Paysage politique de l’Algérie après le Hirak
Une contribution d’Ali Akika – Un événement d’une grande ampleur et d’une longue durée comme le Hirak est une sorte de moteur entraînant les foules bigarrées et vigoureuses du peuple, lequel peuple confirme que l’espoir est plus fort que la fatalité. Essayons de voyager dans les méandres du paysage politique du pays pour esquisser une analyse sur les acquis et effets de ce mouvement populaire qui naquit le 22 février 2019. L’acquis principal, c’est la démission du président Bouteflika, le 2 avril, 6/7 semaines après le début de la colère du peuple exprimée dans les rues du pays. Cette démission ne ressemble pas à celle de ses deux prédécesseurs (Lamine Zeroual et Chadli Bendjedid) (1).
Elle fut le fruit du Hirak qui afficha d’emblée ses mots d’ordre «Non au 5e mandat» et l’application de l’article 7 de la Constitution (le peuple comme unique source de la légitimité du pouvoir). Cette démission a été obtenue pacifiquement (silmya) et les forces de l’Etat n’ont pas empêché les manifestants d’exprimer leurs revendications. Notons au passage qu’Ahmed Gaïd Salah, ex-chef d’état-major, a même déclaré que les forces de l’ordre sont déployées pour protéger le peuple. Démission du président, rôle du peuple dans cette démission, pacifisme et liberté de manifester dans l’espace public sont des conquêtes qui n’ont pas été analysées dans leur complexité et les effets qu’elles vont produire nécessairement à l’avenir.
Le premier effet, c’est la fin de la gymnastique de trituration de la Constitution pour faire sauter le verrou de la limitation de la durée des mandats d’un président élu. Cette gymnastique n’est pas propre à l’Algérie mais un sport national dans beaucoup de pays dont je fais grâce aux lecteurs la longue liste. Le second effet, contrairement aux précédentes émeutes ou manifestations, notamment de 1980 et 88, ce sont les marches populaires et les ordres reçus par les forces de l’ordre qui se sont soldés par zéro victime. Faut-il voir dans ce deuxième effet une combinaison d’une haute conscience politique de la société qui souffrait du vide politique au sommet de l’Etat, lequel Etat a choisi un traitement politique que répressif contre le mouvement populaire. En un mot, être à l’écoute de la société pour éloigner de multiples et potentiels dangers…
Paysage politique après (la bataille) du Hirak
Après le départ de Bouteflika qui était la revendication de la quasi-totalité du peuple et de forces politiques à l’intérieur de l’Etat, les contractions qui traversent la société n’allaient pas évidemment disparaître par enchantement. Seuls les naïfs pouvaient l’espérer, ignorant sans doute que lesdites contradictions relèvent d’un processus politique et pas de n’importe quelle politique. Il ne s’agit pas de faire appel à la gentillesse et aux bons sentiments mais avoir simplement conscience que les crises et autres contradictions relèvent exclusivement du politique. La nature du politique nous renseigne sur la façon de résoudre les problèmes. Soit de s’attaquer à la nature de la ou des contradictions, soit de les contourner pour maintenir le statu quo quand ce n’est pas pour revenir à un passé souvent plus mystifié que mythique. Car la concrétisation d’une politique se nourrit d’une vision du monde et de méthodes qui utilisent les outils conceptuels de son époque, outils produits par l’histoire et la culture de la société.
Pour toutes ces raisons, nous avons assisté à des effets dans les marches du Hirak où des groupes voulaient limiter ou interdire l’expression des femmes alors que celles-ci avaient participé à la guerre pour bousculer le statut archaïque de l’enfermement des femmes et de leur assignation à résidence. Pour de nombreux groupes, le mot d’ordre «Non au 5e mandat», n’étant plus d’actualité après la démission de Bouteflika, leurs voix s’élevaient pour avancer d’autres revendications. Beaucoup étaient des aspirations contenues dans les textes de la révolution ou bien simplement d’actualité car prenant en compte l’évolution et les changements de la société. En revanche, d’autres revendications de par leur nature idéologique n’étaient pas consensuelles à l’intérieur du mouvement populaire. Pourquoi ? Parce qu’elles pêchaient par une idéologie non partagée ou bien souffraient d’une confusion dans la définition des concepts.
Ainsi, les notions d’Etat, de nation, de peuple, de culture, de religion, qui sont des catégories politiques et complexes, n’ont pas fait l’objet de débats, pas plus de réflexions pour disséquer la nature du Hirak et les forces politiques à l’intérieur de l’Etat (2).
Peut-être, a-t-il manqué une sorte de comités dans les villes et villages ouverts à toute la population avec des thèmes répondant aux problèmes de la société. Les notions et concepts enrichissent les débats et crédibilisent les discours politiques, facilitent le rapport avec les autres groupes et partis politiques. Me vient à l’esprit les discussions dans le milieu étudiant, sur la définition de l’entrée en guerre de l’Algérie contre le colonialisme. Etait-ce une guerre de libération ou bien une révolution ? Les sous-titres de ces deux notions sous-entendent une sorte de frontière entre les deux notions. L’Algérie est-elle entrée en guerre pour chasser uniquement la domination étrangère ? Ou bien la dynamique d’une guerre anticoloniale accouchera-t-elle d’une dynamique révolutionnaire pour briser les structures archaïques nationales ? Derrière cette interrogation, on voit l’ombre de beaucoup de pays où le poids du colonialisme n’a pas diminué une fois l’indépendance acquise.
Revenons au paysage politique du pays après l’arrêt du Hirak dû au Covid. S’agissant du Hirak, on a noté l’absence d’une direction des activités du mouvement. Est-ce une défiance à l’encontre de partis classiques, est-ce une tactique de lutte pour brouiller les repères de la police etc. Quand bien même cette défiance existerait, la vérité est sans doute ailleurs. Hélas ! les partis politiques «souffrent» d’autres handicaps et expliquent leur faible rôle dans la dynamique du mouvement populaire. L’architecture de tout parti politique, c’est son idéologie, un programme politique, le rapport à la société et à l’Etat…
Sur le plan idéologique, les partis politiques algériens se réclament du nationalisme, de l’islam, du socialisme. Au lendemain de l’indépendance, pour le citoyen lambda ces notions ne sont pas contradictoires. Ledit citoyen se disait nationaliste, musulman, un peu socialiste (ce n’était pas alors un gros mot). Quant à l’identité, il l’a transportée dans ses talons pour reprendre la formule de Mohamed Dib. Depuis l’indépendance, que d’eau a coulé dans le pays labouré de contradictions anciennes et celles de la «modernité» qui ont bousculé les repères de la société. Cette cohabitation entre l’ancien et le nouveau a accouché d’un mode de vie mal maîtrisé. Dans la société d’aujourd’hui, la présence et la vitalité des partis sont des acteurs des dynamiques qui font fonctionner le tissu social, culturel et politique. Et ce sont ces acteurs dans l’espace public qui diffusent l’idéologie et la culture qui animent et font respirer la société…
Quand on jette un regard sur le passé, on constate que les changements survenus dans le pays découlent de bouleversements violents. Tous les changements à la tête de l’Etat sont survenus à la suite d’évènements de blocage résolus par la violence. Quant aux transformations où le peuple a joué un rôle, la répression et la violence n’étaient pas, hélas, absente. Excepté le Hirak, un mouvement qui a embrassé toutes les catégories sociales et qui a joué un rôle dans le changement à la tête de l’Etat présidé par Bouteflika.
Cependant, avec le temps qui passe, les bouleversements engendrés aussi bien dans la société que dans la sphère politique permettent d’esquisser l’émergence d’une identité politique balbutiante qui fit cohabiter les forces politiques et citoyens sans trop d’anicroches. Cette identité politique «construite sur le tas» dans le Hirak a réalisé son objectif en obtenant la démission du président Bouteflika. Mais une fois cette démission actée, les contradictions qui traversent les groupes ou partis de cette «entité politique spontanée» se sont exprimées et ont repris leur autonomie. Et l’expression de ces contradictions une fois l’horizon dégagé par la démission de Bouteflika, d’autres problèmes surgirent. Notamment celui de la symbolisation d’une représentation politique du Hirak incarné par des personnalités. Ça n’a pas été possible. Au-delà des raisons exprimées ici et là, il reste que cette impossibilité est le signe que le paysage politique est fragile et certains partis baignent même dans la torpeur pour ne se réveiller qu’à une quelconque élection.
En plus des facteurs/pesanteurs de l’histoire, héritage du féodalisme, la colonisation, le monopole politique du FLN, les fragilités des partis sont dues surtout à l’absence d’ancrage dans le tissu social. Il a manqué à ces partis de reposer sur une base sociale identifiée par un programme politique, une vision du monde et un discours politico-idéologique qui tiennent compte des contraintes du réel et de l’histoire et des moyens et tactiques de les surmonter. Les référents au nationalisme, à l’islam, à une particularité de la culture régionale, outre que ces référents ne sont la propriété de personne, sont perçus comme des facteurs d’exclusion au nom d’une autorité autoproclamée par des individus ou groupes qui se conduisent comme des hommes d’église. En clair, ces idéologies, prenant le pas sur le politique, glissent inévitablement vers un repli, lequel secrète l’intolérance et désigne l’autre comme obstacle, sinon un ennemi. On a connu la «belle époque» où le parti unique affublait de l’infamant qualificatif de contre-révolutionnaire quiconque ne pensait pas comme cette «autorité ecclésiastique».
Ces confusions idéologiques combinées avec l’inculture ou l’ignorance ont longtemps «décoré» le paysage politique. Les censures et autres bisbilles d’une morale de pacotille (certains ont même osé interdire les fêtes pendant le Hirak, confondant la lutte politique du peuple avec la colonisation) ont traversé le Hirak, l’ont handicapé et ont tracé une limite étouffante à ce singulier mouvement qui a ancré dans la conscience historique la primauté du peuple dans la politique sur toute autre «église».
En conclusion, le paysage politique actuel donne l’impression que le pays nage entre deux eaux. Cette expression française a son origine dans la navigation d’un navire dont le gouvernail est tenu par un capitaine capable de ramener son équipe à bon port au milieu de la tempête. Un bon capitaine dans une société a besoin d’un Etat qui est au service d’une société dont les partis politiques et la société civile garantissent les intérêts du peuple et la protection du pays par les temps qui courent où nombreux sont les loups à vouloir franchir les frontières des autres…
J’ai essayé de lister quelques problèmes, héritage de l’histoire mais aussi du présent. En faisant allusion à la nature des changements à la tête du pays et l’intervention du peuple dans la démission du président Bouteflika, on peut lire en pointillés le chemin parcouru et les pièges et les handicaps qui peuvent surgir sur les chemins de tout pays. Et l’histoire du monde est si vielle, si complexe, à la fois glorieuse et tragique, que tout pays a les moyens d’être du bon côté de l’histoire, une expression d’aujourd’hui, qui veut dire que l’espoir est plus grand que la fatalité que j’ai signalée plus haut à propos du Hirak. Etre du bon côté de l’histoire est une nécessité. On le voit avec les bouleversements auxquels nous assistons dans les confrontations entre puissances mais aussi à l’intérieur de pays dont les classes dominantes veulent toujours être du bon côté, le leur évidemment. Cette catégorie de société ou de pays confondent le réel et le fantasme. Dans ce théâtre de l’absurde plutôt pathétique, ce type de société fait plutôt rire. Ce spectacle doit servir de leçon aux pays qui ont souffert de ces pitreries et la caravane de transport de mensonges que sont devenus les médias.
A. A.
1) Le président Zeroual a lui-même annoncé sa démission en attendant la prochaine élection présidentielle. Le président Bendjedid a été poussé à la démission quand les islamistes paralysaient la vie sociale et plongèrent le pays dans la terreur. Quant à Ben Bella il fut destitué par un coup d’Etat. Le président Boumediene est mort suite à une longue maladie. Le président Boudiaf fut assassiné par un membre des services de la protection de la Présidence.
2) Les arrestations d’hommes politiques et de ministres après la démission de Bouteflika sont des signes que des batailles ont eu lieu dans l’opacité propre aux affaires d’Etat.
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