Le dollar à découvert : guerre, dette et chute d’influence

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Le dollar s'érode. D. R.

Une contribution de Ben Youcef Bedouani – La guerre entre l’Iran et Israël en juin 2025 n’a pas seulement secoué l’ordre régional : elle a exposé les limites d’une stratégie américaine visant à monétiser l’instabilité. Dans un contexte de refinancement critique, Washington a pu espérer que l’escalade militaire renforcerait la demande d’obligations souveraines et stabiliserait le dollar. Mais la réponse des marchés est restée tiède, et le risque d’un embrasement hors de contrôle a forcé un cessez-le-feu rapide.

Loin d’un simple épisode militaire, cet affrontement agit comme un révélateur : celui d’un ordre financier mondial fragilisé par l’endettement américain, la montée des BRICS et l’essoufflement du «privilège du dollar». L’article décrypte cette dynamique à travers les liens croissants entre guerre, dette et perte d’influence, et montre comment des Etats comme l’Algérie, lucides mais non hégémoniques, s’y repositionnent avec prudence.

Guerre courte, stratégie longue : une intervention aux allures financières

Le 13 juin 2025, une salve de missiles iraniens s’abat sur plusieurs bases militaires israéliennes. En douze jours, l’affrontement atteint un niveau d’intensité inédit entre deux puissances rivales. Si les troupes américaines ne sont pas engagées au sol, les Etats-Unis finissent néanmoins par intervenir : des frappes ciblées sont menées contre plusieurs infrastructures nucléaires iraniennes, tandis que Téhéran riposte en visant des bases américaines dans le Golfe. A Washington, l’opération est suivie avec une attention stratégique particulière : la dette publique américaine atteint alors 37 000 milliards de dollars (1), et près de 8 000 milliards doivent être refinancés d’ici la fin de l’année (2).

Sur les marchés, le rendement des obligations à 10 ans reste élevé malgré la crise, culminant à 4,42% en pleine escalade (3). La logique habituelle – fuite vers le dollar, achat de Treasuries – ne s’enclenche pas. Le Brent franchit brièvement les 80 dollars américains, avant de retomber à 67 dollars américains après l’annonce du cessez-le-feu par Donald Trump le 24 juin (4), signe que la panique reste contenue.

Dans le même trimestre, le Trésor américain procède à l’émission de plus de 514 milliards de dollars de dette, soit une hausse de près de 76% par rapport aux projections initiales (2). Si les émissions à court terme (2, 5, 7 ans) suscitent une demande correcte, l’adjudication du 21 mai portant sur 16 milliards de dollars à 20 ans révèle un appétit en berne : un bid-to-cover ratio inférieur à 2,2 (5). Sur le marché primaire, le Trésor ajuste ses émissions pour éviter un surstockage. Sur le marché secondaire, les taux longs demeurent sous pression, reflet du scepticisme des investisseurs.

En coulisses, la Réserve fédérale intervient prudemment. Sans annonce spectaculaire, elle a accru son portefeuille d’obligations du Trésor américain de 1,6 milliard de dollars entre avril et juin (6), avec un pic notable de 9,9 milliards la semaine du 25 juin (7). En parallèle, la Fed relance son Standing Repo Facility, injectant des liquidités ciblées pour soutenir le marché obligataire (8). Des ajustements réglementaires sur le SLR (Supplementary Leverage Ratio), déjà envisagés depuis plusieurs mois, sont également à l’étude afin de permettre aux grandes banques d’absorber davantage de dette souveraine (9).

Objectif : maintenir l’équilibre d’un système mis à mal par une baisse nette de la demande étrangère. Depuis mars 2025, les investisseurs non-résidents ont réduit leur exposition aux Treasuries de 60 milliards de dollars (10). Cette contraction reflète une réévaluation globale du risque américain, y compris en temps de guerre. Comme le soulignait notre article intitulé «Iran-Israël : duel sous les cieux ou quand la guerre fissure l’ordre du dollar» (11), cette nouvelle génération de conflits ne produit plus les effets financiers attendus. Le cessez-le-feu du 24 juin acte l’échec d’une stratégie où la guerre est censée stabiliser le système monétaire. Les Treasuries n’ont pas retrouvé leur statut de valeur refuge automatique. Pire : les signaux d’alerte se multiplient.

Le dollar sous tension : dédollarisation et refinancement impossible

Le problème est structurel. Depuis 2022, les BRICS+ accélèrent leur coordination pour éroder l’hégémonie du dollar. La Chine a réduit ses avoirs en obligations américaines de 300 milliards de dollars en trois ans (12). Le Japon, confronté à ses propres dilemmes géoéconomiques, réfléchit à des réallocations d’actifs (13). Résultat : la base d’acheteurs étrangers s’amenuise. A la fin de 2023, les taux à 10 ans frôlent les 5%, un sommet de 16 ans (14). Le coût du service de la dette explose : 881 milliards de dollars d’intérêts payés en 2024, plus que les budgets combinés de la défense et de l’éducation américaines (15). Le Congressional Budget Office prévoit un dépassement du seuil des 1 000 milliards dès 2025 (16).

Dans ce contexte, la guerre ne sert plus à réaffirmer la puissance. Elle devient un levier budgétaire – un outil de dernier recours. Mais ce levier s’émousse : les monarchies du Golfe, autrefois garantes du recyclage pétrodollar, diversifient. Le yuan, l’or et les actifs multipolaires gagnent en attractivité. L’Amérique reste puissante, mais l’aura de son dollar vacille.

Vers un monde post-dollar : guerre inefficace, pouvoir en reflux

L’échec stratégique de la guerre Iran-Israël souligne l’émergence d’un monde post-dollar. L’entrée de l’Iran dans les BRICS+ marque une rupture : Téhéran vend désormais son pétrole en rouble, yuan et dirham. Le Swift est contourné au profit d’accords bilatéraux de compensation, accélérant une régionalisation du commerce. En parallèle, la Fed joue un rôle d’acheteur de dernier ressort : en mai 2024, elle ralentit son resserrement monétaire (17), puis rachète discrètement 40 milliards de dollars de titres émis par le Trésor américain sur le marché secondaire (18). Ces interventions fragmentaires témoignent d’une politique défensive, non plus proactive.

Le statut de réserve du dollar s’érode lentement mais sûrement : 71% des réserves mondiales en 2000, 58% en 2024 (19). Ce recul ne signe pas la fin immédiate du dollar, mais oblige à repenser la hiérarchie monétaire mondiale. La puissance militaire ne suffit plus. Ce qui compte, c’est la confiance, et celle-ci se désagrège.

L’Algérie : autonomie relative, lucidité stratégique

L’Algérie, bien qu’exportatrice majeure de gaz et membre du GECF, reste une économie modeste sur la scène globale (PIB : 267 milliards de dollars en 2024). Mais elle joue une carte subtile : neutralité diplomatique, ressources critiques et recentrage régional. En mai 2025, un accord structurant permet à Sonatrach de facturer une part de ses exportations en yuan, via des mécanismes de clearing localisés en Asie (2o). Cette stratégie – inspirée de la Russie ou des Émirats – sécurise les flux sans dépendre du dollar.

Cependant, l’idée d’étendre cette logique au dinar algérien dans les échanges africains pose problème. Convertibilité limitée, inflation chronique et absence de marché secondaire crédible en limitent l’attrait. Pour éviter un isolement, une solution intermédiaire s’impose : accords de swap bilatéraux avec des banques centrales alliées (Chine, Inde, Afrique du Sud), assortis d’un test progressif hors frontières.

Enfin, un fonds souverain à allocation multipolaire (or, actifs asiatiques, BRICS) renforcerait la résilience monétaire. Mais il faudra un discours de lucidité : l’Algérie n’est pas une puissance pivot. Elle peut devenir un pont, si elle renforce ses fondamentaux : industrialisation, gouvernance économique, modernisation bancaire. La prudence stratégique algérienne – ni alignée ni inféodée – devient ainsi un atout. Encore faut-il qu’elle soit incarnée dans des choix concrets.

La guerre, miroir d’une impuissance systémique

L’escalade militaire entre l’Iran et Israël en juin 2025, survenue dans un contexte de fragilité monétaire aux Etats-Unis, n’a ni rassuré les marchés ni consolidé la position du dollar. Loin de générer l’effet de stabilisation escompté, elle a mis en lumière la dépendance croissante de Washington à une ingénierie financière de plus en plus précaire. Le chaos géopolitique ne suffit plus à soutenir un système fondé sur l’endettement permanent. Tandis que les investisseurs diversifient leurs actifs, que les BRICS renforcent leur coordination et que le pétrole s’émancipe progressivement du billet vert, un nouvel ordre fragmenté prend forme. Cet ordre n’impose pas encore d’alternative hégémonique, mais il oblige à un exercice de lucidité stratégique.

Dans ce monde, les puissances intermédiaires ne cherchent pas à remplacer l’Empire, mais à préserver leur souveraineté. L’Algérie, par son positionnement stratégique et sa prudence mesurée, peut devenir un acteur de transition. Elle ne dicte pas les règles du jeu, mais veille à ne pas en être exclue. Dans une époque où la guerre révèle plus qu’elle ne construit, la lucidité devient une force.

B.-Y. B.

Références bibliographiques

(1) US Debt Clock, juin 2025.

(2) US Treasury – Debt Issuance Plan Q2 2025.

(3) MarketWatch – «10-Year Treasury Yield Climbs Amid Middle East Tensions», 20 juin 2025.

(4) Reuters – «Oil set for weekly loss on fading Mideast risks», 27 juin 2025.

(5) Reuters – «Tepid demand at 20-year bond auction», 21 mai 2025.

(6) Federal Reserve – H.4.1 Weekly Balance Sheet, avril-juin 2025.

(7) Federal Reserve – H.4.1, semaine close le 25 juin 2025.

(8) Reuters – «NY Fed’s Perli: regular morning Standing Repo operations coming», 9 mai 2025.

(9) MarketWatch – «Why this banking proposal may help the bond market», juin 2025.

(10) Business Insider – «Foreign demand weakens for US Treasuries», juin 2025.

(11) https://www.algeriepatriotique.com/2025/06/21/iran-israel-duel-sous-les-cieux-ou-quand-la-guerre-fissure-lordre-du-dollar/

(12) Financial Times – «China Dumps dollars américains117 Billion of US Debt in 2023», déc. 2023.

(13) The Diplomat – «Japan’s Strategic Reassessment of US Treasury Holdings», mai 2025.

(14) Reuters – Bond Market Overview, décembre 2023.

(15) PGPF – «US Interest Payments Hit Record High», mars 2024.

(16) Congressional Budget Office (CBO) – Budget Outlook 2025, juin 2025.

(17) Federal Reserve – Policy Statement, mai 2024.

(18) Reuters – «Fed’s Quiet Return to Bond Market», sept. 2024.

(19) Money Morning – «Dollar’s Decline in Global Reserves», avril 2024.

(2o) South China Morning Post – «China and Algeria explore energy trade in yuan amid dedollarisation momentum», mai 2025.

Commentaires

    Anonyme
    28 juin 2025 - 9 h 33 min

    Les avoirs du pays placés à l’étranger ainsi que les stocks d’or devront être rapatriés!

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