Hommage à Mohamed Lemkami – L’homme de l’ombre mort l’Algérie au cœur (IV)

Lemkami
Mohamed Lemkami, ancien directeur de la PCA, ancien député. D. R.

Le défunt Mohamed Lemkami est l’exemple même de l’Algérien pour qui la patrie passe avant tout. Sa vie, il l’a passée à défendre les causes justes. Décoré de la médaille Athir – la plus haute distinction – pour son passé révolutionnaire, Mohamed Lemkami a consacré sa retraite à l’écriture de ses mémoires dont nous publions des passages choisis qui retracent le parcours de ce grand moudjahid qui a donné son nom de guerre à son fils pour que la flamme patriotique jamais ne s’éteigne après sa disparition.

Au début du mois d’avril 1977, le président Boumediène remanie son gouvernement et un nouveau ministre de la Santé est désigné. A peine deux ou trois jours après son installation, il m’avait téléphoné en personne pour me donner l’ordre de bloquer tous les projets industriels en cours. Quand je lui avais annoncé que les appels d’offres internationaux avaient été déjà lancés et la date d’ouverture des plis fixée à début mai, il m’avait répliqué qu’il fallait quand même tout bloquer immédiatement car il allait procéder autrement, donnant la préférence à des projets clés ou produit en main, à la mode à l’époque dans d’autres secteurs.

J’étais quand même intrigué qu’un nouveau ministre ne connaissant absolument rien au secteur vienne directement, braqué sur un objet précis. Etait-il en mission ? Lui seul, en son âme et conscience, le savait. Il allait quand même faire perdre au pays une occasion de lancer une vraie industrie pharmaceutique accouplée à une ambitieuse recherche scientifique avec des cadres nombreux et très compétents formés dans les meilleures universités, avec un financement propre de l’entreprise, n’impliquant aucune contrainte extérieure de crédit. Il allait pour plusieurs décennies encore faire le bonheur des laboratoires étrangers qui allaient consolider leur présence sur le marché algérien et permettre, plus tard, la création d’une véritable mafia du médicament complice de ces fournisseurs.

Avant de quitter mon poste définitivement, j’ai attendu vainement un remplaçant pour faire les passations dans les règles de l’art puisque j’étais officiellement partant. Personne ne s’était présenté. Entre-temps, comme cela était programmé bien avant même mon élection, j’avais été invité à assister, à l’Université de Lyon, en tant que membre honoraire d’un jury, à la thèse de doctorat d’Etat d’une stagiaire de la Pharmacie centrale, Mademoiselle Belhabri. J’avais sollicité, avec lettre explicative à l’appui, un ordre de mission du nouveau ministre qui l’avait signé rapidement, connaissant de ce fait exactement ma date de départ et la date de retour.

Le lendemain de mon arrivée à Lyon, le consul général d’Algérie, avec qui j’avais pris contact, m’avait informé en urgence d’un message qu’il venait de recevoir d’Alger, m’intimant l’ordre de rentrer sur Alger pour assister à la passation de pouvoir au niveau de la Pharmacie centrale. C’était vraiment ridicule. Je n’en avais pas tenu compte et j’avais poursuivi mon programme déjà arrêté avec l’université de Lyon et son Institut de pharmacie industrielle ainsi qu’avec l’Institut Mérieux et la filiale lyonnaise du laboratoire Ciba Geigy, chez qui il y avait deux ou trois stagiaires.

A mon retour, j’avais trouvé le nouveau directeur général, un jeune dont c’était le premier emploi après sa sortie de l’université. Il était le fils du secrétaire particulier du nouveau ministre, ancien gendarme avant l’indépendance. Il n’était pas responsable de la situation. Donc j’avais décidé d’aller voir ce ministre dont le comportement à mon égard n’était pas du tout admissible. Je n’avais pas de rendez-vous. Son nouveau secrétaire général a essayé de m’empêcher de le voir. J’avais compris que j’étais indésirable dans ce département ministériel où j’avais pourtant exercé durant plus de cinq ans et demi. J’ai quand même forcé la porte du Ministre qui m’a accueilli très froidement. Je ne l’ai pas laissé parler. Je l’ai traité de tous les diables. Après avoir vidé mon sac, je l’ai quitté sans égard, même pour la fonction qu’il occupait.

Le soir même, le colonel Merbah, directeur de la Sécurité militaire, me l’avait sévèrement reproché par téléphone, chez moi. Il me demandait d’aller dès le lendemain présenter des excuses à ce ministre. Pour moi, ce qu’il me demandait était absolument inacceptable. Cette façon d’agir m’avait fait penser au dicton populaire «il m’a frappé et il a pleuré, il m’a devancé et il s’est plaint». J’avais refusé carrément de suivre les conseils de Merbah. Demander des excuses alors que je n’avais personnellement rien à me reprocher était au-dessus de mes forces. Finalement, ce dernier avait utilisé une ruse pour me pousser à rendre visite au ministre. D’après lui, ce dernier s’était trompé et c’était lui qui voulait me présenter des excuses.

Nous devions nous rencontrer tous les deux le lendemain matin à 9 heures au ministère de la Santé. J’avais promis d’y être à l’heure convenue. En arrivant devant le bâtiment du ministère, il n’y avait point de Merbah. Le ministre en personne était debout dans la rue devant le portail du parking, qu’il m’a lui-même ouvert pour stationner. Après des embrassades et chemin faisant jusqu’à son bureau, il n’avait cessé de s’excuser. Cette fois-ci c’était lui qui ne m’avait pas laissé parler. Pour moi c’était dommage de la part d’un homme pour qui j’avais beaucoup d’estime, bien que ne le connaissant que de loin. Il était certainement le simple exécutant d’ordres venus d’ailleurs.

C’est ainsi que ma mission à la tête de la Pharmacie centrale algérienne s’était terminée. D’ailleurs, cette entreprise qui gênait tant allait finir avec le temps par disparaître complètement, après sa restructuration au début des années 1980. Quant aux projets industriels et de recherche, ils attendent toujours.

La première rencontre des députés fraîchement élus avait eu lieu, sur convocation de la présidence de la République, au Palais des nations du Club-des-Pins. Nous étions 280 dans cette première législature. La première séance plénière avait été présidée par l’ancien colonel de la Wilaya III, Yazouren, qui était le plus âgé, assisté des deux plus jeunes députés. Immédiatement, deux commissions ont été créées : la première chargée de la validation des mandats et la seconde de l’élaboration d’un règlement intérieur. C’était tout ce qu’il y avait de formel, car les plats étaient déjà cuisinés à la Présidence.

Tout à fait par hasard, je me trouvais lors de cette première séance plénière, dans la salle, voisin du grand comédien Hassan El Hassani, plus connu sous le nom de Boubegra (le père de la vache) qui était je crois le député de Médéa. Tout le monde connaissait et appréciait Boubegra, qui avait un sens aigu de la réplique dans le pur bon sens paysan de chez nous, y mettant même l’accent. Au moment de la distribution du projet de règlement intérieur, il avait lancé sa première boutade. Au jeune agent de service de l’Assemblée qui venait de lui tendre un exemplaire, il l’avait surpris par «Oh ! Ils sont encore brûlants. Est-ce que tu viens juste de les sortir du four ?» Le pauvre agent, pris de court, avait failli perdre son équilibre, laissant tomber le reste du paquet par terre. Au moment du débat général sur ce projet, nous lui avions demandé de prendre la parole pour donner son avis, il avait répliqué par sa deuxième boutade qui voulait tout dire : «Oh non ! Ici, tu goul, tu coules».

Cette assemblée de la première législature était composée à 80% d’anciens combattants de la Lutte de libération qui, au lendemain de l’indépendance, avaient occupé d’importantes responsabilités dans les rouages de l’Etat et du parti FLN. On y trouvait d’anciens ministres, d’anciens ambassadeurs, d’anciens cadres des administrations, d’anciens directeurs généraux d’entreprises publiques, d’anciens officiers de l’armée en retraite, des professeurs d’université, des journalistes et quelques députés issus des organisations de masses, des travailleurs, des paysans, des femmes, des jeunes.

Un symbole de la Révolution du 1er Novembre 1954, Rabah Bitat, était là aussi comme député de la wilaya de Bouira. Tout le monde l’avait compris déjà à l’annonce de sa candidature. D’ailleurs c’était lui qui allait être plébiscité comme président de cette nouvelle institution, juste après l’adoption du règlement intérieur.

Selon la règle chère au président Houari Boumediène de l’équilibre régional qu’il mettait en pratique partout, tout avait été préparé à son niveau à l’avance. Il n’y avait pas de candidature libre pour occuper les différentes structures internes. Une fois au perchoir, Bitat nous avait proposé les quatre vice-présidents qui lui avaient été recommandés : Mahmoud Guennez précédemment ministre des Moudjahidine, Layachi Yaker précédemment ministre du Commerce, Amar Chibane dit Boumediène précédemment contrôleur national du parti et Djelloul Malaïka précédemment chef du département des mouvements de libération dans l’appareil du parti. Il nous avait invités à voter et nous avions tous levé la main.

Le lendemain, c’était au tour de l’installation des huit commissions permanentes prévues par le règlement intérieur. Les premiers présidents de ces commissions avaient également été prévus d’avance et sur le même principe : Mohamed Kellou pour la commission des affaires étrangères, Abdelkader Zaibek pour la commission des finances et du plan, Abdelmalek Temmam pour la commission économique, Mohamed Abdelaziz pour la commission de l’agriculture, Djelloul Bekhti Nemiche pour la commission des affaires sociales, Abdallah Fadel pour la commission des infrastructures et Ahmed Mettatla pour la commission juridique et administrative. Chaque commission avait été dotée d’un vice-président et d’un rapporteur laissés à l’initiative du président. Les 20 membres de la commission donnaient leur accord par consensus. Il était au préalable laissé la liberté aux députés de s’inscrire dans les commissions de leur choix pour une année. Je ne m’étais inscrit dans aucune d’elles, mais j’avais été sollicité séparément par Zaibek d’abord et Temmam ensuite pour faire partie de leurs commissions. Après hésitation, j’avais rejoint celle de Abdelkader Zaibek.

Au cours de nos premières réunions, j’avais constaté que la majorité des membres de la commission des finances et du plan n’avaient aucune idée des finances publiques ou des problèmes de planification. Certains, venant du secteur économique, avaient des notions de gestion. Le seul qui venait du ministère des Finances et du Plan était Noureddine Boudoukha, ingénieur en statistiques. Le vice-président désigné, Ahmed Lamine Tarfaya, était l’ancien directeur général de la Cadat (Compagnie algérienne d’aménagement du territoire). Le rapporteur désigné, Boualem Baki, était ancien inspecteur d’académie d’Oran. La seule femme, Sakina Baghriche, qui s’était retrouvée parmi nous, avait quitté très vite notre commission pour une autre à cause de nos écarts de langage.

Nous étions encore au Club-des-Pins quand le jeu de l’interventionnisme et de l’opportunisme a commencé. De nombreux collègues faisaient la queue devant le bureau du président Bitat. Très patient et désirant certainement connaître son monde, il recevait et écoutait. Durant toute sa carrière à la tête de cette institution, il faut lui reconnaître qu’il n’avait pratiquement jamais fait de remarque déplacée à un député. En plénière, il donnait la parole à qui la demandait et le laissait parler sans jamais le couper. La libre expression était une réalité avec Bitat au sein de cette Assemblée. En dix années de présence au sein de l’Assemblée, c’est-à-dire durant deux législatures, je ne l’ai vu que deux fois bien s’énerver. La première fois, pour répondre à un collègue qui avait fait des remarques déplacées, Bitat était allé lui-même au sein de la commission des affaires étrangères pour donner la réplique à ce député ; ce dernier doit certainement s’en souvenir. La seconde fois, Bitat, avec son arabe dialectal constantinois très imagé, avait répondu à quelqu’un extra-muros. Suivez mon regard.

Le voyant à la tête de cette Assemblée, nous nous étions réellement pris au sérieux. Nous allions tous faire l’apprentissage de la députation, ou plutôt de la représentation populaire. Il me semblait au départ que même le président Houari Boumediène le voulait ainsi, à condition de ne pas remettre en cause son propre pouvoir. C’était pour lui sans aucun doute une véritable caisse de résonance populaire lui permettant de connaître l’opinion publique par une autre voie que celle de l’administration et des services.

Extrait du livre Les Hommes de l’ombre

(à suivre)

 

Comment (5)

    Smail
    1 novembre 2017 - 10 h 01 min

    J ai eu à connaître si Mohamed allah yerahmou
    C est un grand Homme d une générosité d une gentillesse son bureau toujours ouvert pour tous et je pèse mes mots une persévérance une assiduité une clairvoyance
    Allah yerahmou

    Samia
    1 novembre 2017 - 9 h 51 min

    C est avec un immense plaisir que je lis ces lignes
    Mais avec une grande tristesse pour l algerie d avoir perdue un Homme de cette pointure
    Allah yerahmou

    Med
    31 octobre 2017 - 8 h 45 min

    J aurais jamais pensé qu un homme de cette pointure pouvait exister en algerie allah yerahmou c est toujours les meilleurs qui partent

    Mehdi
    30 octobre 2017 - 22 h 10 min

    C est du lourd ce monsieur allah yerahmou

    Aek
    30 octobre 2017 - 12 h 49 min

    Quelle prestige c est des hommes comme lui qui doivent diriger ce pays
    Nous étions sur le point d avoir notre propre industrie pharmaceutique
    Allah yerahmou

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