Interview – M’hamed Kaki : «Pour la France, les Algériens restent le caillou en travers de la gorge de la République»

Algérie France histoire
M’hamed Kaki (sur la gauche) lors d'une manifestation. D. R.

M’hamed Kaki est le fondateur de l’association «Les Oranges», corédacteur avec Olivier Le Cour Grandmaison de l’appel pour la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France.

Algeriepatriotique : Vous êtes le corédacteur d’un appel pour la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France. Pouvez-vous nous en parler ?

M’hamed Kaki – L’appel pour la reconnaissance des crimes coloniaux par la France en Algérie et singulièrement dans la région de Sétif a été initié par l’association «Les Oranges» et Olivier Le Cour Grandmaison en 2015. Nous avons ensuite proposé la création d’un collectif unitaire pour la reconnaissance des crimes coloniaux de Sétif et sa région. Ce collectif rassemble de nombreuses associations, partis politiques et syndicats ainsi que des citoyens à titre individuel. Avec Danielle Simonet, conseillère de Paris, nous avons proposé au Conseil de Paris un vœu pour la reconnaissance de ce crime colonial par le président de la République. Ce vœu a été présenté en 2015 pour la première fois à l’assemblée du Conseil de Paris et voté à l’unanimité. Cette première «victoire» a permis que trente autres villes en France suivent l’exemple de Paris. Ce qui est pour nous une deuxième victoire dans le processus de reconnaissance. Mais le plus important, c’est l’inscription chaque année de cet événement dans les collectivités territoriales comme un événement incontournable. Depuis 2015, nous organisons des rassemblements à Paris (place du Châtelet) et dans trente villes pour sortir de l’oubli les victimes de ce crime contre l’humanité.

L’objectif du travail mémoriel de l’association «Les Oranges» est d’élargir les partenaires du rassemblement dans leur diversité, c’est pourquoi nous nous réjouissons que plusieurs initiatives que nous avons mises en place sont reprises en province par des citoyens et des élus, comme par exemple des conférences, des colloques, des rassemblements inscrits à l’agenda local, mais surtout des stèles, comme l’ont fait courageusement les élus de la ville de Givors, ce 8 mai 2018, en mémoire des victimes algériennes du Nord-Constantinois. Notre objectif est d’amplifier ce type d’initiatives partout où ça sera possible.

La pédagogie, le savoir, la conscientisation sont essentiels dans ce travail de mémoire de combat pour la reconnaissance. Cela demande une grande détermination de notre part et cette détermination s’inscrit dans la durée pour qu’elle soit inscrite politiquement dans la mémoire collective de tous. Car, il faut le souligner, l’histoire de ces crimes coloniaux, c’est d’abord l’histoire coloniale de la France, dont les Français sont amputés depuis toujours. D’une certaine manière, nous rendons service à l’ensemble des Français en leur restituant leur propre histoire par notre combat mémoriel. Car pour tourner la page d’une histoire, il faut que cette histoire soit écrite, partagée et diffusée largement à l’ensemble des citoyens.

Plusieurs appels similaires ont été lancés. Qu’apportez-vous de plus à ce débat ?

La singularité du travail de l’association «Les Oranges», c’est qu’il s’inscrit dans la durée et qu’il a un ancrage militant sur le terrain. Ce travail est concret dans sa régularité et ses formes, mais aussi dans la diversité du public. Il ne suffit pas de faire un appel et d’attendre que les choses viennent d’en haut. Toute l’année, nous organisons des initiatives qui favorisent l’augmentation du volume de prise de conscience des citoyens sur ce sujet comme sur d’autres sujets sensibles. Le débat est pour nous continu, il ne se produit pas de manière opportuniste à l’occasion de «coups» médiatiques et politiques.

Il s’agit de faire du drame du passé le carburant du combat d’aujourd’hui pour l’émancipation des peuples. Cette dynamique de combat dans l’accès à la connaissance, nous la menons au cœur des quartiers populaires afin de redonner de l’espoir et de la dignité à ceux qui sont méprisés d’en haut.

Enfin, il s’agit pour nous de tenir les deux bouts du combat : faire reconnaître les crimes contre l’humanité du passé par les plus hautes autorités de l’Etat ; combattre le poison du colonialisme qui est à l’œuvre aujourd’hui encore sous nos yeux, comme en Palestine et ailleurs, et dont l’impérialisme a pour objectif le démembrement de l’ensemble des pays arabes, avec, il faut le dire, la complicité de certains dirigeants monarques des plus réactionnaires qui collaborent avec les impérialistes d’aujourd’hui. Car, hier comme aujourd’hui, rien n’est possible pour les dominants sans la complicité des collaborations et des docilités de ces royautés au pouvoir.

Depuis la publication de votre appel, avez-vous eu des échos ? Pensez-vous réellement que les politiques français pourront un jour reconnaître les massacres commis par la France coloniale ?

Cette question est difficile, car on ne peut jamais savoir à l’avance si le combat que l’on mène est gagné à l’avance. Lorsque j’étais jeune, je faisais de la compétition de judo, les combats acharnés que j’ai menés contre des adversaires redoutables m’ont permis de comprendre deux choses : qu’il faut dominer la peur pour avoir des chances de gagner. C’est la peur qui tétanise les citoyens dans leur lutte contre l’injustice ; rester concentré et déterminé au combat, c’est continuer à exister dans la dignité pour vivre debout.

Notre appel a surtout des échos positifs chez les citoyens, il constitue un outil éducatif pour élargir le rassemblement des citoyens. Concernant les hommes politiques, ils sont comme tout le monde, c’est le rapport de force politique qui amènera chacun à réfléchir sur son agenda. Par exemple, beaucoup de députés, de maires et le président de la République lui-même ont été élus en partie grâce aux citoyens des quartiers et villes populaires. Ils reviendront solliciter la confiance des descendants de cette histoire coloniale et de leurs nombreux amis aux prochaines élections. Notre travail consiste aussi à mettre en lien ces paradoxes. Le sociologue algérien Abdelmalek Sayad disait : «Exister, c’est exister politiquement.»

Quel enjeu représente pour vous une reconnaissance des crimes coloniaux ? Peut-on parler de lien avec la lutte contre le racisme aujourd’hui ?

La lutte contre le racisme d’aujourd’hui ne peut être déliée de l’histoire coloniale. Les racistes d’aujourd’hui sont les nostalgiques du colonialisme d’hier. A travers le racisme d’aujourd’hui s’exprime la naturalisation des «sauvages». La destruction de la vie de nos parents et grands-parents s’est faite par l’idée qu’ils n’ont pas de valeur, qu’ils n’existent pas, que ce sont des «sauvages» qu’il faut éliminer de ce monde «civilisé». La destruction du peuple palestinien depuis 1947 se fait sur la base qu’ils n’ont jamais existé aux yeux des sionistes. Pour ce qui est de la France, les Algériens restent le caillou en travers de la gorge de la République, d’un passé qui ne passe pas.

La lutte contre le racisme a souvent été instrumentalisée par un antiraciste «affectif» qui occulte la dimension des rapports sociaux et l’enjeu politique. Cependant, il faut remarquer aujourd’hui les nouvelles formes de luttes politiques qui prennent à la fois la dimension de l’histoire coloniale et politique, mais surtout la question de l’autonomie des Français héritiers de l’immigration coloniale. L’enjeu de la reconnaissance des crimes coloniaux est essentiel, car il représente la possibilité d’un en-commun entre les peuples algérien et français pour un avenir de coopération dans l’égalité et le respect.

Le président français a-t-il l’intention de passer à l’acte après sa déclaration sur la colonisation ou alors c’était juste pour capter le vote maghrébin ?

Nous attendons toujours un geste fort de sa part ; cela prouvera, d’une part, l’adéquation entre la parole donnée en tant que candidat et le passage à l’acte dans sa fonction de Président. Mais surtout cela prouvera sa capacité d’autonomie à l’égard des lobbies de l’OAS et des nostalgiques de l’Algérie française. Il est évident que le vote des Français héritiers de l’immigration coloniale aura son poids le moment venu.

Nous venons de célébrer le 73e anniversaire des massacres du 8 mai 1945. Sur ce chapitre aussi, les Français avaient promis de reconnaître ces crimes, mais on n’a rien vu de concret…

Il faut distinguer les Français et leurs dirigeants politiques. Les Français sont très divers. Le travail pédagogique sur la vérité historique reste à faire. Beaucoup de Français sont favorables à la reconnaissance des crimes coloniaux. Mais certains dirigeants, comme l’ancien président de la République qui a semé le chaos en Libye par son agression contre un pays souverain, ce président-là a instrumentalisé la notion de reconnaissance en repentance, convoquant ainsi délibérément la confusion avec la théologie qui n’a rien à voir avec la reconnaissance que nous avons toujours demandée.

Dans ce contexte de confusion d’en haut, entretenu délibérément à des fins politiques, il est difficile pour les citoyens français d’y voir clair. C’est pour cette raison que le combat pour la mémoire de la dignité sera long est difficile. Mais le plus difficile, c’est de combattre le retrait des citoyens de la vie politique et le désintérêt général de ceux qui disent que tout est foutu avant même de commencer un combat. Le grand intellectuel italien Antonio Gramsci avait raison lorsqu’il a écrit son livre intitulé Je hais l’indifférence. Oui, il faut combattre surtout l’indifférence de ceux qui ne font rien et qui sont les champions du «y a qu’à, faut que…».

Que vous inspire le «manifeste contre le nouvel antisémitisme» signé par 300 personnalités françaises ?

Je dirais qu’il ne rend pas service à la lutte contre l’antisémitisme et aux gens sincères qui la mène. Ce manifeste cache surtout une volonté de stigmatiser les musulmans en général. Il peut être producteur de passage à l’acte violent contre toute personne supposée musulmane.

Ne pensez-vous pas que ce manifeste occulte les discriminations que subit la communauté musulmane en France ?

Ce manifeste vise clairement la communauté musulmane en tant que responsable de l’antisémitisme. Ce qui est scandaleux, c’est le manque de réponses à la hauteur de ces mensonges qui peuvent avoir des conséquences graves dans la vie quotidienne des supposés musulmans ou des musulmans, car la violence raciste, lorsqu’elle se met en œuvre, frappe aveuglément tous ceux qui ressemblent à un musulman. Bien entendu que la violence islamophobe est occultée par les hommes politiques, mais aussi par les juridictions. Cependant, il appartient aux musulmans de créer les conditions d’une lutte efficace contre l’islamophobie rampante.

Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

Comment (7)

    Anonyme
    14 mai 2018 - 21 h 43 min

    Une très belle interview, il y a beaucoup de choses que je partage. On ne peut que saluer le combat de cette association et de toutes les associations qui combattent pour la reconnaissance des crimes contre l’humanité commis par le colonisateur barbare en Algérie et contre l’oubli….!!

    « Les Oranges », on voudrait bien connaître pourquoi ce nom..?

    Dans cette interview, je relève les phrases clés:
    -« la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France. »
    -« l’histoire de ces crimes coloniaux, c’est d’abord l’histoire coloniale de la France, dont les Français sont amputés ».
    -« faire reconnaître les crimes contre l’humanité du passé par les plus hautes autorités de l’Etat ; combattre le poison du colonialisme qui est à l’œuvre aujourd’hui encore sous nos yeux ».
    -« rien n’est possible pour les dominants sans la complicité des collaborations et des docilités de ces royautés au pouvoir. »
    -« les Algériens restent le caillou en travers de la gorge de la République, d’un passé qui ne passe pas. »
    -« pour un avenir de coopération dans l’égalité et le respect. »
    -« cela prouvera sa capacité -(Macron)- d’autonomie à l’égard des lobbies de l’OAS et des nostalgiques de l’Algérie française. »
    -« Ce manifeste cache surtout une volonté de stigmatiser les musulmans en général.  »
    -« il appartient aux musulmans de créer les conditions d’une lutte efficace contre l’islamophobie rampante. »

    Bravo, Bon courage et Bonne continuation..!

    Anonyme
    14 mai 2018 - 20 h 01 min

    Après 60 ans de totalitarisme FLNesque on ne peut plus tromper personne sur la nature de cette entité fasciste et fascisante et ce dès ses origines.

    Anonyme
    14 mai 2018 - 18 h 37 min

    On est pas en quête de son amour pour Nous, nous sommes là chez Elle, comme Elle ( fafa ) était là bas chez nous …
    Ce n’est pas un caillou, mais un os

    yabdas
    14 mai 2018 - 17 h 28 min

    qu’elle que soit la bonne volonte du premier magistrat de la France,il ne peut ignorer l’Etat profond qui n’est pas pret a le suivre dans la voie de la repentance.le syndrome colonial est encore tres vivace.

    Linguistique
    14 mai 2018 - 17 h 19 min

    En travers de la gorge, un OS est plus difficile à faire passer et fait beaucoup plus mal qu’un CAILLOU. Néanmoins, ce caillou peut causer les mêmes problèmes à celui qui l’a dans sa chaussure.

    RAYES EL BAHRIYA
    14 mai 2018 - 16 h 50 min

    RAYES EL BAHRIYA
    commentaire du 12 mai 2018 – 15 h 43 min.

    TOUJOURS LE PARTIE PRIS.

    POURQUOI C’EST EUX QUI NOUS APPRENNENT L’ART DE LA TRAHISON PAR HARKIS INTERPOSÉS.

    ILS NE PRENNENT JAMAIS LES OPINIONS ET LES MEMOIRS DE NOS MOUJAHIDINES , NOS VALEUREUX MAQUISQRDS.

    JE ME MÉFIE DES CETTE FRANCE REVANCHARD ,LA GUERRE D’ALGÉRIE LEUR RESTE COMME

    UN OS EN TRAVERS DANS LA GORGE.

    BBA
    14 mai 2018 - 16 h 12 min

    il faut commencer d’abord par nos deputes qui ce sont opposes que le 8 mai soit une journee ferie et pourquoi pas de poser plainte a la cour international pour crime contre l’humanite le gouvernement et les deputes,ils etaient contre cette idee donc arreter SVP et commencer par nous meme car il y ‘a toujours des obstacles une fois ce sujet a debattre.

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