Entre l’islam du microphone et l’islam du tapis : la France laïque de 2025 a choisi
Par Dr A. Boumezrag – Paradoxalement, dans la France laïque de 2025, l’islam qui dérange le moins est celui qui parle le plus. L’islam du micro. Celui qui débat, revendique, participe à des colloques, signe des tribunes. Celui qui, parfois, frôle l’idéologie pour mieux entrer dans les cases de la République. Celui-là, la République sait à qui elle a affaire. Elle peut l’interrompre, le contredire, l’encadrer. Elle peut l’intégrer dans son grand jeu des rapports de force. Elle peut même, comble du cynisme, faire avec les islamistes ce qu’elle n’ose plus faire avec les croyants : dialoguer.
Mais l’autre islam, celui du tapis, dérange. Celui qui prie cinq fois par jour, sans rien revendiquer. Celui qui jeûne sans faire de bruit. Celui qui lit le Coran pour s’élever, pas pour imposer. Celui-là est invisible dans les médias mais omniprésent dans les craintes sécuritaires. Pourquoi ? Parce qu’il échappe au jeu républicain. Il ne manifeste pas, ne proteste pas, ne vote pas forcément comme il faut, ne «s’intègre» pas, selon les critères attendus. Il est libre. Et c’est précisément ce qui inquiète.
En réalité, la République préfère l’islam politique parce qu’il parle le langage du politique. Un islam qui fait du bruit est un islam qu’on peut localiser, surveiller, contredire. Un islam qui prie est un islam intérieur, silencieux, décentralisé – et donc potentiellement hors de contrôle.
Derrière l’obsession sécuritaire, c’est une panique métaphysique qui traverse la République : celle d’une foi vécue comme absolue, non négociable. Et dans une culture du compromis, du débat permanent, le silence de la prière est perçu comme une radicalité. Le malaise français ne vient pas seulement de l’islamisme. Il vient de l’islam tout court.
Non pas de ses violences – bien réelles quand elles surgissent – mais de sa fidélité, de sa persistance, de sa foi vécue dans un pays qui a désappris à croire sans condition. Dans une société qui tolère tout, sauf la transcendance, la spiritualité musulmane pose un problème : elle ne demande pas la permission d’exister.
Alors oui, la République a choisi. Elle préfère l’islam du micro : contestataire, bruyant, idéologique parfois, mais repérable. Elle se méfie de l’islam du tapis : silencieux, modeste, mais indomptable. Car, au fond, ce n’est pas l’excès qui inquiète, c’est la constance. Ce n’est pas l’islamisme qui effraie le plus, c’est la prière – répétée, assumée, inébranlable.
Et si le vrai défi pour la République n’était pas d’apprivoiser l’islam politique… mais d’apprendre à vivre avec la foi ? Car, enfin, que veut dire «gérer l’islam» en République ? Est-ce organiser des conseils, labelliser des imams, surveiller les prêches, contractualiser la foi ? La République – rationnelle, cartésienne, administrative – veut cadrer ce qui, par essence, échappe aux cadres : le mystique, l’intime, l’invisible.
Elle veut bien d’une religion républicanisée, réduite à une éthique civique, moralisante mais inoffensive. Une religion qui «fait lien», pas une foi qui tisse un rapport vertical avec Dieu, sans passer par l’Etat. Et c’est là le cœur du malentendu : l’islam ne connaît pas d’intermédiaire entre le fidèle et Dieu. Pas de clergé, pas de dogme imposé par une institution. Une prière seule peut suffire à fonder une fidélité. Or, ce rapport direct, sans hiérarchie, sans représentant désigné par l’Etat, rend fous les préfets.
A défaut d’un Vatican musulman, la République cherche un CFCM docile. A défaut d’un clergé, elle se tourne vers des militants – islamistes ou identitaires – qui savent jouer le jeu de la tribune et du compromis. Des musulmans qui parlent sa langue, même si c’est pour l’affronter.
C’est là toute l’ironie tragique : la République se méfie du croyant sincère, et dialogue avec l’idéologue structuré. Elle soupçonne la prière silencieuse, mais tolère la revendication politique. Elle étouffe parfois la foi, mais accueille le discours. Comme si croire était suspect, mais parler religion, même avec excès, était acceptable. L’islam priant échappe à l’Etat. L’islam militant entre dans le jeu.
Et c’est ainsi que la laïcité, à force de vouloir contrôler la religion, la pousse dans les bras de ceux qui savent l’organiser politiquement. On feint combattre l’islamisme, mais on le rend indispensable comme interlocuteur.
Alors oui, la République a choisi.
Elle préfère l’islam du micro, même s’il dérange, à l’islam du tapis, qui rassure l’âme mais inquiète le pouvoir. Mais peut-être est-il temps, enfin, de comprendre que toutes les prières ne sont pas des menaces, et que toutes les paroles ne sont pas des ponts. Peut-être est-il temps de ne plus confondre piété et soumission, ni parole publique et loyauté citoyenne.
Car si la République ne réapprend pas à entendre le silence d’une prière, elle risque de continuer à parler avec ceux qui crient le plus fort et à ignorer ceux qui vivent leur foi sans bruit. Et dans ce vacarme, la vraie spiritualité se perdra. Pas sous la pression des islamistes. Mais sous l’incompréhension obstinée de la République elle-même.
La République a fait un choix : elle préfère négocier avec le vacarme politique de l’islamisme qu’écouter le silence profond de la foi. Mais en rejetant la prière au profit du débat idéologique, elle oublie que la vraie puissance d’une religion ne réside pas dans ses slogans, mais dans la fidélité intime de ses croyants. Tant que la République ne saura pas accueillir cette spiritualité humble et libre, elle continuera à cultiver un malentendu qui fragilise autant les musulmans que la société tout entière.
«On ne gouverne pas une foi avec des lois, ni une prière avec des discours. La République gagnerait à écouter ce que le silence a à lui dire.» La République peut bien préférer l’islam qui parle fort, mais c’est l’islam qui prie en silence qui façonne des croyants – et peut-être l’avenir d’une coexistence sincère. Ignorer la foi tranquille, c’est risquer de perdre le lien humain au profit des idéologies bruyantes.
A. B.
Comment (8)