Ce qui nous appartient (II)

ce qui nous appartient
La Ligue arabe, une structure inutile, voire contreproductive. D. R.

Par Nouara Bouzidi – En ce qui nous concerne – nous autres Algériens – ce qui nous appartient est de nous distancier, psychologiquement et collectivement, des illusions des plusieurs égrégores qui agissent sur – et parfois contre – notre société. Avec réalisme et lucidité, avec distance et apaisement, avec patience surtout : pour nous tourner résolument et consciemment vers un futur qui soit fonctionnel, stable et pérenne pour tout le peuple algérien.

Le mot «égrégore» est généralement entendu chez les partisans des systèmes de pensée et de croyances occultistes (et/ou ésotériques) comme étant l’«esprit» qui émane d’un groupe d’êtres humains ; ce groupe serait doté d’un destin unique qu’il faut renforcer et célébrer. «Esprit» qu’il faut renforcer par la croyance aveugle et entière de ses membres. Dans ce sens précis,c’est en d’autres termes une «autodéification» qu’opère un groupe d’individus, de lui-même sur lui-même, en s’attribuant des caractéristiques et des qualités particulières qui le distinguent positivement et supérieurement de tous les autres groupes humains qui l’entourent – ces groupes restants étant jugés par déduction comme moins positifs, donc… inférieurs.

Si les peuples et les nations sont bel et bien à la fois divers en leur sein et différents les uns des autres, leur «autodéification» par l’usage de l’égrégore pose souvent problème. Effectivement, on devinera aisément que le risque de «dégâts» et de «désordres», de la dite supériorité du groupe sur tous les autres groupes, n’est jamais loin. L’histoire est remplie de ces exemples de domination, de guerres, de destructions et de déstructurations des populations et de leurs sociétés.

Dans l’Antiquité – voire jusqu’au XIVe siècle dans les pays baltes, avant leur christianisation – dans différents territoires de la planète, on sacrifiait des bébés, de jeunes enfants, de jeunes femmes et de jeunes hommes aux Dieux pour «nourrir» l’«esprit (l’égrégore) du groupe en échange dela permanence du groupe et de sa protection.

L’histoire moderne et l’histoire contemporaine montrent comment on peut «nourrir» les «esprits» de tous ces égrégores successifs et comment on retrouve, dans les tous les racialismes, toutes les idéologies, tous les impérialismes, les «nourritures» de ces égrégores :

– Dans l’histoire moderne, par exemple, il y a le cas de la guerre de Trente ans en 1618/1648, avec la perte de près d’un tiers de la population desétats allemands et de près de deux tiers de la population de l’Europe centrale sous fond de guerres politico-religieuses. Il y a aussi le cas de la Révolution française avec son égrégore de la Terreur notamment exercé par le génocide des Vendéens – ou «populicide» selon l’expression du révolutionnaire Babeuf en 1795.

– Dans l’histoire contemporaine, les cas sont multiples et de plus en plus sanguinaires, tant la technologie le permet : du génocide des Arméniens au génocide des Tutsis, en passant par le génocide des Algériens, des Juifs européens et des Tziganes, sans oublier la perte industrielle de 20 à 25 millions de Russes sur un total de 38 millions de morts durant la Seconde Guerre mondiale.

Le monothéisme – dans son évolution juive, chrétienne puis musulmane – opérera un procédé de substitution des sacrifices humains présent dans les traditions païennes. Cette substitution se trouve dans l’épisode du sacrifice du fils d’Abraham, dans l’Ancien Testament et dans le Coran : le sacrifice est interrompu par la venue de l’Ange, saisissant le couteau de la main du père et lui montrant le bélier pour que ce dernier meure à la place du jeune adolescent. Ce passage montre qu’il s’agissait de refuser le sacrifice de l’homme, de remplacer la mort de l’être humain par celle de l’animal. Ce qui peut sembler aujourd’hui comme un détail narratif était en fait une vraie rupture dans la régulation de la violence humaine (bien qu’aujourd’hui les sacrifices humains soient revenus, notamment chez les terroristes qui sont loin de se rendre compte du retour du paganisme (Jahiliya ou le temps de l’ignorance) dans leurs crimes ; certains se souviennent sûrement encore de ce «rebelle» du front Al-Nosra, en Syrie, qui se filmait mangeant le cœur de sa victime, un soldat syrien, face à la caméra… Ce même Al-Nosra dont Fabius vantait publiquement le «bon boulot»).

Ici, dans cette contribution, le mot «égrégore» ne sera nullement employé avec son sens habituel tel qu’issu des courants occultistes dans l’Europe du XIXe siècle. Ce mot «égrégore» sera déshabillé de ses aspirations occultistes pour retenir ce qui l’anime intérieurement : soit la personnification d’une série de pensées et de croyancescollectives d’un groupe sur lui-même, mais aussi la question de son rapport au monde et, surtout, sur ses prétentions sur le reste du monde.

L’Occident a son propre égrégore. Il trouve ses racines dans la culture européenne, dans ses anciennes divisions, notamment politiques et religieuses, dans ses révolutions économiques jusqu’à ses excroissances anglo-saxonnes (Etats-Unis, Canada, Australie, etc.). Il se caractérise notamment, dans notre époque contemporaine, par l’ambition affichée du respect de la Déclaration des droits de l’Homme et du droit international basé. Pourtant, trois pays et non des moindres – les Etats-Unis, l’Angleterre et la France – viennent de démontrer, la semaine dernière, que le respect du Droit international par l’obligation de fournir les preuves du chef d’accusation et de leur soumission aux pays membres de la Communauté internationale n’existe pas pour ces trois pays.

Cela ne peut plus empêcher quiconque d’en tirer les conclusions qui s’imposent – la fiole d’anthrax montrée par Colin Powell à la veille du bombardement de l’Irak en 2003 étant un précédent resté dans les mémoires. Si ces trois Etats continuent à se fonder sur leur égrégore «occidental», leur action récente des bombardements contre la Syrie – sans aucune preuve tangible – montre heureusement que d’autres pays occidentaux (le Canada et d’autres pays européens comme l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne) ont refusé ou décliner l’appel à se joindre aux bombardements : l’accueil d’Emmanuel Macron par les pancartes «Hands off Syria» des députés européens n’est pas anodin. N’est pas anodine, non plus, l’intervention salutaire du parti politique allemand, Die Linke, auprès des juristes de la chambre des députés, le Bundestag.Ceux-ci viennent de rendre leurs conclusions : «L’emploi de la force militaire contre un Etat, afin de sanctionner la violation de cet Etat d’une convention internationale, représente une atteinteà l’interdiction de recourir à la violence prévue dans le droit international», il est par ailleurs indiqué que le motif légal mis en avant par les trois pays auteurs des bombardements n’est «pas convaincant». Ces bombardements donnent les preuves que les bras armés de l’égrégore occidental ne respectent pas, une fois de plus, leur propre système de pensée fondé sur le droit.

Or pour vivre et influer durablement, l’Occident a besoin de la maintenance de son égrégore, soit de la croyance et la confiance de ses membres envers lui, ainsi que celle des non-occidentaux. Cette action récente des bombardements contre la Syrie poussera donc les autres pays, non occidentaux cette fois-ci, à passer progressivement à un autre système d’alliance politique et économique dont la Russie et la Chine seront, on le devine déjà, les principaux bénéficiaires lors des prochaines décennies. II n’est pas dit que les pays européens ne procéderont pas non plus à une réorganisation de leurs alliances.

Parmi les égrégores qui nous concernent en propre, en tant qu’Algériens, il y a le panarabisme et l’islamisme – il y en d’autres encore. Ce que nous devons réaliser, c’est que ni l’un, ni l’autre ne nous aideront à avancer en tant que nation algérienne sur le long terme. Pas plus qu’ils n’aideront aucun pays arabo-musulman.

Ce qui va être dit ici sur le panarabisme n’est pas chose aisée – c’est même pénible à énoncer – et n’a nullement pour objectif de nous démoraliser, de nous fragiliser, mais au contraire de réfléchir ensemble sur ce sujet.C’est une invitation à prendre conscience de nos systèmes de croyance idéologiques pour ne pas en être les prisonniers inconscients puis piégés. Ce qui va être dit ici n’est pas un appel à l’abandon de ce que nous sommes (arabophones et musulmans pour la très grande majorité d’entre nous) – en aucun cas ! – mais une demande pour que nous interrogions les systèmes de croyance idéologiques qui ont traversé la société algérienne et dont la décennie noire (ainsi que la destruction actuelle de plusieurs pays arabes) est le puissant signal de prise de conscience qu’il nous faut opérer.

Le premier égrégore, le panarabisme, a traversé toute notre société durant des décennies, de la colonisation jusqu’à nos jours : il est en train de s’éteindre. Le panarabisme a fonctionné durant un moment historique – de l’entre-deux guerres européen jusqu’à l’invasion de l’Irak en 2003. Il a été une force mobilisatrice des sociétés arabophones – et non arabes – qui disposant de cet égrégore panarabiste puissant pouvaient se soulever d’abord contre les Ottomans (en Syrie, en Egypte, dans la péninsule arabique, etc.) puis contre les puissances coloniales occidentales (en Algérie, en Egypte, en Syrie, en Irak, etc.).

L’invasion de l’Irak, en 2003, a montré les signes de l’épuisement de cet égrégore. La déstabilisation – semblable à un jeu de dominos – de plusieurs pays arabes (Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, mais surtout de la Syrie – dernier pays chantre du panarabisme) est le chapitre de son agonie. Le panarabisme de l’Egypte est devenu une fiction notamment depuis Anouar El- Sadate qui fut en rupture avec le panarabisme de Nasser. Le maintien du siège la Ligue arabe au Caire est certes géographiquement compréhensible ; mais il fait partie des apparences dont ont aussi besoin les élites dirigeantes égyptiennes pour maintenir l’égrégore du panarabisme nassériste au sein de leur population, l’égrégore islamiste mettant de facto hors du jeu national plus de 10% de la population égyptienne : les Coptes, les Egyptiens chrétiens.

Cet égrégore du panarabisme péchait par deux écueils dès son émergence, au début du siècle dernier ; le panarabisme était (et reste) à la fois trop étouffant d’un point de vue identitaire – les identités historiques, culturelles, linguistes et religieuses de chaque pays étaient oubliées et/ou niées pour un panarabisme théorique – et très insuffisant (chaque pays a lui-même sa propre mosaïque culturelle interne ayant souvent souffert du déni de sa propre individualité culturelle dans son propre territoire national) pour convenir ne serait-ce qu’à un seul pays arabe dans sa globalité.

Pour donner un exemple concret : il faut se souvenir de l’arrivée des coopérants arabisants et de leur ostracisme des Algériens berbérophones – particulièrement en Kabylie – pourtant chez eux, dans leur propre pays. Ce qui ne pouvait que susciter à terme une réaction, une demande populaire de reconnaissance des racines et des langues berbères de l’Algérie, dressant ainsi, hélas, des algériens les uns contre les autres : des Algériens panarabistes contre des Algériens berbéristes.

Les élites algériennes dirigeantes de l’époque disposaient, à l’époque de la lutte contre la colonisation, de deux égrégores qui s’épaulaient mutuellement : le communisme, grâce à l’influence de l’Union soviétique dans les mouvements mondiaux de libération nationale (Indochine/Vietnam, Chine, Algérie, Cuba, etc.) et le panarabisme (qui servait dans un premier temps à donner une ossature identitaire spécifique à tous ces combats nationaux par l’identification au postulat d’une arabité commune).

Ces élites algériennes ne pouvaient pas et/ou ne voulaient pas comprendre que le berbérisme était une conséquence directe des excès du panarabisme (le panarabisme permettait de disposer d’un outil culturel conceptuel et théorique, commun à tous les pays arabophones sous colonisation française et anglaise). Le panarabisme de ces élites algériennes voyaient dans la revendication linguistique et culturelle berbère soit du folklore, soit une épine dans le processus de décolonisation totale de la société algérienne, mais certainement pas un composant structurel de l’identité algérienne, qui fut majeur dans le processus historique de la décolonisation.Les plus anciens se rappelleront notamment de la grande défiance de Nasser contre les anticolonialistes algériens berbérophones, surtout kabyles.

En effet, la plateforme du Congrès de la Soummam affirmait le refus de toute ingérence étrangère et dessinait déjà l’aspiration d’une Algérie algérienne, on comprend dès lors mieux leur mise à l’écart progressive au sein du mouvement national algérien par le président Nasser précisément au nom du panarabisme.

Le combat pour la culture berbère, comme constitutive et fondatrice de l’algérianité, aurait pu rester au stade de la berbérité linguistique et culturelle, et permettre à l’Algérie de connaître le sort aujourd’hui apaisé d’autres pays bilingues ou multilingues. Mais les excès des tenants algériens du panarabisme ont mécaniquement – par leur aveuglement concernant cette revendication culturelle de notre société et par leur rejet idéologique de la berbérité antérieure du peuple algérien – agrégé ce mécontentement en le transformant en force de contestation continue dans le temps – au point où plusieurs pays soutiennent les dérives désormais ethnicistes et non plus culturelles d’un parti politique comme le MAK. Ce sont le déni et le rejet, ici comme ailleurs, qui ont poussé une partie du mouvement pour la culture berbère à la rébellion au risque du séparatisme.

Si nous avions su en tant que nation ce qu’allait devenir l’apport de cette arabisation idéologique et non à proprement dit linguistique, si nous avions pu entrevoir ses dégâts sur la cohésion nationale (entre berbérophones, arabophones et francophones), nous aurions favorisé les Algériens chez eux sur toute autre considération, quelque soit leur langue et leur variété culturelle et nous aurions signifié aux coopérants de rester à leur place et de se contenter stricto sensu de l’enseignement de la langue arabe sans faire de politique dans notre pays. Mais qui pouvait l’anticiper ? C’est le recul actuel qui peut nous permettre de mettre en place les pièces du puzzle.

Pour donner un second exemple concret, il faut aussi se souvenir de l’ostracisme des coopérants arabisants islamistes devant l’islam algérien. L’Algérie, avant et au début de la colonisation, avait une véritable production de théologiens qui ont dû s’exiler durant la colonisation en Syrie, au Liban, en Palestine et dans une moindre mesure en Egypte. (Un petit aparté pour souligner le comble de l’ironie historique : bon nombre de ces théologiens, émigrés au Moyen-Orient, étaient des Zouaouis, des Kabyles en somme. La Kabylie était appelée à cette époque la «Montagne savante» en matière religieuse et Béjaïa était nommée la Petite Mecque tant son rayonnement en théologie était importante. Sans oublier l’adage populaire : «Au pays des Beni Yala poussent les lamas comme pousse l’herbe au printemps»).

C’est une véritable entreprise d’acculturation religieuse qui a eu lieu sur la population algérienne. Si la population algérienne n’avait pas été savamment maintenue dans l’analphabétisme durant la colonisation (les écoles coraniques étant même interdites pour la grande partie de la population et les écoles françaises ouverte à une toute petite minorité d’algériens), jamais ces acculturations – linguistique, identitaire et religieuse – de la population algérienne par le colonialisme, puis par une arabisation politique et par un islamisme tout aussi politique n’auraient eu lieu. C’est donc un phénomène historique mécanique.

Ces deux exemples peuvent nous aider à comprendre l’origine de l’affirmation inélégante maintes fois entendue dans quelques pays arabes selon laquelle nous n’aurions pas d’identité, que nous ne connaîtrions pas notre histoire car nous n’en aurions pas, que nous serions les descendants «ensauvagés» tantôt des Turcs (souvent lus dans des articles et les réseaux sociaux du Maroc), tantôt de la France (souvent entendu en Egypte, notamment durant le conflit footballistique de 2009). On comprendra l’idée sous-jacente de bâtardise qui se veut disqualifiante, certes ; mais s’arrêter à ces propos débiles, c’est établir une «relation retardataire» avec ceux qui prétendent connaître notre histoire plus que la leur propre. Ce qu’omettent de dire ceux qui martèlent de telles jactances, c’est que le peuple algérien n’a pas subi un protectorat qui aurait permis la continuité du pays et la permanence d’une élite, même sous tutelle étrangère. Non, ce n’était pas un protectorat, mais une entreprise de destruction massive des fondements même de la population algérienne, dans ces conditions nul ne peut être étonné de la réaction qui s’en est suivie : l’indépendance de l’Algérie par une guerre de huit ans. Le peuple algérien a subi une colonisation barbare, déstructurante, un vrai apartheid sur son propre territoire. En effet, dans ces conditions de violences massives, l’acculturation était de fait une conséquence inévitable, structurelle de la décolonisation : ce sont des générations entières qui ont été saignées. L’homme doté de raison comprendra ce que ces confabulations concernant notre «origine inconnue» sont incapables d’appréhender : aucune société détruite dans ses fondements les plus profonds ne peut avancer à la même vitesse que les sociétés épargnées.

Et, pourtant, il y a parfois de grandes surprises, dans l’histoire : les Algériens, bien que venant de très loin, continuent à faire leur marche. 132 ans après une cruelle colonisation, 60 ans après une Guerre de Libération nationale et 10 ans après une lutte contre le terrorisme, la marche algérienne, contre toute domination exogène, n’est pas si mal du point de vue du continuum historique. Aux générations suivantes, il faudra enseigner que l’obstination des algériens à résister, durant des générations successives, n’est pas une vue de l’esprit, qu’elle est bien réelle : cette soif de dignité et de justice ne peut que nous pousser à plus de conscience de nous-mêmes. Néanmoins il nous faut éviter de tomber dans le piège tendu par ces confabulateurs : dénigrer les autres. Ce serait une perte de temps et nous avons précisément besoin de ce temps pour bâtir et soutenir ce pays.

Evidemment – faut-il vraiment le rappeler ? – ce n’est nullement la langue arabe qui doit être tenue pour coupable. Ce serait une conclusion facile, vaine et totalement insensée. En effet, nous sommes aussi un pays arabophone depuis des siècles : la langue arabe ne devrait pas être le réceptacle du rejet, de la défiance des laïcs, des francophones ou des berbéristes, elle ne saurait être non plus le réceptacle des fantasmes politiques des panarabistes ou des islamistes. Ce n’est qu’une langue – un outil de pensée, de communication et de culture – totalement innocente de son idéologisation. Néanmoins, la critique légitime doit concerner la politisation de l’arabisation, son idéologisation, opérée notamment au cœur même du système éducatif algérien.

L’un des ténors de cette arabisation islamiste en Algérie fut Toufik Shaoui, frère musulman égyptien, dont la tâche la plus singulière fut son «expertise éducative» par l’ouverture de nombreux instituts ou écoles dans le monde musulman. S’il devait y avoir un jour, en Algérie, un tribunal qui détermine les responsabilités concernant l’ébranlement de la société algérienne par le terrorisme islamiste, il n’est pas à douter que Toufik Shaoui, conseiller personnel de Ben Bella, aurait aussi à répondre de la décennie noire, compte tenu notamment de sa responsabilité dans l’arabisation islamiste au cœur du système éducatif algérien.

Revenons à l’égrégore du panarabisme. On peut dater la fêlure interne de cet égrégore à 1991, lors de la première guerre du Golfe. En réalité cela remonte aux guerres israélo-arabes de 1967 et de 1973 où les premiers «coups de canif» dans le contrat de solidarité et confiance mutuelles entre pays arabes ont eu lieu. Il suffit de se rappeler l’attitude troublante de Hassan II à cette époque. Il est tout de même question – excusez du peu – de la transmission de conversations et de données militaires ultraconfidentielles du roi marocain à Israël (la télévision israélienne francophone I24 s’en est faite l’écho récemment). Mais il n’est pas non plus le seul dans le monde arabe à avoir eu cette attitude ambivalente. En effet, l’espion d’Israël durant la guerre de 1973, surnommé l’Ange, était Ashraf Marwan le propre gendre du président Gamal Abdel Nasser, devenu après la mort de ce dernier, le plus proche conseiller du président égyptien suivant, Anouar El-Sadate… Etrange sens de la loyauté.

Cet égrégore panarabiste avait néanmoins un mérite à ses débuts : celui d’unir les arabes chrétiens (ce mouvement panarabiste fut aussi de leur fait notamment face à l’émergence contemporaine de l’égrégore islamiste) et les arabes musulmans au fait national de leur pays commun. Ce fut le cas de l’Irak, de la Syrie et, dans une moindre mesure, de l’Égypte, limitant ainsi, autant que faire se peut, les désavantages du communautarisme étriqué.

Au Liban, l’égrégore panarabiste n’a pas pu avoir le même ancrage qu’en Syrie ou en Irak, pourtant tout autant dotés de nombreuses communautés (musulmanes, chrétiennes ou autres : kurdes, turkmènes, yazidis, mandéens, etc.). Les chrétiens maronites du Liban se sont retirés plus ouvertement de l’égrégore panarabiste, notamment dans les années 1960 pour «focaliser» leur identité vers l’égrégore du phénicianisme/libanisme (apparu dès les années 1920). 1975 sonna le début de la guerre civile libanaise. Depuis, l’Etat-nation libanais n’est toujours pas consolidé et encore en proie au communautarisme « institutionnalisé » : ingrédient principal utilisé par l’interventionnisme de plusieurs pays étrangers au Liban.

Il est toujours difficile d’admettre que nous suivons parfois dans nos vies des mirages, des illusions. Perdre ses représentations du monde est de loin la seule chose la plus difficile, probablement la seule chose qui puisse faire dresser un homme de tout son être, voire le pousser à la violence contre la perte de ses représentations du monde qui l’ont accompagné durant sa vie entière.

C’est pour cela que seul le temps et l’entêtement de la complexité du réel peuvent montrer les impasses d’un égrégore. Il faut comprendre que c’est humain de remplacer un égrégore par un autre : les groupes humains ne peuvent pas vivre sans la croyance collective de comment ils se représentent collectivement dans le monde. C’est humain et ce n’est qu’un processus de développement des représentations d’un groupe sur lui-même. La vraie difficulté pour un groupe organique est de réaliser le pourquoi de son égrégore et comment le «chevaucher» pour ne pas en être l’esclave ou la victime.

L’erreur est d’avoir confondu le panarabisme avec l’arabophonie. L’arabophonie existe, elle. En effet, l’arabophonie permet des échanges culturels, des avancées, de pays à pays, dans un cadre contractuel, car une langue permet une pensée commune, évolutive et vivante. L’égrégore panarabiste, lui, ne propose qu’une idéologie avec un contenu référentiel asséché, théorisé autour d’une prétendue origine commune et, surtout, qui ignore et nie la diversité linguistique, ethnique, historique et culturelle des pays qui le constituent. Ainsi, au regard de ce déni aveugle des différences réelles des pays arabophones, au regard de ce nom abusif d’« états arabes », le panarabisme, mécaniquement, ne pouvait pas permettre des avancées politiques communes majeures qui soient constructives.

L’égrégore du panarabisme est un échec et l’instrument de cet échec est, paradoxalement, la Ligue arabe elle-même. Car au lieu de permettre la viabilité d’un ensemble vaste, elle en aura été le cercueil. La Ligue arabe est, dans la pratique, une organisation politique sans succès notable et sans utilité concrète pour toutes les populations de ses pays membres. La Ligue arabe tient un discours sur les arabes, mais ce n’est qu’un discours sans effet positif et constructif pour les populations de ces pays. Les cultures sont différentes, les populations sont différentes, quant aux visions du monde, n’en parlons pas, chaque pays a la sienne et il ne saurait y avoir d’entente globale, mais seulement de pays à pays. Égrener à satiété l’expression « nous sommes frères » ne suffit pas pour le prouver, faut-il encore le prouver… Or il a été précisément prouvé le contraire depuis la première guerre du Golfe : la participation de plusieurs pays arabes à la coalition occidentale, contre la population irakienne et son état, fut le péché de la Ligue arabe.

Il faut paisiblement, consciemment, en finir avec le fantasme de la grandeur arabe, cela n’apporte que des guerres contre ces pays. Ressusciter un passé fantasmé, sans le connaître, c’est rendre le présent infernal. C’est une erreur de vouloir ressusciter une vision fantasmée du passé, il faut vivre et s’entraider à vivre ici et maintenant. Pour atteindre cette « fonctionnalité » du présent, il faut justement connaître – et non ressusciter – le passé. Or le passé, dans le monde arabe, est idéalisé. Cette idéalisation bloque le développement de la pensée, de la critique historique, de la création et de l’innovation. Soyons sensés, réalistes et raisonnables : les chimères nous font prendre un retard conséquent à l’heure où le progrès technologique et l’histoire s’accélèrent comme jamais auparavant.

Comment prétendre à la grandeur arabe quand l’instruction est globalement de faible qualité ou encore trop moyenne pour la majorité des différents peuples ? Comment y prétendre quand l’analphabétisme est encore présent ? Comment y prétendre quand la formation professionnelle est lacunaire ? Comment y prétendre quand la dépendance aux anciennes puissances coloniales, à tous les niveaux, durent et perdurent structurellement ? Comment y prétendre quand les économies dépendent majoritairement du pétrole, du gaz, du tourisme ? Comment y prétendre quand l’industrialisation est le fait de sociétés étrangères qui délocalisent pour payer le strict minimum aux salariés de ces pays arabes, en retardant de toutes leurs forces le transfert de technologie ? Comment y prétendre quand l’organisation politique et administrative des différentes sociétés est la pâle copie des anciennes puissances coloniales au lieu de fonder la sienne propre ? Comment y prétendre quand la population a une relation dévoyée à la religion musulmane (pourtant ferment actif de l’explosion scientifique du Moyen-Age occidental ouvrant sur la Renaissance et l’appétit scientifique des européens) ? Comment y prétendre quand les structures de pouvoir de ces pays se reproduisent au sein d’une même caste au lieu de créer un véritable état-nation où la population peut elle aussi tirer des bénéfices scolaires, économiques, culturelles et politiques pour elle-même ? Comment y prétendre quand des pays membres de la Ligue arabe nuisent militairement et politiquement à d’autres pays arabes en soutenant financièrement des pays étrangers pour qu’ils commettent des bombardements par procuration ? C’est tout simplement impossible, c’est un fantasme collectif, une vision qui tourne à la pensée magique.

On peut rêver à la grandeur d’un vaste ensemble, certes, mais concrètement rien n’est préférable et surtout faisable, dans la configuration actuelle, à un Etat-nation fonctionnel pour ses propres membres, pour son propre peuple : entre le rêve d’un grand empire et la réalité d’une nation fonctionnelle, le choix semble évident pour ceux qui ont compris le danger des illusions. Seule l’arabophonie est un projet de l’ordre du possible : il permet des échanges tout en restant soi-même. Ce qui nous appartient dans notre cas, c’est d’abord et avant tout l’algérianité dans toutes ses dimensions, c’est ainsi que nous pourrons forger l’unité de tout un peuple, diverse, mais fondé par le prix de ses combats historiques.

La Syrie, riche de diverses communautés culturelles et religieuses, saura réussir, précisément avec le malheur qui la frappe, la consolidation d’un vrai état-nation dans les décennies prochaines. En effet, la guerre, qui la secoue depuis ces sept longues années, n’a pas réussi à fracturer ces communautés les unes contre les autres, la guerre contre le terrorisme est devenu le ciment entre les communautés syriennes. Comme la Guerre de Libération nationale algérienne contre le colonialisme fut le ciment du peuple algérien. Seule une petite minorité de rebelles (soutenu par la venue de milliers de «musulmans» européens décervelés) ont dépassé la ligne rouge : ils ont accepté l’agression de leur pays et de leur population en s’associant à des étrangers. En d’autres termes ce sont des traîtres à leur communauté nationale, les nommer de modérés ou encore de rebelles ne changera pas le résultat : ils se sont bêtement exclus de la nation syrienne. Est-ce que la France, l’Angleterre et les Etats-Unis accepteraient de voir vaciller leurs fondations et leur cohésion nationales par des rebelles financés par des pays étrangers ? La réponse se trouve dans la question. Pourquoi demander à un état syrien d’accepter ce qui serait inacceptable pour eux ?

Le Liban ne peut pas encore se prévaloir d’un Etat-nation unitaire entre ses 18 communautés religieuses, tant l’interférence des pays étrangers était et reste forte (depuis la période des tanzimat – ou réformes – de l’empire ottoman, notamment par la «protection» des minorités chrétiennes par des ambassades étrangères, essentiellement européennes). Il faut se rappeler que la constitution libanaise – qui fut, ironie de l’histoire, d’inspiration française – ne permet pas la fusion des communautés dans une véritable citoyenneté nationale : elle est toujours une juxtaposition de communautés religieuses. En effet, de nos jours encore, le président libanais doit être chrétien maronite, le Premier ministre doit être sunnite et le président du Parlement doit être chiite. On aurait espéré mieux de la part du pays «créateur» des droits de l’homme, la France, défendant chez lui la citoyenneté égalitaire et organisant ailleurs – au Liban – un communautarisme rigide(1).

Dans la situation politique actuelle, nous avons besoin d’un état-nation qui soit la fusion de tous les algériens autour de leur algérianité commune. La Ligue arabe, telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui, est une structure inutile, voire contreproductive pour notre devenir. Nous pouvons construire une structure avec plusieurs pays arabophones conscients de nos atouts communs et de nos besoins de développement mutuels, autour de l’arabophonie, seulement avec des pays qui auront surtout la maturité politique de s’engager à ne pas se nuire les uns les autres. Si la Syrie devait refuser son retour dans la Ligue arabe – comme elle a rendu la médaille de la légion d’honneur au président français – ce serait la meilleure des nouvelles pour tous les pays arabophones qui ont été scandalisés par la lâcheté volontaire de la Ligue arabe. Les populations arabes et/ou arabophones qui auront réalisé la supercherie de la Ligue arabe, n’auront alors plus à subir la relation retardataire et l’immaturité politique – et ses conséquences meurtrières – des pays arabes tels que l’Arabie Saoudite et le Qatar. La Ligue arabe ne devrait plus être notre affaire, en tant qu’algériens ; en mémoire du malheur abattu sur les populations irakiennes, syriennes, yéménites et libyennes.
N. B.

(1) C’est une habitude déjà éprouvée , en Alsace même, après la guerre de 1914/18, l’administration française avait l’idée très particulière de classer la population alsacienne sortie de son annexion par l’Allemagne en quatre catégories – modèle A : réservé aux Français ou à ceux qui le seraient restés, si le traite de Francfort ne leur avait pas ravi cette nationalité ; modèle B : réservé à ceux dont un des ascendants n’était pas français de souche ; modèle C : réservé à ceux dont les deux parents étaient nés dans les pays alliés ou neutres ; modèle D : réservé aux «émigrés» provenant de pays ennemis, Allemagne, Autriche, Hongrie, ainsi qu’à leurs enfants bien que nés en Alsace.

Comment (6)

    Samir
    22 avril 2018 - 8 h 22 min

    « Si la Syrie devait refuser son retour dans la Ligue arabe – comme elle a rendu la médaille de la légion d’honneur au président français – ce serait la meilleure des nouvelles pour tous les pays arabophones qui ont été scandalisés par la lâcheté volontaire de la Ligue arabe. » BIEN VU !!!!

    Anonyme
    22 avril 2018 - 7 h 17 min

    C’est ce qu’on ressent depuis trop d’années, la ligue arabe est un machin qui ne sert à rien. Faut en sortir.

    GHEDIA Aziz
    21 avril 2018 - 16 h 29 min

    Je n’aime pas ce terme « égrégore » que vous répétez à satiété, ad nauséum. Ne serait-il pas mieux d’utiliser un autre terme qui a pratiquement la même signification, à mon sens, et qui pourrait faire consensus au sein des lecteurs : esprit de corps. De plus ce terme (que je propose ici) est un terme que le père de la sociologie a souvent utilisé dans sa célèbre « La Mokaddema, les prolégomènes. Ce qui ne risque pas d’entrer en conflit avec votre article qui n’est, en fait, ni plus ni moins, qu’une tentative d »étude sociologique de la société algérienne actuelle.

      kamel
      21 avril 2018 - 18 h 24 min

      coup état militaire en se moment en Arabie saoudite, violent combat au palais présidentiel le roi évacuer.

      Anonyme
      22 avril 2018 - 6 h 09 min

      J ai compris autre chose de ce long article. Un egregore c est une construction, alors qu un esprit de corps c est reel. C est trop vrai la langue arabe est le seul vrai lien entre tous ces pays. Il n y a pas d esprit de corps dans la monde arabe, c est du pipeau Mais les algeriens ont un vrai esprit de corps, c est different d un egregore.

    Aldjazairi
    21 avril 2018 - 15 h 19 min

    Que les chantres de l Exclusion , et pire ,du Racisme tels les Makakes et leurs alliés objectifs les Tekfiristes et autres «  soi disant Salafistes «  ( qui s assemble se ressemble dans l Ignorance , l Inculture , la Perversite et la Corruptabilite ) s offrent une Javellisation gratuite de ce qui leur sert de cerveau en méditant cette Contribution . De toutes les façons , les Parrains respectifs et parfois communs ( suivez mon regard sur ce qui se passe en Syrie ) de ces décervelés en quêtes de prébendes et de pouvoir Absolu ( prétendant combattre des …….dictatures ) vont perdre pied très rapidement . Comme nous l avons déjà souligné, le Centre de Gravité du Monde s est déplacé en Asie Mineure et les Macrons et autres Voyous Occidentalocentristes chez qui les 2 Traitres à notre Nation cités plus haut aiment se « blottir » , ne s en sont pas encore rendu compte , parce que justement noyés dans leur arrogance Raciste qui a nourrit , durant des siècles leur egregores .

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