De Poitiers à Doha
Par A. Boumezrag – Treize siècles séparent la charge de Charles Martel à Poitiers des salons feutrés du Ritz de Doha. A Poitiers, l’histoire se faisait au bruit des armes ; à Doha, elle se décline en virgules et en communiqués officiels. Entre nostalgie d’Al-Andalus et prudence diplomatique, le monde arabe peine à transformer l’indignation en action, laissant à l’Espagne le rôle paradoxal du seul acteur qui tranche réellement avec Israël.
L’image était presque poétique : Doha transformée en Cordoue diplomatique, accueillant princes, chefs d’Etat et ministres des Affaires étrangères pour un sommet extraordinaire de la Ligue arabe. La ville venait de subir une frappe israélienne dans un immeuble où se tenaient des discussions avec des représentants du Hamas, à la demande expresse de Washington. Les médias arabes parlaient d’«acte terroriste d’Etat», de «ligne rouge franchie». L’attente était palpable : un sommet historique capable de faire trembler la scène internationale.
Le résultat ? Quatorze pages de condamnations, vingt-sept paragraphes de dénonciations, une cinquantaine de virgules pesantes. Des mots lourds, des actes légers. A défaut d’épées et de cavaliers, la Ligue arabe manie l’arme du communiqué. Treize siècles après Poitiers, la scène se joue encore, mais le fracas des armes a été remplacé par le froissement du papier.
Pendant que Doha multiplie les indignations sans passage à l’acte, c’est Madrid qui coupe réellement les ponts avec l’armement israélien. Missiles Spike LR2 suspendus, licences d’exportation révoquées, contrats annulés. Un geste concret, unilatéral, sans sommet extraordinaire, ni rhétorique grandiloquente. Ironie du sort : treize siècles après Poitiers, l’Europe montre plus d’audace diplomatique que ceux qui se réclament de l’héritage d’Al-Andalus.
A Doha, la prudence domine. Chaque Etat arabe jongle avec ses contrats, ses bases militaires, ses alliances. Certains craignent pour la sécurité intérieure, d’autres pour les exportations, d’autres pour leurs relations avec Washington. Résultat : indignation unanime, action pratiquement nulle. Treize siècles après Poitiers, les dirigeants arabes se retrouvent coincés entre la nostalgie d’un passé glorieux et l’impuissance du présent.
Le contraste est saisissant. A Poitiers, un choc frontal, brutal et décisif. A Doha, un théâtre diplomatique où l’on «sauve» l’expansion israélienne… en laissant faire. L’Histoire semble se jouer avec un retard ironique : treize siècles pour passer de l’épée à la plume, et pourtant la scène du Proche-Orient continue de se réécrire sans que la Ligue arabe n’ose vraiment intervenir.
Ironie supplémentaire : l’invocation d’Al-Andalus. On voulait rappeler une époque de rayonnement culturel, de philosophie, de sciences et d’art, quand l’Espagne et le monde arabe brillaient par leur audace et leur créativité. Aujourd’hui, Al-Andalus est un décor : un argument de prestige pour masquer l’absence de décisions concrètes. Pendant ce temps, l’Espagne contemporaine, héritière paradoxale, agit et tranche là où les descendants arabes se contentent de formules et de phrases bien tournées.
Bien sûr, tout est enveloppé d’arguments rationnels. «Il faut coordonner», «il faut agir ensemble», «il faut étudier les conséquences économiques». Ces phrases sonnent comme des refrains répétés dans tous les communiqués. Mais pour le citoyen arabe ou le simple observateur, le contraste est saisissant : les communiqués s’empilent, les actes restent absents. La Ligue arabe semble jouer un rôle symbolique, jouant avec l’Histoire, mais incapable de s’imposer dans le présent.
Les citoyens eux-mêmes ne s’y trompent pas. Dans les cafés du Caire, de Tunis ou sur les réseaux sociaux, beaucoup le répètent : «Encore un sommet pour rien.» Certains espéraient un embargo collectif, d’autres un rappel d’ambassadeurs, d’autres encore une action judiciaire à La Haye. Rien de tout cela ne s’est produit. La Ligue arabe choisit la prudence, le consensus et le communiqué, et stoppe… le moindre risque d’audace.
Entre Poitiers et Doha, le temps n’a pas effacé l’Histoire, il l’a transformée en ironie. Là où Charles Martel frappait pour arrêter l’expansion arabe, Doha se limite à «sauver» l’expansion israélienne en paroles et à protéger la perception d’un front arabe uni. Le contraste entre les deux moments historiques est flagrant : épée contre plume, audace contre précaution, action contre déclaration.
On pourrait en sourire si le contexte n’était pas tragique. Gaza brûle, les colons continuent d’étendre leur territoire, et la carte du Proche-Orient se redessine, tandis que la Ligue arabe se perd en réunions et en phrases bien tournées. La plume a remplacé l’épée, mais la réalité reste inchangée : les conséquences de l’inaction se lisent dans le sang et les murs détruits.
Treize siècles après Poitiers, Doha n’a pas produit son moment d’audace. Le sommet restera dans les annales comme une démonstration d’ordinaire : indignation forte, actes faibles. A défaut de stopper Israël, il a stoppé l’illusion d’un front arabe uni. Entre l’épée et la plume, l’histoire ne s’arrête pas : elle ironise. Et peut-être, dans quelques années, on citera ce 2025 comme on cite 732 : non pas comme un tournant, mais comme un rendez-vous manqué.
A. B.
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