Interview – Ariella Aïsha Azoulay : «Israël est le mercenaire de l’Occident !»
Ariella Aïsha Azoulay est chercheuse, cinéaste expérimentale et commissaire d’archives anticoloniales. Née en 1962 en Palestine, elle est professeure à l’université de Brown, aux Etats-Unis, où elle enseigne la théorie politique, la culture moderne, les médias et la littérature comparée. Elle a écrit plusieurs ouvrages dont Potential History : Unlearning Imperialism et La résistance des bijoux, contre les géographies coloniales. Elle rejette l’identité israélienne et est farouchement opposée au sionisme et à l’impérialisme colonial. Interview.
Algeriepatriotique : L’entité sioniste continue de massacrer et d’affamer les Palestiniens sans la moindre gêne. Comment décrivez-vous la situation qui prévaut à Gaza ?
Ariella Aïsha Azoulay : Cette question exprime une frustration que beaucoup d’entre nous qui sont horrifié.es par le génocide ressentent. Cependant, bien que ce soient Israël et les Israéliens qui commettent ces crimes génocidaires contre les Palestiniens, centraliser l’Etat sioniste nous empêche de voir le moteur derrière ce génocide et ce qui lui permet de durer. Cette centralisation attribue à cet Etat beaucoup plus de pouvoir qu’ils n’en a – la riposte iranienne a révélé à la fois sa vulnérabilité et sa dépendance aux Etats-Unis, et le rôle dans la matrice du pouvoir occidental –, un de ces plusieurs mercenaires. Pourquoi continuer à ignorer la ressemblance entre la destruction de la Palestine, la destruction de la Syrie, du Liban, de la Libye et ainsi de suite, et les intérêts de ces pouvoirs occidentaux dans la fracturation du Moyen Orient ?
Il faut être aveugle pour ne pas voir que cet Etat sioniste n’aurait pas vu le jour si les pouvoirs impériaux de l’Occident n’auraient pas eu de multiples intérêts dans sa création au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et qu’il n’aurait pas survécu si les mêmes pouvoirs occidentaux ne lui ont pas fourni continuellement des armes pour battre les ennemis qui lui ont été également fournis – les Palestiniens, les Arabes et les musulmans. C’est pour remplir ce rôle de mercenaire de l’Occident que la vraie nature de cet Etat comme une colonie de peuplement a été niée et, un an après sa déclaration comme indépendant, cette colonie fut reconnue par l’ONU – l’organisation créée par les mêmes pouvoirs pour ce genre de causes – comme souverain et ami de la paix.
Décentraliser Israël et le narratif euro-sioniste de sa création souvent représentée comme la manifestation du désir de son peuple – «le peuple juif» – nous permet de voir deux choses. D’abord, que ces crimes génocidaires sont constitutifs et inséparables de l’existence même de l’Etat, et ceci depuis sa proclamation car sa proclamation n’a pas terminé son existence comme une colonie de peuplement, dont le régime est par définition génocidaire. Dans le cas de cette colonie particulière de peuplement, il s’agit de deux populations concernées – les Palestiniens bien sûr, c’est évident, et les juifs, dont leurs communautés diverses (notamment dans ce qui fut le monde juif musulman), à l’échelle globale, ont été détruites et leurs membres ont été sionisés par la force pour fournir la chair humaine pour le fonctionnement de ce Etat-régime génocidaire. Ensuite, cet Etat n’est pas indépendant mais plutôt dépendant de ces pouvoirs impériaux de l’Occident, qui l’avaient créé et qui ont des intérêts dans son existence comme un Etat pour «le peuple juif», créant ainsi cette identification mensongère entre les juifs et le projet sioniste.
Reconnaître cette dépendance permet de voir que ce n’est pas Israël qui agit sans gêne, mais les pays occidentaux qui utilisent tous les moyens pour étouffer la vérité de cet Etat génocidaire et de leurs intérêts dans sa perpétuation, en ignorant les voix de leurs peuples qui reconnaissent la vérité et ne cessent pas de demander par tous leurs moyens l’arrêt immédiat du génocide, la libération de la Palestine et la libération du monde (et des juifs bien évidement) du sionisme. Il faut se rappeler que le sionisme a commencé comme une idéologie chrétienne en France, en Allemagne et en l’Angleterre. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’il est devenu un mouvement juif, mais qui restait assez marginal parmi les communautés juives du monde entier, avant que les pouvoirs occidentaux, à la fin de la Seconde Guerre mondiale n’aient mandaté les dirigeants juifs de ce mouvement pour détruire la Palestine et convertir les juifs partout dans le monde à ce projet. A partir de la proclamation de l’Etat sioniste, les représentatifs de ce mouvement ont eu la main presque libre de convertir les juives et les juifs, citoyens de ces pays occidentaux, et de les déplacer vers la Palestine. Ainsi, l’infrastructure pour la chasse aux anticolonialistes, antiimpérialistes et leurs variantes antisionistes a été mise en place. Pour conclure, l’Etat sioniste ne pouvait pas détruire sans gêne la Palestine en 1948, et aujourd’hui Gaza, sauf s’il est mandaté pour le faire par les pouvoirs occidentaux.
Je laisserai de côté la contribution indirecte du monde qui était autrefois juif musulman à cette conversion et au changement radical de la démographie mondiale, de sorte que le mensonge d’une tradition judéo-chrétienne puisse circuler comme une vraie histoire. Je dirai seulement que c’est au nom de ce pacte inventé que la Palestine est détruite sans gêne, et que le pouvoir des peuples d’être la source de la souveraineté de leur pays, ceux et celles qui donnent ou retirent à leurs Etats la base de leur pouvoir d’agir est écrasé dans le monde entier, supprimé dans les centres des villes occidentales, où on voit l’arrestation brutale de ceux et celles qui insistent pour joindre et amplifier les voix de la vérité qui sont émises de Gaza.
L’étouffement du récit de la destruction de la Palestine, de la Nakba, et son remplacement par le récit du triomphe du peuple juif est enchevêtré avec la chasse massive aux communistes, anticolonialistes et antiimpérialistes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce, pour imposer ce «nouvel ordre mondial» qui a uniformisé les horizons de la politique et qui a tourné des régimes génocidaires comme Israël en modèle ultime d’une souveraineté soutenue, non pas par le peuple gouverné mais par les compagnies des armements et des technologies meurtrières, la ségrégation, l’incarcération et la concentration.
Le New York Times a révélé un plan de confinement massif par l’entité sioniste, celui du transfert forcé des Gazaouis dans un ghetto au sud de Gaza coupé du reste du territoire. Ce projet est-il en cours d’exécution, selon vous ?
En effet, ce projet est en cours d’exécution. Mais au lieu de chercher la date exacte dans les derniers mois depuis le debout du génocide à Gaza, sur ce point-là aussi, il faut rejeter les narratifs occidentaux et sionistes, dont le New York Times est un des porte-paroles, et rappeler que la création de la «bande de Gaza» est concomitante à la création de l’Etat d’Israël, son produit constitutif, sa vérité même. Gaza faisait partie de la Palestine avant son incision et avant qu’elle n’ait été transformée, en 1948, en camp de concentration où 200 000 Palestiniens qui ont été expulsés d’autres endroits de la Palestine y ont trouvé refuge. C’est justement ce genre d’informations que des journaux comme le New York Times publient sous l’étiquette de «révélation» des plans secrets, qui sert à renforcer la temporalité impériale, qui efface la violence constitutive de ces projets – la proclamation de l’Etat d’Israël en fait partie –, en tordant ainsi le sens de la violence infligée à la vue de tous depuis des décennies, violence qu’il ne faut pas révéler mais plutôt reconnaître.
Il ne faut pas oublier la complicité des médias occidentaux qui ont soutenu l’histoire du triomphe du peuple juif, tandis que la Palestine fut détruite. Les juifs et juives survivants de l’holocauste n’ont pas été autorisés à rester en Europe et à rétablir leurs communautés non-sionistes. Ils ont été forcés de choisir entre trois options tolérées par l’Occident : devenir sionistes dans l’Etat sioniste en Palestine ; devenir sionistes ou rester silencieux à ce sujet et accepter la sionisation des institutions juives, tout en étant citoyens dans les pays occidentaux ; oublier qu’ils étaient juifs. Défaire et désapprendre ce nœud gordien qui est le sionisme occidental à l’échelle globale est nécessaire pour arrêter le génocide, démanteler la normalisation des technologies de concentration, laisser la Palestine libre revenir, et libérer les juifs de leur captivité dans cette tradition judéo-chrétienne inventée.
Nous assistons, depuis un moment, à une saturation de documentaires et débats autour de la shoah dans les télés occidentales. Pourquoi cet emballement mémoriel soudain pour le génocide perpétré par l’Allemagne nazie, au moment où l’armée israélienne commet l’abominable en Palestine occupée ?
Là aussi, il faut secouer quelques idées reçues et, surtout, la manière dont elles servent une temporalité impériale qui nous dicte de remplacer la violence constitutive des régimes oppressifs avec des narratifs faits de points tournants. Ce n’est pas «depuis un moment» mais depuis le moment où la solution post-final pour le peuple juif a été décidée par les pouvoirs occidentaux qui ne voulaient pas des juifs, ni en Europe ni aux Etats Unis – solution en forme d’un Etat sioniste en Palestine. Une structure sous-jacente du récit de la shoah (je préfère dans ce contexte parler de l’extermination des juifs) a pris forme : l’Occident est le sauveteur des juifs, les Arabes sont leurs ennemis, les nazis sont le mal ultime. Eh bien, non. Les génocides des différents groupes définis comme exterminables n’ont pas commencé avec l’Allemagne nazie. Les pays occidentaux, et surtout l’Europe, n’ont pas été les sauveurs des juifs mais plutôt leurs ennemis. Je refuse d’oublier que c’est la France qui a envoyé 75 000 juifs à la mort à Auschwitz, l’Allemagne nazi n’a pas été différente des autres pays coloniaux vis-à-vis des peuples colonisés – il suffit de se rappeler du génocide commis par les Français en Algérie, par les Belges au Congo et ainsi de suite. Les Arabes, les musulmans et les Palestiniens n’ont pas été les ennemis des juifs. Au contraire, pour beaucoup d’entre nous, ils sont nos frères et sœurs.
Je vais vous dire une chose qui peut-être va vous surprendre, car on parle tellement de l’extermination des juifs. Pour moi, on n’a pas encore commencé à parler de ce que l’Europe nous a fait ! Ce double narratif de l’exceptionnalisation de l’extermination des juifs est aussi le narratif de l’exceptionnalisation des nazis, mais il n’est pas le nôtre, nous juives et juifs qui étaient membres des communautés différentes qui existaient dans différents endroits à travers le monde. Ce narratif euro-américain du «peuple juif» est fait pour qu’on oublie ce que l’Europe nous a fait, nous autres juifs, Arabes, musulmans, Palestiniens, car la structure sous-jacente de l’histoire euro-américaine de l’holocauste – et aussi de l’Algérie – ne laisse pas de place pour penser ce «nous», que ce projet a dicté que ces composantes sont mutuellement exclues, ou simplement des ennemies.
Si je mentionne l’Algérie dans ce contexte, c’est que la violence onto-épistémologique coloniale française en Algérie, bien avant le décret Crémieux, a cherché à éliminer les juifs pour créer un théâtre de l’islam versus l’Europe, et elle a finalement réussi, en 1962, à nous arracher de l’Algérie et à son histoire. Je refuse d’oublier la violence génocidaire contre les juifs qui n’a pas été perpétré par les nazis et en Europe, afin de pouvoir parler de l’holocauste comme faisant partie d’une histoire globale du colonialisme occidental, et dont la proclamation de l’Etat juif en Palestine n’était que la continuation. Justement, face au génocide en Palestine, il est important de parler de tous les génocides dont l’Occident est responsable – directement ou indirectement –, pour pouvoir identifier, nommer et démanteler les structures, technologies, institutions et régimes qui permettent la perpétuation d’une telle violence génocidaire.
Au lieu de parler de saturation de débats sur l’holocauste, je dirais que, chaque fois que la lutte antiimpérialiste ou anticoloniale – sous son nom actuel antisioniste – prend de l’élan, ce narratif bien manipulé de l’holocauste ressurgit, justement pour justifier le régime génocidaire en Palestine et pour nous empêcher de voir la continuité entre ce génocide contre les Palestiniens et les autres génocides.
Beaucoup d’universités néo-libérales ont pris fait et cause pour l’entité sioniste. Comment expliquez-vous cette dichotomie entre les études postcoloniales et décoloniales initiées par ces mêmes universités occidentales, et le fait d’étouffer toute voix qui dénonce le génocide actuel des Gazaouis et la colonisation de la Palestine depuis 1948 ?
Ça aussi ce n’est pas nouveau, mais plutôt une phase ou une forme nouvelle. Si le narratif occidentalo-sioniste de la destruction de la Palestine comme une rédemption du peuple juif a persisté tant de décennies, c’est justement grâce à la complicité des universités. L’acculturation de l’ignorance par rapport à la Palestine n’a pas pu durer sans la circulation des narratifs académiques, la prolifération des programmes des études Juives ou des études israéliennes (beaucoup d’entre eux aux Etats-Unis), et la structuration des programmes du Moyen-Orient, qui reflète l’agenda occidental. La disparition du «juif» de la recherche qui se fait dans ces programmes sur le monde qu’aujourd’hui on nomme musulman ou arabe mais était auparavant juif musulman, et l’exceptionnalisation de l’extermination des juifs par les nazis et en Europe – en dépit de leurs histoires comme des communautés indigènes colonisées comme les autres par l’Europe dans tous ces pays arabes ou musulmans, n’ont pas pu avoir lieu sans la complicité des universités libérales, qui ont pris fait et cause pour l’entité sioniste.
La néo-libéralisation des universités – je ne suis pas sûre que c’est le bon terme, mais passons – a mis un pouvoir énorme dans les mains des administrateurs qui, pendant des années, ont investi les finances de leurs universités dans les compagnies d’armement et des moyens de surveillance, et ont laissé les compagnies militaires et pharmaceutiques déterminer la recherche. Le génocide a amplifié une tension existante entre les études postcoloniales, décoloniales, palestiniennes et antisionistes qui ont proliféré aux marges de certaines universités et entre la vraie nature des universités comme des institutions qui profitent et soutiennent des régimes génocidaires. La demande, qui a émergé avec ampleur dans les universités – mise en avant surtout par les étudiants –, de désinvestir du génocide a révélé cette contradiction comme étant inhérente à l’institution académique telle qu’elle a été construite en Occident.
Les Etats-Unis imposent des sanctions contre Francesca Albanese, la rapporteuse de l’ONU, parce qu’elle a osé dénoncer le génocide à Gaza. Qu’est-ce que cela implique-t-il pour le droit international ?
L’ONU a été créé pour donner la base légale à la destruction, entre autres, de la Palestine (la partition-destruction des Indes en est un autre exemple), et à veiller à ce que la décolonisation espérée par tant de peuples au lendemain de la Seconde Guerre mondiale n’échappe pas au contrôle de l’Occident. Depuis sa création, il y a eu des personnes qui ont fait un travail extraordinaire au sein de l’ONU comme le fait Francesca Albanese, mais il ne faut pas oublier que ce droit international, pour la défense duquel l’ONU a été créée, est une loi coloniale et impériale qui, en même temps qu’il a permis la première destruction de la Palestine (résolution 181, Novembre 1947), a aussi promulgué la loi de retour à la Palestine (résolution 194, Décembre 1948), qui n’a jamais été respectée.
Permettez-moi de rappeler qu’au moment où la Déclaration universelle des droits de l’Homme était en train d’être écrite, le rapporteur de l’ONU en Palestine, Ralph Bunche, avait essayé d’interrompre le travail du comité qui en été chargé, en lançant l’alerte sur la destruction de la Palestine. Sa voix fut étouffée et la destruction a continué. Il nous reste à rêver d’une loi internationale décoloniale, selon laquelle non seulement le génocide aurait pris fin, mais n’aurait pas pu avoir lieu depuis le départ.
Nous avons appris que votre demande de visa pour venir visiter la patrie de vos ancêtres a été acceptée. Quelle a été votre réaction ?
Oui, en effet, je vais aller bientôt dans le pays de mes ancêtres et je m’en réjouis. Nous en reparlons à mon retour.
Interview réalisée par Kahina Bencheikh El-Hocine
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