Interview – Tewfik Hamel : «Les menaces qui pèsent sur l’Algérie sont ambiguës»
Le chercheur en histoire militaire et en études de défense revient, dans cet entretien, sur des questions d’une brûlante actualité. Auteur d’une analyse intitulée «Les menaces sécuritaires hybrides : quelles réponses à la jonction criminalité-terrorisme ?» le membre du Centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales de l’Université Paul-Valéry de Montpellier estime que les menaces qui pèsent sur l’Algérie sont «diverses, polyvalentes et ambiguës» et que «la volonté de l’Algérie d’être un électron libre est mal accueillie par les grandes puissances».
Mohsen Abdelmoumen : L’Algérie reste une cible permanente de différents cercles hostiles. Une éventuelle déstabilisation de l’Algérie n’est-elle pas une option risquée pour tout le monde ?
Tewfik Hamel : L’Algérie est confrontée à des problèmes de fragilité interne et de vulnérabilité externe. Les cercles de la sécurité nationale de l’Algérie (maghrébin, arabe, africain et méditerranéen) sont en phase de reconfiguration et même de désintégration de certains cercles (arabe et maghrébin). La question de la sécurisation des frontières constitue un «dilemme de sécurité» imposée par les troubles croissants dans le voisinage sahélo-maghrébin et l’intensification des rivalités entre grandes puissances. Les menaces sont diverses, polyvalentes et ambiguës. La volonté de l’Algérie d’être un électron libre est mal accueillie par les grandes puissances.
Le talon d’Achille de l’Algérie est sa fragilité intérieure. Lorsque les dilemmes de sécurité sont le produit des politiques de sécurité externes des Etats, les Etats peuvent désamorcer les tensions grâce à des mesures de renforcement de la confiance. Les bases psychologiques de la perception des vulnérabilités internes sont beaucoup plus difficiles à atténuer. L’insécurité intérieure présente un défi particulier pour les décideurs. Les craintes d’ingérence externe sont générées non pas par les politiques des autres Etats que par les vulnérabilités internes des Etats eux-mêmes. Ainsi, les Etats ayant des vulnérabilités internes ne peuvent pas être facilement apaisés par des mesures de renforcement de la «confiance».
D’après vous, pourquoi l’armée algérienne est-elle la cible permanente de certains cercles hostiles à l’Algérie ?
La triste réalité est que la politique internationale a toujours été une affaire impitoyable et dangereuse. L’identité algérienne a été forgée dans l’adversité, mais à son corps défendant. Le nationalisme algérien est ancré dans la certitude que le pays est victime d’un complot. Les dirigeants algériens perçoivent la position géopolitique de leur pays sous un prisme obsidional, selon lequel l’Algérie est constamment menacée. Le recours constant des dirigeants algériens à l’«ennemi extérieur» reflète une fragilité intérieure. Face à la crise économique, sociale, politique et les revendications croissantes du Hirak en matière de transparence et gouvernance, l’Etat ne peut plus maintenir son train de vie. Le ministère de la Défense est conscient que des coupes budgétaires sont nécessaires et qu’il est nécessaire de rationaliser les dépenses militaires. Un discours alarmant sert à atténuer ou à retarder de telles coupes. Sans l’instauration d’un Etat démocratique moderne, l’Algérie restera une pyramide inversée – c’est-à-dire sa stabilité demeure fragile.
Vous avez écrit récemment un article intéressant intitulé «Pandémie Covid-19 : leçons pour le bioterrorisme». Pouvez-vous expliquer ce concept ?
Le bioterrorisme fait référence à l’utilisation intentionnelle ou la menace d’emploi à des fins terroristes de micro-organismes (bactéries, virus, champignons, parasites) ou de toxines dans le but d’induire un dysfonctionnement biologique pouvant entraîner la mort d’un organisme vivant afin d’influencer la conduite du gouvernement ou d’intimider ou de contraindre une population civile. Le bioterrorisme pourrait inclure des actes délibérés comme l’introduction d’organismes nuisibles destinés à tuer les cultures vivrières ; la propagation d’une maladie virulente entre les installations de production animale et l’empoisonnement de l’eau, de la nourriture et des réserves de sang. L’acte de bioterrorisme peut aller d’un simple canular à l’utilisation réelle d’armes biologiques.
Les attaques biologiques – armes de destruction, de désorganisation et de perturbation de masse – peuvent avoir des effets psychologiques et sociaux importants de diverses façons, même lorsque les agents provoquent de faibles taux de mortalité physique. L’un des premiers effets est une détresse sociale et psychologique intense. Plusieurs raisons à cette réaction : l’invisibilité des agents biologiques, l’incertitude sur l’étendue et la dangerosité des armes biologiques, la possibilité de transmission de l’agent par contact humain, etc. Parce que peu de matériel suffit pour produire l’effet souhaité, les agents biologiques – bon marché et relativement faciles à obtenir et à disperser – se révèlent bien adaptés au terrorisme pour semer le chaos et la terreur parmi les populations. Un système d’armes biologiques comprend quatre éléments :
• Une charge utile, c’est-à-dire l’agent biologique lui-même.
• Les munitions qui protègent et transportent la charge utile pour maintenir sa puissance durant la livraison.
• Un système de livraison qui peut être un missile, un véhicule (avion, bateau, automobile ou camion), un obus d’artillerie, un être humain, des aliments.
• Un système de dispersion qui assure la diffusion de la charge sur la cible. Les méthodes potentielles de dispersion sont les aérosols, les explosifs et la contamination des aliments ou de l’eau. Les aérosols sont le moyen le plus efficace de diffusion généralisée.
Les approvisionnements alimentaires sont plus faciles à contaminer que les approvisionnements en eau. Les terroristes peuvent attaquer l’approvisionnement alimentaire à plusieurs étapes de la chaîne alimentaire : cibler le bétail et les cultures pendant la production, la récolte, le stockage ou le transport ; cibler les aliments transformés pendant la transformation, la fabrication, le stockage, le transport ou la distribution de ces aliments. Les épidémies d’origine alimentaire peuvent être considérées comme un événement naturel au début d’une attaque bioterroriste. La contamination des approvisionnements en eau nécessite généralement l’ajout de grandes quantités (irréalistes) d’agents biologiques à l’approvisionnement d’une ville.
On évoque souvent le terrorisme biologique. Que pensez-vous de ces thèses ?
Les agents biologiques ont des caractéristiques qui les rendent attrayants pour un terroriste potentiel : coût moindre que les armes nucléaires ; détection difficile ; dissémination des agents facile sur de grandes étendues ; les auteurs peuvent se protéger et disparaître avant l’apparition des effets ; induit la panique ; engorgement des structures de soins ; effet médiatique ; impact économique important. Quoi qu’il en soit la probabilité et la possibilité, une préparation efficace au bioterrorisme aurait certainement permis une meilleure gestion d’une pandémie, d’une crise d’origine naturelle ou accidentelle. La préparation à une pandémie et au bioterrorisme est indissociable. Il existe une continuité évidente entre les mesures à prendre pour faire face au bioterrorisme et les mesures contre une pandémie.
Plus que jamais, la menace biologique mérite l’attention des politiques et des professionnels de sécurité et de la santé publique. La biotechnologie à l’ère de la biologie synthétique élargit le paysage des problèmes potentiels de la défense. Bien que les apports de la biologie synthétique soient prometteurs, il est aussi possible de craindre des utilisations malveillantes. Bien que ces connaissances aient amélioré la capacité des pouvoirs publics à détecter, prévenir et traiter les infections causées par les agents de guerre biologique, les experts reconnaissent la possibilité de «personnaliser» les agents biologiques classiques pour les rendre plus difficiles à détecter, à diagnostiquer et à traiter. La possibilité d’utiliser la biotechnologie pour concevoir une nouvelle classe d’agents, appelés «Advanced Biological Agents» (ABA), doit être envisagée.
La biotechnologie peut également avoir des applications soutenant la militarisation, la diffusion et la livraison des agents biologiques. A mesure que la biotechnologie continue de progresser, les dangers et les risques de la militarisation, par des gouvernements ou des acteurs non étatiques, progressent également. Par exemple, l’équipement ADN requis pour synthétiser un certain nombre de contagions mortelles est moins cher et plus facile à acheter que d’autres ADN. Selon un rapport de la Central Intelligence Agency de 2003, «la biotechnologie sous-jacente au développement d’Advanced Biological Agents est susceptible de progresser très rapidement, provoquant un spectre de menaces diversifiées et incontrôlables».
Les plantes et les animaux transgéniques pourraient être modifiés pour produire de grandes quantités de protéines biorégulatrices ou de toxines. Des insectes transgéniques, tels que les abeilles ou les moustiques, pourraient être développés pour produire et délivrer des toxines biologiques. Par exemple, un moustique pourrait être génétiquement modifié pour produire et sécréter une toxine biologique dans sa salive. Ce même moustique servirait alors de vecteur pour délivrer la toxine pendant son processus d’alimentation. Ces insectes transgéniques passeraient probablement inaperçus, car bon nombre des contre-mesures de détection et médicales, qui ont été développées pour les «agents traditionnels», seront inefficaces pour les ABA. Cinq attributs importants caractérisant ces agents biologiques avancés ont été décrits : haute virulence associée à une spécificité élevée ; absence de contre-mesures opportunes pour la population attaquée ; possibilité de camoufler l’agent avec une relative facilité ; haut degré de résistance aux forces environnementales défavorables ; haut degré de contrôlabilité.
Les organisations terroristes telles que Daech et Al-Qaïda n’ont-elles pas profité de cette crise du Covid pour se réorganiser ?
Pas seulement les organisations djihadistes. Un survol rapide des forums néonazis et des chaînes suprématistes blanches, qui, elles aussi, recourent aux tactiques djihadistes pour perfectionner leurs stratégies, montre comment les extrémistes de droite avancent les théories de la désinformation et du complot pour alimenter les récits extrémistes et encourager la mobilisation. Les partisans de groupes extrémistes nationaux et internationaux ont encouragé leurs adeptes à mener des attaques pendant la pandémie pour susciter la panique, cibler les minorités et les immigrants et célébrer la mort de leurs ennemis. Selon une note de service du département de la Sécurité intérieure, les suprématistes blancs et les néo-nazis préconisent qu’il «s’agissait d’une obligation de le propager si l’un d’eux contracte le virus». Des groupes de la société civile, comme l’Anti-Defamation League, ont identifié que des forums de droite comme «Que faire si vous obtenez Corona 19», qui disent : «Visitez votre mosquée locale, visitez votre local synagogue, passez la journée dans les transports en commun, passez du temps dans votre quartier diversifié local.»
Certains blogs néonazis proposaient d’«exterminer» les populations immigrées et d’exclure les minorités ethniques du traitement médical, tout en affirmant que la «croix gammée» est «le meilleur remède contre le Covid-19». Leur propagande blâme les groupes ethniques «inférieurs» tout en plaidant pour la fermeture permanente des frontières. De son côté, l’Etat islamique a encouragé les djihadistes à capitaliser sur la peur, le chaos et le stress causés par la pandémie en menant des attaques contre des populations vulnérables en Europe et aux Etats-Unis. Les partisans de l’Etat islamique décrivent le coronavirus comme un «soldat d’Allah» et ont encouragé les adeptes à célébrer comment la pandémie a nui aux économies américaine et européenne. Ils ont également allégué qu’il s’agissait d’une punition divine contre les athées, les chiites, les chrétiens et les populations minoritaires en Chine, en Iran et en Italie. Des sites et blogs islamistes appellent aussi à propager Covid-19 parmi les infidèles et Dar Al-Harb, ou ce qu’ils appellent le «dijhad coronavirus».
Différentes sources de renseignement évoquent une restructuration de Daech, notamment en Irak. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ? Où en est la coopération des services de renseignement dans le cadre de la lutte antiterroriste ?
La perte de nombreux Etats (Irak, Syrie, Libye, Mali, etc.) du monopole de la violence légitime a contribué à la prolifération des Etats dysfonctionnels où prospèrent une multitude de menaces – insurrections, terroristes, criminalité transnationale organisée, économies d’ombre illicites. Parallèlement, les nouveaux moteurs des conflits se combinent à des changements culturels, sociaux et technologiques rapides pour compliquer l’environnement de sécurité mondiale. Daech en est l’un des produits. Le travail des services de renseignements est compliqué dans un tel chaos marqué par l’effondrement des institutions. Lutter contre des organisations hybrides comme Daech, c’est, pour reprendre l’ex-lieutenant-colonel John Nagl, «comme manger de la soupe avec un couteau», donc «difficile à apprécier pleinement jusqu’à ce que vous l’ayez fait». Daech est une organisation hybride, hétérogène et narcoterroriste, marquée par la coopération-convergence de plusieurs groupes terroristes, d’insurgés, de criminels et de milices et seigneurs de guerre. Cette relation peut être caractérisée par trois phénomènes parfois simultanément :
• La coexistence ; occuper et opérer dans le même espace géographique en même temps.
• La coopération ; les différents groupes ont réalisé que leurs intérêts mutuels sont mieux servis s’ils travaillent temporairement ensemble et sont menacés s’ils ne le font pas.
• La convergence ; chacun commence à adopter les comportements, la stratégie et les tactiques qui sont le plus souvent associées à l’autre. Daech est l’un des exemples du phénomène de gangstérisation du terrorisme et de radicalisation des gangsters.
Les acteurs locaux ne disparaissent pas dans les nouveaux réseaux mondiaux. Dans la lutte contre le narcoterrorisme, le gouvernement dispose d’un avantage initial en termes de ressources, mais contrebalancé par l’obligation de maintenir l’ordre et de protéger la population. Les narcoterroristes réussissent en semant le chaos ; le gouvernement échoue s’il ne maintient pas un ordre satisfaisant. Donc s’il se borne à tuer ou faire des prisonniers, l’Etat ne peut pas gagner. Gagner les guerres et gagner la paix sont ainsi deux missions fort différentes. Face à ce type de menace, ni chars, ni navires de guerre, ni avions ne pouvaient garantir la victoire stratégique.
Les groupes armés sont des organismes vivants, pas des structures mécaniques. Ils changent, se transforment et se recombinent en permutations infinies qui forcent des stratégies et des concepts de changer au fil du temps. Daech est un «système de systèmes» qu’une organisation terroriste : un organisme complexe qui dépend de plusieurs facteurs ; leadership, ressources, infrastructures, populations et défenses. Perdre l’un de ces éléments-clés et l’ennemi est paralysé. Les perdre tous et l’ennemi est éliminé. Sans traiter les causes qui ont conduit à l’émergence de Daech, y compris les interventions étrangères, il est fort probable qu’elle se régénère sous une nouvelle forme.
Pourquoi les gouvernements occidentaux tolèrent-ils la présence sur leurs sols de terroristes notoires ? D’après vous, les services de renseignement occidentaux se sont-ils adaptés à la menace djihadiste ?
Le terrorisme est un concept polysémique. Malgré le caractère récurrent de ce phénomène plus vaste et plus englobant, il est encore mal défini, ouvert à des interprétations erronées, confusions, des détournements, des abus et des justifications morales. L’absence d’une définition claire et unanime a gravement nui à la lutte contre le terrorisme. Le vrai problème est que le terme a été employé comme arme idéologique plutôt que comme un instrument d’analyse. En Occident, il y a une tendance à définir le terrorisme pas en tant qu’acte, mais par l’auteur. La lutte contre le terrorisme s’appuie sur de nombreuses hypothèses, fausses et réductrices orientalistes, qui cherchent à imposer la clarté morale au détriment de la clarté stratégique et opérationnelle.
La lutte contre le terrorisme nécessite que le but et la pratique des forces de sécurité et militaires soient régis par les valeurs libérales et démocratiques. L’intégration de la lutte antiterroriste avec la société civile rend l’application des valeurs libérales difficile. Il y a des raisons structurelles qui entravent la stratégie occidentale. Gil Merom explique que ce qui entraîne l’échec des démocraties dans les «petites guerres» est l’interaction de la sensibilité aux victimes, de la répugnance pour le comportement militaire brutal et de l’engagement à la vie démocratique. Ce sont ces tensions qui fournissent la substance d’un débat interne à propos de l’utilité et la légitimité des mesures coercitives.
La stratégie impose discrimination des menaces et harmonisation des fins et des moyens, et exige des objectifs clairs, du moins un ennemi identifiable. Mais l’Occident ne sait pas quoi penser ni quoi faire des différents groupes terroristes, à cause d’un débat orientaliste et idéologique. Porter le voile et porter une ceinture explosive ne sont pas la même chose. Cela ne facilite pas le travail des services de renseignement et des praticiens de sécurité. La politique est élaborée non pas par un centre rationnel mais par un processus complexe. L’Etat réagit à de multiples centres d’intérêt et pressions politiques – parlement, lobbies, public, conseillers. La lutte antiterroriste est le résultat d’une série de compromis, et la machine gouvernementale, une bureaucratie vaste et complexe, ne facilite pas la formulation de politiques cohérentes et rationnelles.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
(Suivra)
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