Etats-Unis : «Il faut que tout change pour que rien ne change !»
Une chronique de Pierre Guerlain(*) – Biden a finalement décidé de ne pas se représenter. Il va être remplacé par Kamala Harris, la vice-présidente. Il convient donc de commenter ce passage de relais entre Biden qui voulait absolument se représenter et la vice-présidente poussée par les donateurs et dirigeants du Parti démocrate.
La première chose qu’il convient de souligner est que si les médias ont tendance à personnaliser les processus électoraux, cette approche est en grande partie trompeuse. Les mêmes forces qui pesaient sur Biden vont continuer à peser sur Harris. Elle ne pourra pas se libérer de la puissance conjointe du lobby pro-Israël et du lobby des fabricants d’armes. Qu’elle sourie plus que Biden ou qu’elle soit en possession de toutes ses facultés intellectuelles est, certes, un facteur mais il n’est pas suffisant pour anticiper de grands changements si elle est élue en novembre.
Harris a été propulsée sur le devant de la scène de façon très rapide, ce qui suggère que la préparation du limogeage de Biden a été minutieuse. En 2016, l’appareil du Parti démocrate avait enfreint ses propres règles pour bloquer Sanders pourtant en meilleure posture pour battre Trump. Une responsable du parti, Debbie Wasserman Schultz, avait même été contrainte de démissionner. En 2020, une opération des services secrets disant que la Russie soutenait Sanders et une action de la direction du parti menée par Obama avait une nouvelle fois fait chuter Sanders et offert la victoire sur un plateau à Biden. Au mois de juin 2024, Biden vilipendait «les élites du Parti démocrate» qui voulaient le pousser au retrait, ces mêmes élites qui lui avaient assuré la victoire quatre ans plus tôt, comme l’a rappelé sèchement le député Adam Smith.
Ce mot «élites» est trompeur car il masque une réalité autrement plus prosaïque : les donateurs affolés par la sénilité visible de Biden, surtout lors de son débat catastrophique avec Trump, avaient cessé de verser leurs fonds au Parti démocrate. Le parti qui se présente comme le parti des travailleurs et de la démocratie est totalement dépendant de ses riches donateurs qui, de fait, font la loi. Biden qui, pendant plus de cinquante ans, avait rendu de bons et loyaux services tant aux militaristes qu’au lobby pro-Israël dut être poussé pour qu’il laisse la place à une personne plus présentable. Bien évidemment, un concert de louanges a accompagné le coup de poignard dans le dos de celui qui voulait rester à tout prix.
Les médias qui, pendant quatre ans, avaient coopéré avec l’administration Biden pour cacher ou tenter de cacher le terrible déficit mental du président se sont mis à le mettre en avant pour le pousser à la démission. Cela illustre un fonctionnement des médias dominants qu’en anglais on appelle «Corporate Media» (médias capitalistes). Il ne s’agit pas d’informer mais d’assurer la propagande de la fraction dominante des classes dominantes. Le Biden qui fait tout pour que la guerre par procuration continue en Ukraine et qui donne carte blanche à l’Israël d’extrême droite génocidaire plaisait aux classes dominantes. Le Biden qui risque de perdre face à Trump, un démagogue autoritaire également inscrit dans les classes dominantes mais imprévisible et trop vulgaire pour donner une bonne image des Etats-Unis, ce Biden-là avait perdu toute utilité.
Les histoires sur la sénilité de Biden se multiplient mais le décalage entre le discours sur son impossibilité à être candidat et sur ses capacités à diriger actuellement sont rares. Biden est en déclin mental depuis plusieurs années, ce qui pose le problème de savoir qui dirige effectivement les Etats-Unis. Derrière la barrière des mensonges et des omissions, une grande vérité, connue des chercheurs, est lisible : le complexe militaro-industriel, le Big Business et le lobby pro-Israël ont collectivement plus de pouvoir que le président ou la présidente. La démission forcée de Biden et son incapacité patente à diriger sont parlantes sur ce point.
Les médias dominants et les donateurs se sont mis en ordre de marche pour soutenir Harris qui est et sera elle-même prisonnière volontaire des mêmes forces. A peine annoncée, sa candidature a recueilli 250 millions de dollars. En 2017, elle avait fait un discours devant le lobby pro-Israël AIPAC et son argumentaire ne différait en rien de celui de Biden. Elle avait même proposé une condamnation d’Obama pour s’être abstenu lors d’un vote à l’ONU fin 2016. Celles et ceux qui pensent que Harris pourrait faire évoluer Netanyahou sont fort mal informés. Elle a toujours été associée à Biden dans ses diverses décisions et tergiversations.
Les démocrates insistent beaucoup sur les politiques identitaires et le fait que Harris soit une femme, noire mais aussi asiatique, étant donnée l’origine de ses parents, est présentée comme un facteur politique d’importance. S’il est effectivement positif que des femmes et des personnes d’origines ethniques différentes atteignent de hauts niveaux de responsabilité, cela n’a pas nécessairement un aspect positif progressiste, comme le passage de Margaret Thatcher au pouvoir le démontre.
Dans le contexte politique américain, le meilleur argument de Harris est qu’elle n’est pas Trump, ce qui motive le ralliement de nombreuses personnes de gauche à sa candidature. La sénilité de Biden était le meilleur argument de Trump, argument aujourd’hui caduc. Sur Israël, Trump promet de tout donner à Netanyahou et donc n’est en rien différent de Biden, sauf sur le plan du discours ouvertement raciste et génocidaire chez Trump. Biden, quant à lui, cherche à faire croire que le sort des Palestiniens lui importe alors même qu’il expédie des armes permettant le génocide.
Sur des phénomènes de société, comme l’avortement, Harris se distingue clairement de Trump et est plus crédible même que Biden. Ceci sera un facteur dans l’élection de novembre.
Tout porte à croire cependant que Harris s’inscrit dans la longue liste des dirigeants néolibéraux qui empruntent un discours progressiste sur les phénomènes de société mais continuent à abandonner les classes populaires et l’intérêt général. Une tendance qui, aux Etats-Unis, a commencé avec Clinton et qui pouvait masquer un racisme systémique notable. Obama avait aussi soulevé un immense espoir qui, hormis quelques avancées importantes, notamment sur l’Iran et Cuba, avait fini dans la déception.
La sénilité de Biden cachée par les médias tout comme le choix des puissances d’argent de le congédier et d’imposer sa remplaçante illustrent un phénomène bien connu sur le fonctionnement des Etats-Unis, comme d’autres pays dits démocratiques : la démocratie est une valeur invoquée comme un mantra mais fort peu pratiquée dans la réalité. Une majorité d’Américains voudraient une assurance maladie universelle et des approches diplomatiques dans les guerres actuelles et notamment un arrêt des envois d’armes à Israël. Ni les démocrates ni les républicains ne sont prêts à respecter les souhaits de leurs concitoyens et concitoyennes. Voilà pourquoi une partie des intellectuels de gauche parle d’un «uniparti» ou d’un «parti de la guerre» pour évoquer les accords fondamentaux entre les deux partis dominants américains. Les partis dits antisystème, à la marge, n’arrivent pas à démanteler la barrière du faux bipartisme et les mouvements sociaux ne sont pas organisés pour accéder au pouvoir. Ni Cornell West ni Jill Stein, candidats de gauche, ne peuvent espérer gagner l’élection présidentielle.
La célèbre phrase de Lampedusa dans Le Guépard se vérifie constamment à travers les élections américaines : «Il faut que tout change pour que rien ne change.» Changer les visages et les identités pour préserver intacts les systèmes de domination, tant internes que géopolitiques. Kamala Harris est le visage plus jeune et avenant de la continuité néolibérale et impérialiste.
P. G.
(*) Professeur de civilisation américaine, université Paris X-Nanterre
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales.
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