Entre main tendue et poing fermé : qui incarne Paris dans ses rapports avec Alger ?
Par A. Boumezrag – A l’Elysée, un huis clos tendu. Nous sommes le 24 juillet 2025. Le président Emmanuel Macron reçoit son ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Au menu : Algérie. Officiellement, on parle de coopération sécuritaire, de lutte contre l’immigration irrégulière, de contrôle des flux… En coulisses, c’est un duel feutré mais réel : d’un côté, le chef de l’Etat en costume de diplomate universaliste ; de l’autre, son ministre, champion d’une ligne sécuritaire musclée, partisan d’un langage brutal à l’égard d’Alger.
Deux visions s’opposent. Celle d’un président qui veut, bon gré mal gré, «retisser du lien» avec «l’ex-colonie» en jonglant entre mémoire, investissements et realpolitik. Et celle d’un ministre qui ne croit qu’au rapport de force, à la fermeté migratoire, à la fermeture administrative. Le message envoyé à Alger ? Flou. Comme souvent.
En Algérie, on ne s’y trompe pas. Entre les gestes de repentance timides, les visites d’Etat symboliques et les demandes d’expulsions collectives via charter, Alger a depuis longtemps compris que Paris parle avec deux langues. L’une caresse, l’autre cogne. Et, souvent, c’est la seconde qu’on entend le plus fort.
Car Retailleau, désormais figure forte du gouvernement, ne se cache pas. Il veut «en finir avec la complaisance», rétablir les visas à la baisse, conditionner toute coopération à des résultats «mesurables» sur les OQTF. Derrière le vocabulaire administratif, c’est une pression politique claire. Les relais médiatiques applaudissent. Certains élus locaux aussi. Mais, côté algérien, on le vit comme une humiliation de plus.
Macron, lui, s’échine à maintenir l’illusion d’une relation spéciale. Mais dans une France crispée, où l’extrême-droite grignote du terrain, sa position devient intenable : il dialogue avec Alger tout en regardant derrière lui, de peur que l’opinion ne l’accuse de laxisme. Ce double jeu, déjà fragile sous ses premiers mandats, vire aujourd’hui au grand écart diplomatique.
Et, pendant ce temps, que devient la relation franco-algérienne ? Elle piétine, elle s’épuise, elle s’enlise dans une méfiance mutuelle désormais structurelle. Les dossiers économiques stagnent, les coopérations culturelles se politisent, les flux humains se transforment en tensions policières.
Le théâtre des ombres
Ni Macron ni Retailleau n’incarnent vraiment la France qui parle à l’Algérie. Car ce n’est plus une voix, mais un écho confus, un mélange d’arrogance postcoloniale et de frilosité électorale. L’un murmure, l’autre gronde, mais personne n’écoute vraiment l’autre rive. Et, à force d’hésiter entre la main tendue et le poing fermé, la France donne surtout l’image d’un pays qui gesticule dans le brouillard.
Et si l’Algérie semble perdue entre deux Frances, c’est peut-être parce qu’il n’y a plus, en réalité, de ligne claire à Paris. Juste un halo de lumières contradictoires, projetées sur une scène diplomatique où les acteurs changent de masque, mais pas de pièce.
«Nous jouons toujours la même pièce depuis 1958, entre la paix des braves du général De Gaulle et la guerre du tout-sécuritaire de François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur.» En une phrase, tout est dit. La relation franco-algérienne, depuis les débuts de la Ve République, n’a jamais vraiment quitté son décor de théâtre : les acteurs changent, les costumes évoluent, mais le script reste le même.
En 1958, De Gaulle revient au pouvoir sous la pression de l’armée et des colons, avec l’objectif affiché de rétablir l’ordre en Algérie. Très vite, il comprend pourtant l’impasse coloniale. En 1959, il parle d’«autodétermination». En 1961, il survit à des tentatives d’attentats venues de l’OAS. Et, en 1962, il signe les accords d’Evian. La «paix des braves», qu’il appelle de ses vœux, est en réalité un cessez-le-feu amer, qui ne cicatrise jamais vraiment.
Mais avant cette paix fragile, il y a eu la guerre sale. Et, au cœur de cette guerre, un nom : François Mitterrand, ministre de l’Intérieur (1954-55), puis de la Justice (1956-57), chargé de l’appareil répressif au plus fort de la Guerre d’Algérie. C’est lui qui autorise les tribunaux d’exception, l’usage de la torture et l’exécution de prisonniers algériens. Quand il devient président, vingt-cinq ans plus tard, il refuse d’ouvrir les archives et qualifie encore l’Algérie de «relation douloureuse mais close». Illusion tragique.
Une scène, deux rôles
Ce double héritage – le discours de réconciliation et la pratique de répression – hante encore la France en 2025. Macron, en bon héritier de De Gaulle, multiplie les gestes symboliques sans toucher aux fondements structurels de la relation. Et Retailleau, dans les habits d’un Mitterrand précoce, déploie une politique intérieure musclée et externalise la question algérienne sous couvert de sécurité nationale.
Entre-temps, l’Algérie a appris à lire entre les lignes de la politique française. Elle en connaît la grammaire implicite, les silences lourds, les gestes trop calculés pour être sincères. A chaque visite officielle, à chaque envolée lyrique sur «la jeunesse des deux rives», les responsables algériens scrutent les notes de bas de page, les clauses non dites, les arrière-pensées. Car, à force de subir la diplomatie du soupir et du soupçon, Alger est devenu expert en déchiffrage stratégique.
Il sait quand Paris parle pour ses médias internes, quand il gesticule pour les électeurs de droite, et quand il négocie sans vraiment vouloir céder. Il sait aussi que les déclarations sur «la reconnaissance de la vérité historique» arrivent souvent à la veille d’une négociation économique ou d’une crise migratoire.
Et, désormais, Alger répond par le langage du contrôle. Moins d’accès pour les journalistes français, gel de certains partenariats, silence glacial face aux critiques. Ce n’est pas de l’arrogance, c’est de la réciprocité. Et une manière, aussi, de rappeler à Paris que le monopole du cynisme diplomatique n’est plus franco-français.
A. B.