Les élections du siècle en Turquie

Turcs Mustafa Kemal
Manifestation à Istanbul contre la cherté de la vie en Turquie. D. R.

Une chronique d’Enis Coşkun(*) – Le 14 mai prochain, les Turcs éliront leur président et leurs députés. 100 ans après la fondation d’un Etat laïc sous la direction de Mustafa Kemal, ces élections sont cruciales pour l’avenir du pays.

Un contexte économique et social tendu

La situation économique et sociale du pays est catastrophique. Avec une inflation à trois chiffres, les hausses de prix sont devenues insupportables. Qu’ils soient ouvriers ou employés, la plupart des travailleurs ne perçoivent que le salaire minimum légal fixé à 8 500 livres turques (400 euros environ). Cette rémunération ne couvre même pas le montant des dépenses alimentaires élémentaires mensuelles pour une famille de 4 personnes qui s’élève à 9 590 livres (479,50 euros) tandis que le seuil de pauvreté s’établit à 30 700 livres turques par mois (1 535 euros). Le chômage atteint, selon les dernières statistiques officielles, 10,7% de la population. La balance des paiements s’est fortement détériorée. Tous ces indicateurs montrent une économie turque à bout de souffle.

Un délitement de l’Etat de droit

La Constitution adoptée en 2017 a établi un régime présidentiel. Le président Recep Tayyip Erdogan exerce le pouvoir exécutif et dirige le parti au pouvoir, l’AKP. Surtout, il a placé le pouvoir judiciaire sous son administration directe.

En Turquie, à la fin janvier 2023, 341 497 personnes étaient incarcérées. Parmi elles se trouvent des milliers de citoyens – journalistes, avocats, universitaires, personnalités politiques, membres d’ONG, syndicalistes – arrêtés, condamnés et emprisonnés pour des motifs politiques et sociaux, au grief par exemple d’injure au président de la République.

Le pouvoir bafoue la volonté populaire. Aussi a-t-il démis de leurs fonctions des dizaines de maires du Parti démocratique des peuples (HDP), élus démocratiquement dans l’est et le sud-est du pays et a nommé des administrateurs à leur place. Un procès sans fondement est intenté contre le maire d’Istanbul, condamné, en première instance, à l’interdiction d’exercer tout mandat politique et à une peine d’emprisonnement. Le juge chargé du procès s’est opposé à la demande de ce verdict, il a été dessaisi du dossier et muté. Le juge qui l’a remplacé a statué dans le sens souhaité. Ainsi, un maire élu démocratiquement par plus de 16 millions d’habitants est-il victime de l’arbitraire. A l’approche des élections du 14 mai, un procès a été intenté contre le HDP, troisième parti au Parlement en nombre de députés, et menacé d’interdiction. Selahattin Demirtaş, ex-coprésident de ce parti, est abusivement emprisonné depuis sept ans. L’objectif est de le maintenir en prison à vie en ouvrant des parodies de procès successifs. L’homme d’affaires Osman Kavala se trouve dans la même situation. Bien que la Cour européenne des droits de l’Homme ait ordonné la libération de ces deux prisonniers, Erdogan s’obstine à ne pas respecter ces décisions.

La liberté de pensée et d’expression est sous pression. Une anecdote qui circule sur les réseaux sociaux l’illustre parfaitement : dans une prison, un détenu souhaite se procurer un ouvrage ; le gardien lui fait savoir que l’établissement ne dispose point de ce livre, mais que… son auteur s’y trouve !

Une candidature à la légalité constitutionnelle contestable

La candidature d’Erdogan suscite d’intenses débats. L’article 116 de la Constitution dispose qu’une personne ne peut être candidate à la présidence de la République que deux fois, ce qui est le cas du président actuel. En l’absence de majorité parlementaire justifiant l’organisation d’élections anticipées, Erdogan a argué du fait que le référendum constitutionnel de 2017 avait ouvert une nouvelle période et que son élection de 2018 ne constituait que son premier mandat. La quasi-totalité des constitutionnalistes de Turquie désapprouve cette interprétation de la Constitution. Cependant, le Haut Conseil électoral (YSK), qui est chargé d’organiser les élections et dont les membres sont nommés par Erdogan, a rejeté toutes les objections formulées.

S’il était réélu le 14 mai, le mandat d’Erdogan courrait jusqu’en 2028. En cas d’élections anticipées, il pourrait même l’étendre jusqu’en 2033 !

Erdogan a l’habitude de s’affranchir des dispositions légales et constitutionnelles. Il a indiqué qu’il ne respecterait pas et n’appliquerait pas les décisions des tribunaux supranationaux, tels que la Cour européenne des droits de l’Homme, des juridictions suprêmes nationales, la Cour constitutionnelle et le Conseil d’Etat, ou même les décisions du pouvoir judiciaire qu’il n’approuverait pas.

«La démocratie est un train que l’on quitte une fois arrivé à destination» (Recep Tayyip Erdogan, 1996.)

Que visait réellement le maire d’Istanbul d’alors ? Que son projet politique, celui de l’abaissement de la démocratie et de la laïcité était au cœur de son programme, derrière des promesses de façade rassurantes. Aujourd’hui, Erdogan se prépare à franchir un nouveau cap. L’instauration d’une république islamique serait-elle le terme du nouveau «voyage» s’il était réélu ?

Dans la perspective des élections du 14 mai prochain, l’AKP a fait alliance avec deux partis nationalistes (MHP et BBP) ainsi qu’avec deux partis politiques islamistes, l’Hüdapar, considéré comme la branche turque du «parti de Dieu» (Hezbollah, distinct de son homonyme libanais), mêlé à de nombreux assassinats politiques et le Yeniden Refah Partisi. Ces deux derniers partis ont posé comme condition la possibilité de porter atteinte aux principes républicains et laïcs inscrits, jusqu’à présent, dans la Constitution. Ils souhaitent également l’abrogation de la loi interdisant les violences à l’égard des femmes, dans le prolongement du désengagement de la Turquie de la Convention d’Istanbul. Ils demandent aussi que les femmes ne puissent occuper que des emplois «adaptés à leur nature» et que la mixité des classes à l’école soit abolie. Erdogan a accepté les candidatures de ces deux partis dans sa coalition électorale.

La Turquie à la croisée des chemins

En fait, les élections du 14 mai prochain et les efforts d’Erdogan pour rester au pouvoir cristallisent la lutte centenaire entre les républicains et leurs opposants. Parmi les pays du Moyen-Orient, le processus historique de la Turquie est unique. Il y a 100 ans, à l’issue de la Guerre d’indépendance, avec la proclamation de la République, le sultanat et le califat furent abolis. Depuis son élection, Erdogan n’a eu de cesse d’affaiblir les fondements laïcs de la République. Avec la présidentialisation du pouvoir induite par la modification constitutionnelle de 2017, ce mouvement s’est approfondi. Le peuple est progressivement dessaisi de sa souveraineté au profit du pouvoir présidentiel.

La sécurité et l’intégrité des élections ne sont aucunement garanties. Un doute pèse sur l’impartialité des commissions électorales locales. Nombre d’avocats proches du pouvoir ayant été nommés juges seront chargés d’organiser les scrutins et d’officialiser les résultats. Diverses agressions et provocations visent à intimider les électeurs et à les décourager de se rendre aux urnes. Les rumeurs sur les menaces d’assassinat du président du principal parti d’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, candidat de l’opposition à l’élection présidentielle, ont fait la une des médias.

En plus de «l’Alliance nationale» qui réunit six partis d’opposition, deux autres coalitions de gauche soutiennent la candidature de Kiliçdaroğlu à l’élection présidentielle. Un large front s’est formé contre Erdogan. Dans les sondages, le candidat de l’opposition devance son adversaire. Face à cette situation, nombreux sont ceux qui craignent un regain du climat de violence et d’affrontements comme ce fut le cas lors de l’élection présidentielle de 2015.

La Turquie est véritablement à la croisée des chemins. Il est crucial qu’à l’occasion de ces élections elle retrouve la voie de la démocratie et de l’Etat de droit.

E. C.

Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales.

In (*) Juriste turc

Comment (9)

    GHEDIA
    26 avril 2023 - 21 h 27 min

    Pour la Turquie, l’histoire semble se répéter.
    Voila ce que je disais en … 2007.
    https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/la-turquie-a-la-croisee-des-23587

    Luca
    26 avril 2023 - 21 h 03 min

    Dieu et la démocratie ne sont pas contradictoire. Il n’y a rien qui soit en contradiction avec dieu , si ce n’est l’athéisme

    Elephant Man
    25 avril 2023 - 22 h 15 min

    Ce que j’ai noté du Président Erdogan est sa participation active initiale pour le compte de l’UE et l’axe occidentalosioniste dans la guerre en Syrie pour avoir fait passer initialement tous les TERRORISTES d’Europe et Front Al Nosra DAECH et cie par sa frontière en Syrie.
    Pour ensuite faire partie des pays avec la Russie l’Iran et la Syrie.
    Également sa relation avec l’entité sioniste.
    Enfin, je constate que l’UE toujours si prompt à cracher sur l’Algérie, cf. Faux Algérien faux journaliste agent du mossad Drareni et son portrait sur toutes les devantures des mairies françaises quelle que soit la couleur politique, n’a pipé mot sur la Turquie au sujet des arrestations…

    Anonyme
    25 avril 2023 - 18 h 25 min

    Depuis Erdogan et à une moindre échelle Mustafa Gül, la Turquie n’a cessé de progresser et ce dans tous les domaines :
    Les hôpitaux turcs sont gigantesques et modernes et vous y êtes soignés gratuitement la plupart du temps.
    L’économie turque suit une croissance économique constante malgré le Covid et la maladie incurable qu’est l’occident.
    Quant au sport, aux infrastructures et au niveau de développement du pays, il suffit juste d’un minimum de bonne foi .
    On arrive pas à la cheville de ce pays.
    Quand aux emprisonnements arbitraires, ils sont nécessaires pour le tri et éliminer ceux qui travaillent à la solde de Kippaland, US, GB, France…et qui souhaitent un « progrès » LGBT.
    Si l’Algérie était au quart du niveau de la Turquie, il ne resterait quasi aucun de ses ressortissants en France ( et son président et ses cadres ne sauteraient pas dans le premier des avions pour les soins et la luxure).

      Elephant Man
      25 avril 2023 - 22 h 24 min

      @Anonyme …troll makhnaz..
      GALLEK « Si l’Algérie était au quart du niveau de la Turquie, il ne resterait quasi aucun de ses ressortissants en France ( et son président et ses cadres ne sauteraient pas dans le premier des avions pour les soins et la luxure).» →→→ faut pas confondre avec votre majesté bouffisex.
      Ensuite splik vous pourquoi les ressortissants Turques en France ne sont toujours pas tous retournés en Turquie ??!!

    Anonyme
    25 avril 2023 - 14 h 17 min

    On n a pas à suivre l Europe, qui a à une dent contre Erdogan, parce que souverainetiste.
    Quelle intérêt a l Algérie à voir la Turquie vassal de l Europe, comme elle l à été avant Erdogan.
    Et puis de quelle démocratie vous parlez, celle de l occident LGBT !?

    icialG
    25 avril 2023 - 10 h 52 min

    oui mais nous ,nous somme ni turc ni marocain et le dinar va retrouver sa place d’antan ,,,des années 60

    Kamel
    25 avril 2023 - 10 h 26 min

    Je recommande à toute personne exerçant un pouvoir quelconque aussi minime soit-il de lire le petit livre de Steinbeck « La lune noire » …

      Fodil
      26 avril 2023 - 23 h 51 min

      Et si une personne exerce un pouvoir de nuisance, vous lui conseillerez aussi ce livre « La lune noire » ? ????

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