Une contribution de Nadjib Touaibia – Tunisie : le redéploiement stratégique des islamistes

Les islamistes tunisiens créent la surprise : ils annoncent un tournant doctrinal qui interroge une société civile traumatisée par une succession d’attentats revendiqués par des groupes armés affiliés à «l’Etat islamique». Le 10e congrès de leur parti – Ennahda, environ 100 000 adhérents –, qui s’est tenu du 20 au 22 mai, a consacré une volonté de sortir de «l’islam politique» pour entrer dans l’ère de la «démocratie musulmane». Explication de ce changement de cap avancée par Rached Ghannouchi, président et cofondateur du parti Ennahda : «La Constitution de 2014 a imposé des limites à l’extrémisme laïc tout comme à l’extrémisme religieux. Il n’y a plus de justification à l’islam politique en Tunisie», a-t-il déclaré dans un entretien accordé, mercredi 18 mai, au journal Le Monde. «En outre, ce concept d’islam politique a été défiguré par l’extrémisme véhiculé par Al-Qaïda et Daech. D’où la nécessité de bien montrer la différence entre la démocratie musulmane, dont nous nous réclamons, et l’islam djihadiste extrémiste, dont nous voulons nous éloigner plus encore», a-t-il précisé dans le même entretien. Et pour mieux se faire comprendre par les Occidentaux, Ghannouchi prend comme exemple la «démocratie chrétienne». Quelle est la réalité de ce tournant et quelles peuvent en être les retombées au plan politique et sur l’islamisme au Maghreb ?
«Il faut attendre de prendre connaissance du projet de société que défendra ce parti à l’occasion des échéances électorales et à travers les mesures qui seront prises par un pouvoir qui aurait pour force politique Ennahda», réagit Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS et auteur de Géopolitique de la Méditerranée, son dernier ouvrage paru aux éditions Armand Colin, en 2015. «Il y a, a priori, la volonté d’écarter l’idée d’une contradiction fondamentale entre le modèle démocratique et l’islam. De défendre l’idée que la démocratie peut s’imposer comme un modèle d’organisation politique, tout en s’inscrivant dans une société musulmane», note-t-il.
Un projet de société
Dans les années 1990, les islamistes algériens avaient ainsi accepté de passer par la voie des élections pour accéder au pouvoir, tout comme, plus récemment, les Frères musulmans en Egypte, ainsi que les islamistes turcs de l’AKP. Reste que les premiers se promettaient d’abolir la démocratie, que les seconds ont essuyé un échec historique aux commandes de l’Etat en voulant instaurer un régime théocratique et que les troisièmes se distinguent, à travers Erdogan, par des pratiques totalitaires traquant le moindre souffle d’expression libre dans la société civile. «Le fait de se soumettre à la compétition électorale n’exclut pas, en effet, un projet de société animé par les valeurs de l’islam, d’où cette association entre démocratie et islam», confirme Béligh Nabli. Chassez le naturel, il revient au galop, serait tout compte fait l’expression idoine.
«Sur le fond, rien n’a changé», tranche Hamma Hammani, porte-parole du Front populaire (FP, gauche radicale), candidat à l’élection présidentielle de 2014, et dont le parti est représenté au Parlement. Selon lui, la «mue» annoncée d’Ennahda n’est, en fait, qu’une manœuvre politique pour, avant tout, tisser et renforcer des liens avec «la grande bourgeoisie tunisienne, dont une large frange n’accepte pas son modèle sociétal», de se «présenter sous un nouveau jour aux Occidentaux, notamment les institutions internationales, FMI et autres, qui soutiennent ses alliés libéraux (Nidaa Tounès) au pouvoir», mais pas seulement. Ennahda aurait également un souci d’efficacité pour accroître son emprise sur la société. Le parti ne s’est pas remis de son passage désastreux au pouvoir entre la fin de 2011 et le début de 2014. Bien que fortement présent à l’Assemblée, il n’en est pas moins affaibli et susceptible de recul. Dès lors, «il lui faut revoir sa tactique», explique M. Hammani pour qui il ne s’agit aucunement de «changement d’identité», comme cela est dit.
La domination idéologique de la société civile
«Ils ont dépensé des milliards, c’est une société américaine qui leur a organisé ce show (leur 10e congrès, ndlr). Leur démarche consiste à introduire une spécialisation dans le mode de fonctionnement du parti. En plus clair, une branche va travailler à la domination idéologique de la société civile, notamment par le biais d’associations. L’autre en récoltera le fruit au plan de l’action politique. Il ne faut pas se leurrer, Ennahda ne se prépare nullement à devenir un parti fondé sur la séparation du politique et du religieux», commente le porte-parole du Front populaire.
L’objectif restant donc de se frayer un nouveau chemin vers le pouvoir et, plus précisément, semble-t-il, à la gloire du leader historique de la formation, Rached Ghannouchi. «Au-delà de sa propre structure partisane, c’est le personnage qui semble quitter ses habits de doctrinaire dogmatique pour assumer les responsabilités d’un animal politique pragmatique», constate le chercheur Béligh Nabli. «Avant les élections de 2014, le parti Ennahda a toujours favorisé un régime parlementaire. Maintenant, et avec le système politique actuel, le mouvement voudrait avoir son propre candidat à la Présidence. Un candidat qui ne peut être personne d’autre que Ghannouchi» pronostiquait pour sa part, le 23 mai, Samir Taïeb, secrétaire général du parti Al-Massar (gauche) dans une déclaration à la Radio nationale. S’agissant du congrès d’Ennahda, celui-ci insiste sur le flou entretenu – à dessein, selon lui – dans le discours. «Ils ont commencé par parler de séparation entre le prosélytisme et la politique, puis, à l’approche de leur congrès, ils ont curieusement évoqué une séparation entre la politique et le sociétal. Un écran de fumée, en réalité, destiné à masquer le seul et unique objectif : la conquête de la société», résume-t-il.
Intimement lié à l’organisation des Frères musulmans égyptiens Ennahda subit surtout l’onde de choc de leur effondrement, tout autant que les islamistes en Algérie et au Maroc. L’heure est apparemment venue du bilan, pour tirer les leçons de cet échec égyptien et amorcer un redéploiement stratégique.
Nadjib Touaibia

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