L’Otan dépense plus que la Russie pour la défense : keynésianisme militaire et justice sociale
Une chronique de Pierre Guerlain(*) – La Commission européenne a décidé dans un programme intitulé ReArm Europe (rebaptisé Readiness 2030) d’investir 800 milliards d’euros dans la défense de l’Europe. La présidente de la Commission, Ursula van der Leyen, autrefois partisane d’un strict respect de la limite de 3% des déficits des budgets des Etats a décidé de faire une exception concernant les règles budgétaires pour financer l’effort de défense à hauteur de 650 milliards et d’avoir recours à la dette pour le solde de 150 milliards. Ceci dans un contexte où certains Etats sont déjà fortement endettés et souffrent de déficits budgétaires importants.
Ce réarmement de l’Europe est présenté comme une mesure nécessaire face à ce que les médias et un très grand nombre de responsables politiques appellent «la menace russe». Cette menace russe est cependant difficile à concilier avec les discours évoquant la défaite russe en Ukraine ou encore la lenteur des conquêtes territoriales de la Russie à l’est et au sud de l’Ukraine. La Russie menace-t-elle l’Europe ? Les pays de l’Otan dépensent déjà beaucoup plus que la Russie pour la défense, les Etats-Unis, à eux seuls, dépensent environ 7 fois plus que la Russie et 3 fois plus que la Chine. Aux dépenses américaines, il faut ajouter celles des pays européens qui, à elles seules déjà, dépassent celles de la Russie. Les pays européens viennent d’accepter de s’agenouiller devant le président américain et de porter leurs dépenses militaires à 5% de leur PIB, sauf l’Espagne qui a immédiatement été menacée de vengeance par le président Trump.
Des pays qui dépensent des sommes conséquentes pour leur défense acceptent donc de grever leur budget pour faire face à une menace qui n’existe pas. Cette menace n’existe pas non pas parce que la Russie est un Etat exemplaire ou pacifique mais parce qu’elle ne peut ni ne veut s’attaquer à des pays qui font partie de l’Otan et ont des moyens de défense conséquents, y compris l’arme nucléaire pour certains d’entre eux.
La très brutale et importante augmentation des dépenses militaires se fait bien évidemment au détriment des dépenses sociales et de protection de l’environnement. La Grande-Bretagne dirigée par un parti travailliste néolibéral supprime des aides aux personnes âgées mais augmente ses dépenses militaires, la France voit son système de retraites s’effriter. L’Allemagne va augmenter ses dépenses dites de défense à 153 milliards d’euros en 2029. Il n’est pas sûr qu’une Wehrmacht archipuissante soit de nature à rassurer les voisins de ce pays dont l’histoire récente est faite d’agressions.
Ce qu’avait dit le président américain Eisenhower en 1953 reste vrai aujourd’hui : «Chaque arme qui est fabriquée, chaque navire de guerre qui est lancé, chaque roquette qui est tirée représente, en fin de compte, un vol au détriment de ceux qui ont faim et qui ne sont pas nourris, de ceux qui ont froid et ne sont pas vêtus.» Plus loin, il ajoute : «Ce que nous payons pour un seul destroyer représente des logements qui auraient pu accueillir 8 000 personnes.» Eisenhower n’était pas un pacifiste mais il connaissait le prix à payer pour les dépenses militaires. Aujourd’hui, l’Europe qui ne cesse de dire qu’elle doit devenir indépendante des Etats-Unis mais suit aveuglément tous les caprices du président américain d’extrême droite veut rejoindre dans la dérive militariste le pays qui sacrifie ses infrastructures et systèmes sociaux. Les Etats-Unis n’ont pas de système d’assurance sociale universelle mais dépensent mille milliards de dollars pour ce qui est appelé leur défense mais est surtout leurs interventions militaires partout dans le monde afin d’assurer leur «domination totale du spectre militaire» (full spectrum dominance).
L’idée que les dépenses militaires servent à relancer l’économie et donc renvoie aux idées de Keynes sur la relance grâce au déficit ne tient pas compte du secteur dans lequel ont lieu ces dépenses. Construire des écoles, des hôpitaux ou financer les salaires des chercheurs n’a pas le même impact social. Le choix des dépenses militaires accrues est un choix politique dont le premier effet sera de renforcer le complexe militaro-industriel européen mais surtout états-unien. Déjà, les commandes affluent aux Etats-Unis, la Grande-Bretagne vient de passer commande de 12 avions F35 fort coûteux et gros consommateurs de carburant. Chaque F-35 consomme plus de 5 072 litres de carburant par heure de vol mais les partis écologistes, à l’instar des Verts allemands, soutiennent la dérive militariste de l’UE.
L’Europe austéritaire rejette ses critères pour se lancer dans le réarmement et l’on peut donc s’interroger sur les vraies raisons de cette volte-face. Elle n’est pas motivée par de véritables craintes de la Russie et fait le jeu de Trump dont il est officiellement nécessaire de se protéger. Pour Trump, un accroissement des dépenses militaires européennes à 5% du PIB représente un gigantesque transfert de richesses de l’Europe vers les Etats-Unis. Transfert de richesses qui fait suite aux commandes de gaz de schiste américain 4 à 5 fois plus cher que le gaz russe. La destruction des gazoducs Nordstream, que le journaliste d’investigation Seymour Hersh attribue aux Etats-Unis, s’était déjà révélée comme une aubaine pour les Etats-Unis qui s’apprêtent à bénéficier d’un déluge de commandes militaires qui vont aussi bénéficier aux divers complexes militaro-industriels européens.
Il y a une ligne de continuité entre l’austérité néolibérale qui a fait éclater les inégalités et multiplié le nombre tant de milliardaires que de pauvres et la dépense militaire qui sera accompagnée de profits accrus pour les uns et de baisses de niveaux de vie pour la majorité. Les mêmes décideurs sont passés d’un discours à l’autre. La fabrication du consentement, un concept cher à Noam Chomsky, bat son plein : les médias dominants et les dirigeants attisent la peur de la Russie pour légitimer un transfert de richesses, non seulement de l’Europe vers les Etats-Unis mais aussi et, surtout, des contribuables de la classe ouvrière et des classes moyennes vers les profiteurs de guerre ou de la peur de la guerre.
La guerre en Ukraine est un phénomène complexe, elle est illégale mais aussi fortement provoquée et attisée par l’Occident qui a fait capoter plusieurs tentatives de négociation, notamment à Istanbul en mars-avril 2022. Les responsabilités pour cette guerre ne sont pas que celles de la Russie. L’Occident a clairement poussé à la guerre, comme l’indiquait une étude de la Rand Corporation en 2019 («Overextending and Unbalancing Russia») et ensuite a tout fait pour éviter le succès de la diplomatie. Ceci n’exonère pas la Russie de ses responsabilités mais permet d’expliquer la dérive militariste actuelle. L’Occident, c’est dire en fait les Etats-Unis qui ont transformé les Européens en vassaux, voulait utiliser l’Ukraine dans une guerre par procuration pour défaire la Russie, voire la démanteler. Ce projet rencontre une grande résistance sur le terrain, et le prix en vies humaines, ukrainiennes mais aussi secondairement russes, est fort élevé.
La militarisation actuelle est la poursuite du projet et correspond à une nouvelle guerre froide dans laquelle l’Occident s’oppose à un front sino-russe et à une grande partie de ce qu’il est convenu d’appeler le Sud Global. Le réarmement de l’Europe est bien plus une tentative d’enrayer le déclin relatif de l’Occident conduit par les Etats-Unis que de faire face à une menace d’invasion russe totalement imaginaire. La rhétorique de guerre a envahi l’espace médiatique comme dans les périodes historiques précédant les conflits.
Les guerres soutenues par l’Occident, y compris les massacres israéliens, qui ne sont pas une guerre à proprement parler, sont un désastre humain et écologique. Les armes de guerre et notamment les avions contribuent à la détérioration de l’environnement. Un ancien président français avait dit : «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs.» (Chirac en 2002 à Johannesburg.) Aujourd’hui, nous prenons une part active dans l’incendie de notre planète dans une attitude suicidaire par le refus de traiter les problèmes de l’environnement et en choisissant les dépenses militaires. On peut suivre Yanis Varoufakis qui, dans un discours tenu au Parlement européen, le 13 juin 2025, a dénoncé la transformation de l’Europe en machine de guerre.
La même Europe qui soutient le génocide à Gaza et qui, par la voix du chancelier allemand, dit qu’Israël «fait le sale boulot pour nous» dans sa guerre contre l’Iran, choisit une voie qui n’est pas celle de la paix et de la diplomatie. Elle met en danger les services publics, la justice sociale et la nécessaire lutte pour protéger l’environnement. Elle reste alignée sur les Etats-Unis en dépit des paroles critiques de son président clownesque et d’extrême droite. En parlant de Trump, le secrétaire général de l’Otan l’a appelé «daddy» (papa) ; l’infantilisme assumé est une parole de vérité sur la dépendance de vassaux puérils.
P. G.
(*) Professeur de civilisation américaine, Université Paris Nanterre.
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales.
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