Une Américaine «réécrit» L’Etranger d’Albert Camus en oubliant que l’Algérie a été colonisée

Un éditeur américain vient de proposer une nouvelle traduction de L’Etranger, roman d’Albert Camus. L’annonce serait banale pour un tel chef-d’œuvre de la littérature si ce n’est que la traductrice américaine a osé des innovations qui dénaturent le sens de certains mots. J’y reviendrai.

Un éditeur américain vient de proposer une nouvelle traduction de L’Etranger, roman d’Albert Camus. L’annonce serait banale pour un tel chef-d’œuvre de la littérature si ce n’est que la traductrice américaine a osé des innovations qui dénaturent le sens de certains mots. J’y reviendrai.
Des écrivains algériens se sont joints à l’agitation du centenaire de la naissance du célèbre écrivain Salim Bachi avec Le dernier été d’un jeune homme et Kamel Daoud avec sa Contre-enquête. Ces écrivains ont une double raison de s’intéresser à Camus. Ils ont agi comme membre de la «tribu» des ciseleurs des mots et des architectes de la langue. Ensuite, en tant qu’Algériens, sans doute obsédés par la présence dans le roman de Camus de l’unique Arabe et qui plus est se fait buter. Salim Bachi se met dans la peau de Camus pour narrer un voyage où s’entremêlent son propre imaginaire et la vie de Camus. Kamel Daoud va à la rencontre de son «Arabe» pour s’interroger sur les problèmes qui le taraudent dans cette Algérie d’aujourd’hui harcelée par la bêtise et étouffant sous des archaïsmes risibles. Le personnage central du roman est Meursault, le meurtrier de l’Arabe. Ce Meursault n’a aucune raison de tuer un homme rencontré sur son chemin. Acte absurde ? Sans doute d’autant que l’homme ne sait pas quand exactement sa mère est morte. «Aujourd’hui, hier ou avant-hier», dit-il, ça n’a aucune importance ? On reconnaît là la philosophie de l’absurde chère à Camus. On devine aussi que Meursault ne sait pas se situer dans le temps. Est-il un personnage type victime de l’absurdité du monde ou bien un personnage atteint de la «maladie» de la colonisation ? Haine de l’Autre qui engendre la haine de soi. Le sens philosophique du roman rehaussé par la qualité de l’écriture a fait sa réputation. L’article que je commets ici ne tourne pas directement autour de Camus. J’ai déjà loué le talent de l’écrivain sans pour autant m’empêcher de porter un jugement sur les positions politiques de Camus relatives à la guerre d’Algérie. Car sur le terrain du politique, son imagination fertile et sa grande culture ne l’ont pas mis pas à l’abri de myopies politiques dont sont victimes parfois de grands esprits. Ce qui motive cet article, c’est la tendance de certains critiques qui dans leur aveuglement idéologique se servent de Camus pour attaquer Sartre ou bien pour trouver des justifications aux positions politiques de l’écrivain sur la guerre d’Algérie. Mais la traductrice américaine a poussé le bouchon trop loin, ce qui m’incite à «défendre» au moins Camus dans le choix de ses mots allégrement violés par la nouvelle «star» américaine de la traduction. Entrons dans le vif du sujet. En découvrant l’information de cette énième traduction, je n’ai pu retenir mon étonnement doublé d’une colère quant aux déformations pour ne pas dire manipulation du sens de certains mots dans L’Etranger. Paradoxalement, je suis mis donc en position de défendre l’écrivain, car «notre» Américaine semble traduire le roman en utilisant en toile de fond l’histoire de son pays plutôt que cette Algérie de l’époque coloniale. Comme chacun sait, chaque mot a une histoire et le même mot produit une musique selon le talent de l’auteur et la puissance de son œuvre. Le traducteur trahit, c’est connu et validé, car la littérature n’est pas un simple alignement de mots. La littérature est enfant de son époque, elle surgit de l’imaginaire de l’écrivain, bref la littérature se nourrit du temps de l’histoire. Notre traductrice a décrété que l’histoire américaine est l’horloge du monde entier. Ainsi, le titre du roman L’Etranger devient-il sous sa plume «The outsider», c'est-à-dire l’exclu. Pourquoi ce choix, alors que les traductions précédentes avaient opté pour le mot «Stranger». Elle ne pouvait pas pousser son audace (ou sa bêtise) et choisir le mot «foreigner» qui signifie en anglais personne non citoyenne du pays où elle se trouve. Elle ne l’a pas fait, car elle n’ignorait pas tout de même que les personnages du roman de Camus sont nés, vivent, aiment et meurent dans cette bonne et lumineuse terre du soleil qui s’appelle l’Algérie. Elle a jeté son dévolu sur le mot «outsider», mot plus «familier» en Amérique, pays d’immigrés qui a exclu d’abord les Indiens (c’est un euphémisme) et les Noirs, anciens esclaves. On sait que l’idéologie anglo-saxonne dominante dans ce pays considère que les exclus sont responsables de leurs situations. Pour cette raison, la notion d’exclusion n’est pas une obscénité aux USA. L’exclu n’a que ce qu’il mérite vu son «irresponsabilité ou sa paresse». Notre traductrice a donc zappé le mot «stranger» qui a de multiples sens comme en français. En psychiatrie, être étranger à soi-même équivaut à aliéné. Pour le philosophe ou le poète, l’étrangeté renferme une part de mystère, une part d’inconnu, de solidarité (étrange étranger de Prévert…). Confondre les multiples sens du mot français «étranger» avec la notion sociale de l’exclu relève d’une lecture pour le moins paresseuse. Cette réduction du mot est non seulement une trahison littéraire mais aussi philosophique. Car le titre du roman de Camus pose en creux la question clé du statut colonial de l’Algérie. Qui est étranger dans ce pays ? Est-ce l’autochtone dont le pays a subi un viol de l’Histoire. Ou bien celui qui vient de nulle part et qui doit tuer l’autochtone, le faire disparaître pour ne plus le voir, un cauchemar qui lui rappelle que sa présence dans le pays est le produit d’une entreprise de rapine et de violence. Comme c’est étrange, notre traductrice a-t-elle pensé aux Indiens de son pays ? A-t-elle voulu faire oublier ces Indiens pour qu’elle puisse jouir sans complexe ni remord de son statut d’Américaine en effaçant les mauvais souvenirs de l’extermination des Indiens. Camus a eu au moins le mérite de nommer son roman L’Etranger pour «jouer» avec les différents sens de ce mot cités plus haut. Dans son roman, sous le mot Etranger gît la notion d’aliénation née des convulsions et des vents de l’Histoire. Le meurtre ici peut vouloir être un acte, au-delà de son absurdité, une sorte de «salubrité» pour effacer l’Histoire et se fabriquer une identité en effaçant celle de sa victime. C’est l’honneur de l’art en général de dire entre les lignes (parfois sans «l’assentiment» de l’auteur) ce que l’idéologie ou l’histoire des apparences cachent sous le masque des «évidences». La deuxième phrase qui a retenu mon attention est «Aujourd’hui, maman est morte». La traductrice américaine a préféré traduire le mot maman par «my mother» (ma mère). Là aussi, notre Américaine nourrie au biberon de la psychanalyse (rapport œdipien) a choisi le «ma mère» lien possessif au terme familier et affectif de maman. Elle ne s’est pas demandé pourquoi un si grand écrivain a préféré ce terme affectif qui existe du reste en anglo-américain qui se traduit par «mum». Là aussi, elle a cédé à des inclinaisons idéologiques. Elle a préféré caresser le lecteur dans le sens du poil que de l’inviter à se torturer l’esprit pour comprendre le sens des choses, donc de l’histoire. Meursault, le héros du roman, ne pleure pas sa mère. A-t-il ses raisons ? Lesquelles ? Est-ce la misère affective de cette maman dont il a souffert ? Ou bien encore cette honte de la pauvreté de cette maman, humiliation sociale insupportable ? Est-ce cette mère-patrie si lointaine et si méprisante, la France que Meursault ne connaît pas mais que tous les «pieds-noirs» désignaient comme la mère-patrie alors que leur terre natale est l’Algérie ?
Pour toutes ces raisons, Meursault ne répond pas au juge du tribunal devant lequel il comparaît. Parce que le cérémonial de la justice est une fiction, du spectacle, il se moque du verdict de cette soi-disant auguste assemblée. Et si finalement L’Etranger de Camus est, outre de la grande littérature (prix Nobel excusez du peu), un roman historique qui révèle la brutalité de la colonisation et sa fin programmée et condamnée par l’Histoire comme le fut Meursault. Le tribunal n’était qu’une fiction et des années plus tard, les combattants algériens rejetaient sa légalité en refusant de répondre de leurs actes devant cette parodie de justice.
La traductrice américaine a un mérite, celui de nous faire interroger sur un aspect caché de l’œuvre sous de simples mots. Et derrière ces mots sommeille le rapport entre l’écrivain et le lecteur. Hélas, dans ce rapport, c’est généralement le lecteur qui porte le chapeau de la frilosité et des préjugés. Une fois écrite, l’œuvre échappe à son auteur qui découvre avec bonheur ou non les multiples interprétations de sa création. Kateb Yacine a dit qu’il était étonné de découvrir dans les thèses consacrées à Nedjma des choses auxquelles il n’avait jamais pensé. Merci donc à la littérature qui confirme une nouvelle fois qu’elle peut faire œuvre d’Histoire. Par la magie des mots usités, la grande littérature fait émerger des vérités ensevelies sous les épaisseurs du temps qui passe et les couches de l’ignorance de ceux qui sont victimes des manipulations idéologiques.
Ali Akika, cinéaste

P. S. : Autant, comme beaucoup d’Algériens, j’ai eu la dent dure contre Camus, piètre politicien, quand il a suggéré une Algérie fédérale où seraient regroupées les «différentes» communautés, autant je ne peux que louer la beauté et la précision de sa langue qui permet de multiples interprétations comme toute grande œuvre liée à une époque historique. Son statut de «pied-noir», sa philosophie de l’absurde et son positionnement politique durant la guerre froide ne sont pas étrangers à l’absence du rapport conflictuel assumé colonisé/colonisateur ou bien maître/esclave que l’on trouve dans les romans américains (Faulkner) ou sud-africains (André Brink).
 

Pas de commentaires! Soyez le premier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.