Lettre à Lakhdar Brahimi : «Vous avez une bien curieuse version de l’histoire !»
Une contribution de Mouanis Bekari – Monsieur [Lakhdar Brahimi], vous vous êtes dernièrement rappelé à la mémoire des Algériens. Du moins de ceux qui se souviennent que vous aviez fait un court séjour en Algérie au début des années 1990, puis d’y être revenu ventre à terre, dix ans plus tard, pour vous entretenir avec l’automate du président déchu, quand le Hirak avait révélé la déshérence du pouvoir et que cette révélation avait enfiévré les ambitieux. Au sortir de cette rencontre, que par un comique involontaire vous aviez qualifiée d’«entretien», vous avez cru bon d’asséner aux Algériens, qui ne vous avaient rien demandé, votre opinion sur la situation de leur propre pays et les moyens de s’en sortir. Ce que vous aviez doctement formulé peu de temps auparavant en déclarant : «Moi, je ne prévois pas de crise. Je ne crois pas qu’il y aura une crise majeure en 2019 ni en 2020. […] Le président n’est pas vraiment contesté en Algérie, ni par la classe politique ni par la population.»
Se peut-il qu’alors l’incrédulité de ceux qui avaient connaissance de cet oracle et l’indifférence du vain peuple vous aient révélé que vous n’étiez rien de moins qu’importun quand vous vous rêviez providentiel ? Est-ce pour cela que vous êtes prestement retourné dans votre monde, celui que l’Algérie combattante vous a offert dès 1956, à en croire vos notices biographiques ? Celui des capitales paisibles et hospitalières, dans les cénacles feutrés où les propos convenus et les cérémonies officielles vous ont tenu à l’abri des affres de la guerre qui dévorait la fine fleur de l’Algérie ? Loin des champs de bataille où des hommes, qui ne se savaient pas des héros, tombés les armes à la main, laissés sans sépulture, se sacrifiaient pour le simple amour de la patrie. C’est à ceux-là que la France, alors la 4e puissance mondiale, faisait une guerre inexpiable, au moyen d’une armée mortifiée par la défaite en «Indochine», et qui comptait bien se revancher sur le peuple algérien, dont la vivisection qui durait depuis 120 ans aurait dû faire une victime expiatoire bien commode. Mais telle ne fut pas l’opinion des Algériens.
La suite, nous pensions tous la connaître. Du moins, dans son épilogue. Mais voilà que vous déclarez à un journal français où l’on vous demandait de qualifier le départ de l’armée américaine d’Afghanistan que cette déroute, qui ressemble fort à celle de Saigon en 1975, n’en était pas une. Pourquoi pas ? Tout le monde s’accorde sur le contraire, mais en quoi cela vous oblige-t-il ? C’est en tous cas l’opinion que j’ai défendue contre ceux qui se récriaient que c’était là les propos d’un caudataire soucieux de préserver sa becquée. Mais, quand bien même cela était avéré, n’est-il pas nécessaire de cajoler les puissants si l’on a une dilection pour leur proximité ? D’ailleurs, quel mal y a-t-il à se faire un foyer du séjour d’où l’on tire sa pitance ? Fénelon, le grand Fénelon, n’a-t-il pas dit que la patrie d’un cochon est partout où se trouve un gland ? Cet argument aurait suffi à faire taire les plus vindicatifs si vous n’aviez cru bon d’ajouter : «C’est comme pour les Français en Algérie.»
Donc, si l’on vous entend bien, après 132 ans passés à massacrer des millions d’Algériens, à anéantir leurs structures sociales, culturelles, cultuelles et mémorielles, à les reléguer à une condition infrahumaine après les avoir spoliés de leurs terres et les avoir accablés de dettes punitives, les Français auraient choisi de s’en aller, parce que le général De Gaulle aurait estimé que la colonie ne rapportait plus assez pour justifier que des centaines de milliers d’hommes soient occupés à faire la guerre aux Algériens par tous les moyens. Y compris les plus ignobles.
Ainsi, selon vous, la lutte qui n’a jamais cessé de mobiliser les Algériens, qui leur a occasionné des malheurs indicibles et des souffrances inextinguibles, cette lutte, élevée au rang de paradigme par tous les mouvements de libération du monde, n’était, somme toute, pas nécessaire. Il suffisait d’attendre que les Français se décident à partir à leur convenance, comme les Américains l’ont fait en Afghanistan. C’est une bien curieuse affirmation que vous nous servez là, Monsieur Brahimi. Bien plus conforme aux sornettes que le Reader’s Digest sert à ses lecteurs du Midwest sur l’issue de la guerre du Vietnam ou à celles que les nostalgiques de «l’Algérie de papa» ressassent à longueur de «rencontres» et de «déjeuners du souvenir». Oui, une bien curieuse version de l’histoire qui vient à point nous rappeler ce que Montesquieu disait de la nécessaire accordance entre l’infamie de la chose et de celui qui la profère.
Mais mon propos n’est pas de vous dénier le droit d’exprimer une contre-vérité que beaucoup, et j’en suis, considèrent comme une insulte. Il n’est pas davantage de rompre le silence complice, forcément complice, de ceux qui se réclament des «valeurs de Novembre» pour mieux s’en détourner. Il n’est pas non plus de me substituer aux historiens, dont on attend qu’ils vous répondent dans le registre qui est le leur et non par des imprécations et des lamentations. Mon propos est, plus modestement, de vous dire que, pour la première fois depuis que j’ai appris à écrire, à l’heure de conclure une lettre, aucune formule de politesse ne me vient à l’esprit.
M. B.
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