jeunes filles engagées volontaires dans l’Armée de libération nationale dès la mi-56, avaient été chargées de certaines missions dans les zones de la Wilaya. Ces missions n’avaient pas dépassé un mois. Je pense qu’elles n’avaient pas donné satisfaction sur le plan opérationnel et leur durée de vie avait été très courte. Certains membres de ces commissions avaient été intégrés dans le SRL de la Wilaya V et allaient suivre le cheminement décrit ailleurs : LGR, MLGC, MALG.

Pour la création des transmissions, El Hadj Benalla, l’un des adjoints de Larbi Ben M’hidi, avait suggéré l’idée d’écouter les communications ennemies transmises par radio. Il aurait été opérateur radio dans l’armée française lors de son service militaire. Mais c’était Si Mabrouk qui en était l’initiateur principal, aidé en cela par Dib Boumédiène dit Abdemoumen, Moussa Saddar, Abdelkrim Hassani, Omar Tellidji et bien d’autres (pour mieux connaître la genèse des Transmissions nationales, se référer au très intéressant ouvrage de Moussa Saddar, Ondes de choc, édité par l’ANEP en 2002).

Ecoutons ce qu’en dit feu Si Moussa dans son important ouvrage cité ci-dessus : «Dès le début du combat libérateur, la nécessité d’établir les liaisons entre les différents rouages de la Révolution s’est fait sentir, en regard de l’étendue du territoire national.

«Le problème de la communication entre les dirigeants de la lutte et le peuple trouva une solution grâce à l’acquisition de matériel électronique (moderne pour l’époque) et la formation de techniciens parmi les nouvelles recrues issus des étudiants grévistes de l’Ugema.

«Un vaste réseau de télécommunications radioélectriques relia l’ensemble des autorités de l’organisation du FLN et de l’ALN et les émissions de la radiodiffusion clandestine (La Voix de l’Algérie libre et combattante) permirent la couverture d’une grande partie du territoire national de 1956 à l’indépendance et ce, en dépit des moyens aériens, maritimes et terrestres que l’ennemi colonialiste n’hésita point à mettre spécialement afin de détruire cette réalisation. La guerre des ondes ainsi menée, fut une guerre sourde, sans quartier et non médiatisée, qui a fait beaucoup de morts parmi le personnel des Transmissions, mais dont le dernier mot revint à l’organisation du FLN/ ALN».

Depuis quelques années seulement et surtout depuis la création, au début des années 1990, d’une Association des anciens moujahidine du MALG, le voile a commencé timidement à être levé sur ces fameux Services spéciaux de l’Armée de libération nationale. On en parlait déjà un peu, en les qualifiant de façon malintentionnée, péjorative et parfois avec des arrière-pensées malsaines, de «services de police de Boussouf». C’était la politique en vogue, vers la fin de la lutte armée et au lendemain de l’indépendance, pour éliminer Boussouf et ses collaborateurs et avoir la voie libre du pouvoir. C’est de nouveau cette politique malsaine de certains, probablement encore manipulée par le capitaine Léger à titre posthume.

On en connaît maintenant un peu plus sur les Transmissions nationales. Certains cadres qualifiés en ont parlé dans leurs écrits ou conférences, comme l’ont fait Moussa Saddar, Abdelkrim Hassani Abdelkader Bouzid, Mansour Rahal, Abdelmadjid Maâlem dit Bezouiche, Ali Cherif et Mohamed Debbah. De toutes manières, ces Transmissions nationales peuvent être considérées comme les véritables ancêtres de beaucoup d’autres services qui allaient naître au fur et à mesure des nécessités et de l’esprit créateur de cette jeunesse. Parmi les premiers opérateurs de cette organisation clandestine née en 1956 et qui allait devenir une véritable institution, je peux citer entre autres Mahfoud, Mansour, Aïssa, Wafi, Hammou, Ali Guerraz, Abdelghani, Abdelmoumen, Moussa Youcef, Farid, Larbi, Azzouz, Chahid, Bensouda, Mounir, Safar, Abouelfeth, Kaddour, Omar, Rachid, Zenagui, Abounasr, Wassini, Hocine, Chéerif, Miloud… sous le commandement de Tellidji Omar. Plusieurs parmi eux sont tombés au champ d’honneur ou faits prisonniers par l’ennemi.

On connaît à peine l’existence de la Direction de la documentation et de la recherche (DDR), de la Direction de la vigilance et du contre-renseignement (DVCR), de la Direction des liaisons générales (DLG), de la Direction du chiffre (DC), de la Direction de la logistique Est et Ouest (DL), de la Direction du contrôle et de la coordination à l’Ouest (DCCO), du Centre national d’exploitation à la base Didouche (CNE) de l’APS, des services de la Radio de l’Algérie combattante de l’aviation militaire, de la Marine militaire, des hommes-grenouilles, des usines de fabrication d’armes, du Service spécial S4 et enfin de Tapis Rouge.

Extrait du livre Les Hommes de l’ombre

(à suivre)

Comment (5)

    Med
    30 octobre 2017 - 7 h 37 min

    Je suis embarqué par ses écrits magnifiques merci à AP et surtout à si Mohamed Lemkami
    Allah yerahmou

    Ikbal
    30 octobre 2017 - 7 h 18 min

    J ai jamais pensé qu un moudjahid puisse écrire de la sorte
    C est des écrits passionnant j aime lire cela
    Allah yerahmou

    Moussa
    29 octobre 2017 - 19 h 11 min

    L algerien doit connaître son histoire il doit être fière de son pays car nous sommes privé jour après jour de cette génération de novembre qui nous quitte certain sans laisser de traces ou d écrit
    Merci si mohamed reposer en paix allah yerahmek

    mouatène
    29 octobre 2017 - 16 h 19 min

    historiens !!!!! cinéastes !!!!! hommes de culture !!!!  » écrivains !!!!! l’algérie est entrain de se vider !!!! ne laisser pas l’érosion pourrir notre histoire . votre responsabilité est grande. les générations futures vous le reprocheront. la france coloniale a été occupée pendant 4 ans, ses cerveaux ont produit 400 films et des milliers de livres. ils ont retracé heure par heures ces 4 années et ils n’arretent pas de diffuser des milliers de documentaires sur les 4 ans d’occupation. ET VOUS !! qu’attendez vous ???.
    – je pries Dieu le Tout Puissant pour qu’il accorde sa miséricorde à feu le Moudjahed Si Mohammed LEMKAMI, et l’accueillir en son vaste Paradis. toutes mes condoléances à ses enfants et petits enfants et au peuple algérien. gloire aux martyrs de la révolution algérienne et que vive le peuple algérien dans la paix et la prospérité.

    Anonyme
    29 octobre 2017 - 15 h 27 min

    Excellent initiative on se régale avec cette belle lecture
    Allah yerahmou

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