Une contribution de M. Bensaada – Parler du legs de Boumediene, c’est soulever une controverse

Parler de legs politique de Houari Boumediene, c'est, assurément, soulever une controverse tant les avis divergent entre ceux qui l'adulent et ceux qui le vouent aux gémonies. Mis à part les écrits de sa veuve et de certains cadres qui ont travaillé sous ses ordres, y a-t-il eu une tentative sérieuse de retracer non seulement l'itinéraire politico-militaire de Houari Boumediene, mais son apport à l'expérience de développement des pays anciennement colonisés, expérience qui a malheureusement tournée court après sa mort ? Son successeur, feu Bendjedid, et l'équipe de conseillers qui l'entourait, ont travaillé sans relâche et en finesse pour effacer de la mémoire populaire les aspects les plus intéressants de la trajectoire et du bilan de cet homme d'Etat qui, malgré son jeune âge, faut-il le souligner, a développé des approches pertinentes. Un homme d’Etat qui, au fil du temps et des expériences, a progressé dans sa vision stratégique, car il avait la certitude qu'en réalisant son œuvre, il répondait globalement aux aspirations des Algériens et, en priorité, aux couches populaires et pauvres, majoritaires dans la société durant les deux premières décennies de l'indépendance.
Cependant, il faut rester raisonnable. Si on doit comparer les personnalités citées par Dr Kennouche, sur la base de leurs réalisations et des impacts socio-politiques qu'ils ont eus sur le cours de l'histoire de leurs pays respectifs et du monde, Houari Boumediene est loin de pouvoir prétendre à une place parmi les grands hommes du XXe siècle qu'il cite : Mao, Tito, Staline, de Gaulle… A peine peut-il côtoyer un Nasser, un Nehru, un Nyerere… D'ailleurs, il a, en partage avec ces derniers le profil de leader populaire qui a su s'imposer à ses contemporains. En partie, grâce à la propagande du régime qui avait grand besoin d'asseoir une légitimité historique fragile en fabriquant quasiment une légende sur son passage à l'état-major général de l'Armée de libération stationnée aux frontières. Mais un examen minutieux des faits pousse à relativiser ce que les fidèles considéraient comme le parcours sans faute d'un révolutionnaire. C'est vrai que comparé à Bouteflika, son proche compagnon du 19 juin 1965, membre du Conseil de la révolution crée après le renversement de Ben Bella, Boumediene a eu une courbe de popularité inverse. Il fut d'abord, durant les premières années à la tête de l'Etat et du Conseil de la révolution, un mal-aimé avec une cote de popularité très faible, même si la répression des services de sécurité rendait la désapprobation populaire difficile. Mais il a fini, au fil des années et des mesures prises, par conquérir le cœur des gens simples, des paysans, des salariés ouvriers techniciens et cadres, des syndicalistes et à avoir un soutien critique parmi les jeunes étudiants et les élites intellectuelles, même si, entretemps, beaucoup de personnalités ayant un passé politique honorable dans le mouvement national se sont opposées à lui, y compris parmi ses pairs au Conseil de la révolution.
Remettre les choses à leur juste évaluation
Quant à Bouteflika, rappelé aux commandes par des cercles de l'ANP pour sortir l'Algérie de l'isolement international où l'avaient enfoncée les forces qui voulaient la soumettre à leur diktat, il a été, au début de son mandat, soutenu par une alliance large de forces politiques et de personnalités aux projets parfois contradictoires, qui se sont regroupées sous sa houlette au motif d'en finir avec la décennie noire et ses conséquences néfastes, à tous points de vue. Cependant, au fil des mandats, qu'il a enchaînés les uns après les autres au prix du viol de la Constitution de 1996 qui les limitait à deux, il ne lui reste, depuis le troisième et surtout le mandat en cours, qu'une poignée de serviteurs zélés et d'impénitents profiteurs d'une rente boostée par le prix du pétrole ayant atteint des sommets inégalés. Cette manne a servi à entretenir l'illusion d'élections démocratiques grâce à la masse de manœuvres gérées par le néo-FLN, parti en rupture profonde avec sa matrice historique et qui draine dans son giron les membres de la soi-disant famille révolutionnaire, assoiffés de privilèges auxquels leurs nobles ascendants n'auraient jamais osé prétendre.
Boumediene est et restera à jamais l'homme de la nationalisation des hydrocarbures et celui qui a lancé des plans de développement ambitieux, dont les effets positifs, quoi que l'on dise, se font sentir jusqu'à nos jours. Il a aussi à son actif l'accès à l'enseignement secondaire et supérieur aux enfants de paysans et d'ouvriers. Ce faisant, il a initié un processus de transformation en profondeur de la société algérienne dont les effets ne peuvent s'évaluer sur une génération. Il y a eu des ratés également. On peut en pointer plusieurs. Le plus grave a été la puissance donnée aux services de sécurité pour contrôler les élites politiques déjà tenues en laisse par un parti unique hégémonique. Il a aussi empêché l'émergence d'une société civile autonome qui aurait pu favoriser la culture démocratique et le débat contradictoire des facteurs subjectifs importants qui auraient pu favoriser la réalisation des objectifs essentiels d'une révolution nationale qui se voulait démocratique et sociale, comme le proclamaient les textes doctrinaux (Déclaration du 1er novembre 1954, textes du Congrès de la Soummam et la Charte nationale de 1976).
Ce n'est qu'à la suite de la mise en place du pluralisme partisan qu'une tentative de recomposer la liste des pères fondateurs est apparue. De nombreuses figures historiques ignorées et maltraitées durant la période du parti unique ont pu retrouver une place dans l'histoire de l'Algérie, même si ce n'est pas toujours celle qu'elles méritaient.
Il est clair que l'occultation des aspects les moins valorisants de l'itinéraire militaire puis politique de Houari Boumediene a contribué à faire de lui une référence respectée surtout que ces successeurs n'ont pas bénéficié de l'estime que lui a témoignée une large partie des Algériens. Mais une fois soumis à l'évaluation critique, les choses se remettent à leur juste dimension.
Tous les grands leaders cités par Dr Kennouche ont été des architectes et des maîtres d'œuvre de l'histoire de leur nation. Houari Boumediene – trop jeune – n'a pas été parmi les vingt-deux hommes qui ont déclenché le 1er Novembre 54 ni l'un des colonels des Wilayas de l'intérieur qui ont combattu l'armée coloniale en s'exposant à sa puissance de feu. Certes, si nul ne peut douter de son engagement nationaliste, son manque d'expérience politique des premières années a été un handicap et lui a valu, durant les périodes délicates de l'histoire de la Révolution, notamment les années ayant précédé l'indépendance et celles, mouvementées et parfois sanglantes, des premières années de l'Etat algérien renaissant, d'être instrumentalisé par des hommes plus habiles, sensibles aux intérêts matériels qui accompagnent le pouvoir.
Le côté attachant de Boumediene réside dans le fait qu'il s'est investi sans limite dans la mission à laquelle il a cru et pour laquelle il aurait pu aller jusqu'au sacrifice suprême : bâtir un Etat algérien digne de ce nom, apte à préserver la souveraineté nationale acquise au prix de sacrifices inouïs de la paysannerie, des Algériens de couches populaires et des élites patriotiques. Il était convaincu de la nécessité d'édifier rapidement un système politique qui ferait de ces catégories sociales les bénéficiaires prioritaires, même en l'imposant par la force. Cet attachement aux origines populaires a constitué un garde-fou qui lui a évité de se fourvoyer, une fois l'indépendance proclamée, dans la voie d'une société de type néo-colonialiste, une voie que la plupart des Etats anciennement colonisés ont suivie. Les quelques catégories sociales intégrées au système colonial qui occupaient grâce, notamment, à leur niveau d'instruction des postes clés au niveau des organismes technico-administratifs ont été tentées de prendre le pouvoir ou d'exercer une influence suffisamment déterminante sur les décideurs de l'époque, afin de mettre le pays dans le moule du néocolonialisme imposé aux autres pays africains et à de nombreux pays du tiers-monde. C'est parce que ce modèle heurtait la conscience politique des militants nationalistes et que les idées progressistes avaient une forte emprise sur les travailleurs et la jeunesse instruite que le choix de la voie libérale a été évité. Il faut dire que les offensives revanchardes d'une partie de la classe politique française avaient beaucoup aidé à discréditer cette option libérale, d'autant que l'absence d'une bourgeoisie nationale la rendait automatiquement dépendante des intérêts étrangers et français en particulier. La volonté de garder une prise de décision souveraine pour construire une économie indépendante a été un fil conducteur de la démarche stratégique de Houari Boumediene. C'est ce qui lui a valu une adhésion assez large de toutes les forces nationalistes et progressistes. Même certains de ses choix autoritaires et les erreurs tactiques en termes d'alliances ou les actes de répression vis-à-vis de certaines personnalités ou forces politiques n'ont pas entamé son crédit auprès de la majorité sociale qui le tenait pour l'auteur du contrat national pour la construction d'une économie nationale indépendante et bâtie sur les principes de justice sociale.
Les séquences qui ont suivi son décès – naturel ou provoqué – et alors même que son projet de développement était au milieu du gué ont fait resurgir les options de renoncement à l'idéal du socialisme algérien pour un modèle dit de «troisième voie». Autrement dit, ni libéral ni socialiste et dont les forces porteuses visaient, en fait, à reformuler la doctrine de l'Etat algérien qui se posait en leader de la revendication du nouvel ordre international, pour la remplacer par un projet sans ambition, celui d'un pays intégré au procès de valorisation du capital à l'échelle internationale et qui espère tirer quelques avantages en jouant sur les divergences d'intérêts entre les puissances.
Déboumediénisation et chasse aux sorcières
On connaît la suite. Alors que le processus de rénovation du système politique par l'injection de forces jeunes, modernes, aux convictions ancrées dans l'esprit de Novembre avait commencé, il a subi un brusque arrêt. La déboumediénisation a pris l'allure de chasse aux sorcières qui s'alimentait de toutes les causes, notamment l'anticommuniste, pour renforcer les tendances hégémoniques et autoritaristes incrustées au sein du FLN. Cette évolution avait annihilé toutes possibilités de construction d'un front intérieur large pour réaliser les tâches de la révolution nationale et démocratique comme le clamait la Charte nationale. Dans le même temps, elle a fait le lit aux tendances rentières et bureaucratiques dont l'horizon se limitait à une économie de marché, dominée par le secteur privé protégé par le monopole de l'Etat.
L'irruption en grand de l'islamisme politique après la crise économique et sociale des années 1986-1988, dont le point culminant furent les émeutes d'octobre 1988, a enrayé toute la logique du système et libéré les forces souterraines lovées dans le commerce informel et le business de bazar qui proliféraient depuis l'accession de Chadli au pouvoir et la redistribution des cartes en faveur des tendances acquises à l'option libérale. C'était, pour elles, l'occasion historique inespérée pour se constituer en alternative sociale. Avec le recul, on peut affirmer que ce fut une répétition des futurs «printemps arabes». Ses concepteurs, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, avaient cependant sous-estimé la forte aspiration démocratique de la société civile et sa capacité à résister à la dérive historique, mais aussi à trouver au sein de l'ANP des relais assez audacieux pour dissuader les décideurs de l'époque de remettre le pouvoir aux islamistes, tout en s'opposant à ceux qui voulaient tenter l'aventure de l'insurrection armée. La facture fut lourde, mais le pire a été évité.
Le gâchis de ces quinze dernières années, avec le refus de l'alternance du régime actuel pour que la société puisse s'oxygéner et se rajeunir afin de trouver les énergies et la créativité en mesure de relever les immenses défis qui attendent un pays possédant des atouts extraordinaires, rend de plus en plus urgent la production d'une alternative pacifique et résolument tournée vers les défis du siècle présent. Houari Boumediene n'a pas préparé de militants pour poursuivre son idéal politique, mais s'est contenté de fidèles exécutants de ses directives. En cela, il ne peut pas constituer un point de ralliement pour fédérer les nouvelles forces capables d'accomplir cette œuvre de renouveau.
Il faut faire émerger d'autres figures nationales : c'est la lourde tâche des historiens et des penseurs algériens qui devraient éviter, dans cette œuvre importante, de se laisser aller à des visions fondées sur la sublimation de constantes (langues, cultures, religion) aussi importantes soient-elles, à leurs yeux.
L'histoire de l'Algérie n'est pas dépourvue de grands hommes : Abane Ramdane, colonel Lotfi, Aït Ahmed, président Mohamed Boudiaf et d'autres encore. Ils appartiennent à cette race d'hommes libres qui savent mettre les intérêts de l'Algérie avant le leur.
M. Bensaada
Retraité, ex-cadre d'entreprise publique, syndicaliste

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