L’empire et ses serviles vassaux : Israël, le Maroc, le Golfe et l’angle mort algérien
Le drame palestinien et l’Algérie-bashing médiatique récurrent ramènent invariablement à cette vieille question : qui, d’Israël ou des Etats-Unis, détient les rênes ? Nos intellectuels respectés et ancrés dans le décolonial s’affrontent sur ce terrain. Les uns y voient un simple avant-poste de la puissance américaine, une projection de l’Empire. Les autres, soutiennent que c’est le sionisme qui dicte la politique étrangère de Washington au Moyen-Orient. Ce débat, aussi ancien que stérile, est surtout dangereux. Pourquoi ? Parce qu’il occulte l’essentiel : cette relation n’a rien d’anormal, ni d’exceptionnel. Elle est, au contraire, l’expression la plus achevée d’un modèle néocolonial conçu et structuré dès le tournant du XXe siècle, une mécanique implacable dont la matrice impériale est bien connue des historiens de la décolonisation[1].
Pour qui prend la peine de faire l’archéologie du colonialisme, de remonter aux sources de cet ordre mondial – une démarche que les travaux sur la diplomatie secrète des puissances impériales ont brillamment documentée[2] –, la filiation est limpide : la relation Israël-Etats-Unis est une suite logique de l’ordre impérial incarnée par des figures telles que Sykes, Picot, Lyautey, ou le mythe de Lawrence d’Arabie. Ces hommes, que l’on dépeint encore en stratèges de génie ou en aventuriers romantiques, furent en réalité les petites mains méthodiques d’un projet de domination. Leur mission ? Eclater les nations historiques, fabriquer des vassaux, imposer une domination indirecte par fragmentation, interposition, manipulation. Tant que ces personnages resteront sacralisés dans nos manuels d’histoire, nous demeurerons les otages inconscients d’un récit impérial, savamment imposé pour nous neutraliser – une hégémonie culturelle dénoncée par des penseurs critiques[3].
Le débat «qui contrôle qui ?» est un leurre. Il oppose des camps figés sur leurs marottes généalogiques : ici, le fantasme d’une domination sioniste universelle ; là, l’obsession du péché colonial de l’Occident. Mais ces lectures, aussi érudites soient-elles, manquent le cœur du problème : la fonction. Ce qui doit structurer toute analyse digne de ce nom, ce n’est ni l’origine ni l’idéologie, mais la place occupée par ces entités dans l’architecture impériale. Les théories des systèmes-monde ou de la dépendance structurelle nous l’enseignent[4] : ce sont des agences fonctionnelles, des relais systémiques assignés à des rôles précis : fragmenter les peuples, verrouiller les régions, détourner la colère, écraser les souverainetés. Tant que nous refuserons cette lecture structurelle, tant que nous préférerons les récits moraux aux logiques de pouvoir – dont la complexité est pourtant analysée par la science politique –, nous resterons de pathétiques marionnettes, feignant la résistance tout en alimentant l’édifice même qui nous opprime.
A force de fuir le bon cadre analytique, certains en viennent à incarner, malgré eux, le rôle que l’Empire leur a subtilement préparé : celui de regarder ailleurs pour mieux perpétuer ce qu’ils prétendent combattre. Sérieusement, comment débattre de la hiérarchie de culpabilité entre l’entité sioniste et les Etats-Unis dans le génocide en cours contribue-t-il à sauver le moindre Palestinien de l’extermination annoncée ? Ce débat stérile, moraliste et hors-sol, ne fait que diluer les responsabilités, occuper les esprits, et laisser le crime se poursuivre sous les feux croisés de l’analyse inutile. C’est comme un cuisinier qui, pour réussir le dosage de sa pâte à kessra et obtenir la bonne texture, s’interrogerait sur la dynamique subatomique des noyaux des atomes et des molécules de la semoule. C’est peut-être savant, mais ce n’est ni utile ni à propos, c’est juste délirant.
La seule grille de lecture valable est celle qui inscrit la relation entre puissance impériale et vassal zélé dans un socle irréductible et structurant du néocolonialisme contemporain. Cette approche est paradigmatique ; elle déplace l’analyse vers la fonction de ce binôme, vers la stratégie déployée, sans se laisser distraire par les identités ou l’asymétrie des acteurs. Le but de cet article est précisément de dépasser cette fausse dichotomie pour la révéler pour ce qu’elle est : le cœur du système impérial. Une pierre angulaire d’une architecture impériale plus large. Ce cadre analytique positionne le couple Israël-Etats-Unis non pas comme une exception, mais comme un modèle. Un schéma reproductible à l’envi, indépendamment des acteurs. Il est un exemple parmi d’autres dans un catalogue d’arrangements impérialo-vassaliques conçus pour façonner silencieusement le monde moderne, des dynamiques bien comprises par les spécialistes des Etats clients[5]. Dans ce catalogue funeste, il existe plusieurs «Israël» que nos analystes semblent ignorer, pourtant aussi létaux que la paire Israël-Etats-Unis. Par exemple, les monarchies arabes, nées de traités coloniaux, sans base populaire, ni légitimité historique, mais rendues stratégiques par leur fonction pétro-monétaire, comme le décrivent les analyses des Etats rentiers[6] ; et plus largement, tous les régimes qui ont troqué leur souveraineté contre la protection impériale.
Cette grille de lecture libérée révèle que dans la phase actuelle du néocolonialisme, les angles d’attaque ont changé. Les nations jugées réfractaires sont désormais prises pour cibles sur le terrain de l’identité. Il ne s’agit plus seulement de piller des ressources ou des territoires. Il s’agit de dissoudre les nations historiques, de leur substituer des fictions impériales grimées en souverainetés millénaires. C’est là que le rôle du vassal comme le Maroc alaouite devient plus insidieux et plus dangereux pour l’Algérie que l’entité sioniste elle-même. Sa mission ne se contente plus d’être un pare-feu antirévolutionnaire (i.e. anti-algérienne) – un rôle historique mis en lumière par des études sur la stabilisation régionale[7]. Elle dépasse largement le cadre des frontières géopolitiques classiques. Le Maroc n’est plus seulement un auxiliaire : il est devenu une officine mythologique, chargée de reconfigurer l’histoire au service de l’Empire. Sa mission n’est plus seulement de contenir l’Algérie, mais de nier son existence même en tant que nation profonde, de détourner son patrimoine, d’usurper son passé, de la redessiner sur les cartes de la soumission. Dans ce processus, chacun trouve son intérêt.
Le Maroc alaouite comble son vide historique abyssal en siphonnant l’héritage algérien. Sans avoir jamais bâti une mémoire nationale authentique, il se greffe sur la profondeur historique de l’Algérie, la revend comme un produit maison. C’est le pillage culturel à l’état pur, une nouvelle cavalerie d’assaut contre les nations. Son efficacité n’a d’égale que sa grossièreté et son côté inattendu, suivant le principe éculé que «plus c’est gros, plus ça passe». Cette stratégie culmine dans cette rhétorique grotesque : «Maroc millénaire.» Un dernier avatar de la politique de balkanisation des nations historiques. En effet, face à la résilience des Etats à forte profondeur – Syrie, Iran, Irak, Algérie –, l’Empire a dû ajuster sa méthode : plutôt que de détruire de front, il remplit ses Etats-pions de profondeur fictive. Et si cette «profondeur» est pillée directement sur la nation cible ? C’est encore mieux. On atteint ici le comble de l’insidiosité : l’effacement par substitution.
Pendant ce temps, l’Empire – qu’il soit français ou israélien – poursuit son projet : vider l’Algérie de sa substance. Non plus par la force, mais par démantèlement symbolique. Ce processus de déconstruction identitaire est une composante-clé des stratégies contemporaines de domination. Et l’Empire n’apparaît même pas. Il délègue : faussaires médiatiques, «chercheurs» dociles, congrès bien huilés. Tout un arsenal de lumières braquées sur une fiction. Le néocolonialisme d’aujourd’hui n’envoie plus de soldats. Il envoie des faussaires. Des ingénieurs de l’identité. Des royaumes fictifs, mandatés pour dissoudre les nations réelles, celles dont la continuité historique fait encore trembler l’Empire.
Cette nouvelle lecture interroge aussi l’Algérie, cette nation forgée dans l’anti-impérialisme, mais parfois aveugle à l’évolution des masques de l’Empire. Il y a une ironie tragique dans le fait que l’un des rares Etats modernes à s’être constitué contre la colonisation soit parfois incapable de désigner clairement ses adversaires actuels. L’Algérie, née d’une guerre de libération parmi les plus longues et les plus sanglantes du XXe siècle, a bâti son autorité morale non sur la puissance brute, mais sur un capital politique forgé dans la dignité reconquise[8]. Elle fut – et reste dans bien des consciences – la Mecque des révolutionnaires, de la Palestine à l’Afrique australe. Et pourtant, cet héritage vacille. Aveuglée par les faux-semblants : parce que certains vassaux parlent arabe, portent la djellaba ou se réclament de l’islam, on leur ouvre la porte. Les études sur la géopolitique des identités et des influences religieuses sont pourtant claires, le Maroc n’est pas un frère, c’est un vassal impérial. Il agit au sein d’un dispositif plus vaste, coordonné, doté de soutiens structurels.
Ce dispositif frappe sous deux angles. D’une part, l’usurpation culturelle et historique : par le monopole occidental sur les récits, le Maroc siphonne sans vergogne le patrimoine algérien. Et les médias applaudissent : le même journal qui vante la «modernité» marocaine associe l’Algérie au terrorisme. Quelle ignominie, quand on sait le prix payé par l’Algérie pour empêcher les islamistes de prendre le pouvoir. D’autre part, la tromperie internationale : le Maroc parade en monarchie moderne et ouverte – pendant que l’Algérie est caricaturée en dictature rétrograde. Et pour quiconque douterait encore que le Maroc et la France ne forment qu’un seul bloc au sein de la structure néocoloniale, il suffit d’observer le débat public autour de la visite de Macron au Maroc : sur les plateaux télévisés, les «experts géopolitiques» rivalisent de formules chocs – «le Maroc est devenu le maître des horloges, il dicte son agenda», ou encore «la France doit maintenir le Maroc dans sa sphère d’influence». Cette diversité de discours est en réalité une diversion destinée à éluder la question fondamentale du pourquoi de ce binôme Maroc-France, et quelle est sa véritable fonction dans la reconfiguration géopolitique mondiale en cours.
Un autre exemple frappant de cette fusion des rôles et des méthodes est le cas des journalistes marocains Adnane et Dounia Filali[9]. Bien qu’ayant obtenu le statut de réfugiés politiques en France, ils subissent une véritable conspiration franco-israélo-marocaine : harcèlement administratif continu, persécution politique flagrante, en totale violation des lois mêmes de la République française qui leur avaient accordé protection. Ce cas illustre de façon éclatante comment le Maroc et la France ne font plus qu’un dans cet appareil néocolonial, violant délibérément le droit pour étouffer les voix qui dérangent et qui résistent à l’ordre impérial en place. Les monarchies du Golfe, elles aussi, sont des bases impériales : sans peuple, sans souveraineté. Leur rôle : assurer les flux impériaux, fragmenter l’unité arabe, pervertir l’islam, canaliser les révoltes – dynamiques étudiées par les spécialistes des stratégies de contre-révolution[10].
Et ce qui est plus inquiétant encore, c’est que l’Algérie elle-même tend parfois la main à ces régimes, au nom de la fraternité et d’un regard daté et floué. Ce réflexe est suicidaire. Il empêche de voir que ces régimes sont devenus les bras de l’Empire dans notre région. Et que sans les nommer pour ce qu’ils sont, nous laissons entrer l’ennemi par la mosquée et autres canaux khawawistes jusqu’à la chambre à coucher. La doctrine anticolonialiste algérienne, aussi légitime soit-elle, ne vaut rien si elle ne s’attaque pas à cet angle mort. Refuser de nommer ces vassaux, c’est faire le jeu de l’Empire. Combattre le néocolonialisme avec les outils d’hier est voué à l’échec. Persister à appeler «frère» un régime dont la fonction est de nous encercler ? C’est une trahison involontaire. L’image est brutale, mais juste : le guerrier algérien, après avoir combattu l’Empire toute la journée, finit sa nuit empoisonné par celui qu’il appelle encore «frère». Ce n’est pas qu’un paradoxe. C’est une tragédie politique. On ne survit pas à un poison qu’on refuse de nommer. Enfin, il convient d’alerter sur la dangereuse naïveté de ces Algériens khawawistes qui s’entêtent à vouloir distinguer l’Etat marocain du peuple marocain. Cette posture oublie l’essentiel : le mythe d’un Maroc historique et glorieux, patiemment construit par le Makhzen, a aujourd’hui pénétré en profondeur le psychisme collectif marocain.
La grande majorité des Marocains, et parfois les plus fanatisés, tels certains «Moorish», se montrent plus zélés encore que le régime lui-même. Ces mêmes khawawistes feignent aussi d’ignorer que le Makhzen mobilise pleinement ce peuple dans ses entreprises hostiles. Ce furent bien des soldats marocains qui ont combattu l’Algérie lors de la guerre des Sables. Ce sont bien des Marocains qui pillent aujourd’hui nos chants, notre cuisine, notre patrimoine vestimentaire. Une lecture structurelle de cette réalité offrirait aux Algériens une perspective lucide : voir le Marocain, non comme un simple «frère culturel», mais d’abord comme un agent fonctionnel d’un système impérial. Le lien culturel ou cultuel n’est qu’un vernis symbolique qui masque la réalité de cette agence. Un peu comme dans The Matrix : il faut choisir de voir le code sous les apparences. Nos révolutionnaires de la guerre de Libération, eux, avaient cette lecture systémique. Leur exemple doit aujourd’hui nous inspirer plus que jamais[11].
Dans ce chaos mondial, les patriotes algériens livrent un combat inégal. Souvent, seuls face aux campagnes de déstabilisation, les offensives médiatiques – des tactiques de guerre hybride bien identifiées. Mais ce combat est trop souvent saboté de l’intérieur : par l’inculture, la paresse idéologique, la déconnexion historique de certains Algériens. Inconscients du privilège inouï d’appartenir à une nation dont l’existence même est un affront à l’ordre mondial, ils foulent aux pieds le sang des martyrs et les acquis de la guerre de Libération. Ces zombis du «khawawisme», ces négationnistes fourbes à la Sansal, ou bruyant à la Belghit, reprennent les slogans des vassaux. Ils récitent les mantras creux de l’ouverture, de la paix, de la modération, tout en courant derrière des chimères panarabes ou panislamistes qui, depuis un siècle, n’ont servi qu’à une seule chose : neutraliser les peuples, dissoudre les résistances, enfermer les nations historiques dans des cages identitaires sur mesure. Ces figures, qu’elles soient médiatiques ou académiques, préfèrent l’abstraction à la souveraineté, le cosmopolitisme docile à la mémoire brûlante. Et pendant ce temps, l’Empire avance, déguisé en allié, en ami, en modèle.
C’est pourquoi la lecture structurelle et systémique du néocolonialisme n’est pas un luxe de chercheurs. C’est notre seul bouclier, l’outil de notre survie face à l’étau impérial. Et dans cette guerre qu’on nous impose – guerre d’usure, d’images, de récits, d’alliances tordues –, c’est sans doute le seul outil qu’il nous reste pour résister. Un outil pour désigner, comprendre, anticiper. Sans lui, nous sommes désarmés. Et donc, condamnés.
F. B.
[1] Voir, par exemple, Kwame Nkrumah, Le Néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme (1965).
[2] Référence aux travaux sur la diplomatie et le partage du Moyen-Orient, par exemple James Barr, A Line in the Sand: The Anglo-French Struggle for the Middle East, 1914-1948 (2011).
[3] Concept développé par des penseurs critiques comme Antonio Gramsci sur l’hégémonie culturelle.
[4] Concepts issus des travaux d’auteurs comme Immanuel Wallerstein (systèmes-monde) ou Samir Amin (dépendance structurelle).
[5] Pour une analyse des Etats clients et de leur rôle stratégique, voir des ouvrages de science politique sur les relations internationales asymétriques.
[6] Pour le concept d’Etat rentier, se référer aux travaux classiques de Hazem Beblawi et Giacomo Luciani, The Rentier State (1987).
[7] Pour des analyses sur le rôle historique de la monarchie marocaine dans la stabilité régionale, voir des travaux d’historiens ou de politologues du Maghreb.
[8] Voir des ouvrages d’histoire algérienne, par exemple Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité : des origines à la prise du pouvoir (1945-1962) (1980).
[10] Pour les stratégies de contre-révolution et le rôle des monarchies du Golfe, se référer à des analyses géopolitiques du Moyen-Orient
[11] Révolution algérienne : une méthode scientifique – Algérie Patriotique
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