Badreddine Nouioua : «Une dévaluation du dinar sera désastreuse pour le pays»
De nombreux observateurs considèrent que la machine économique est totalement grippée cinquante ans après l’Indépendance et que les institutions étatiques sont plongées dans un immobilisme hautement préjudiciable pour le pays. Qu’en pensez-vous ?
On voit beaucoup de ministres se déplacer sur le terrain, tenir des réunions avec des agents économiques exerçant des activités relevant de leur secteur, recevoir des ambassadeurs et des visiteurs étrangers et parler du renforcement de la coopération, faire des déclarations pour annoncer l’augmentation ou même le doublement de la production de tel ou tel produit, de réalisation prochaine de tel ou tel projet. Mais l’impact de cet activisme sur les activités économiques reste insignifiant sinon nul. Le pays a besoin d’actions effectives visant à promouvoir des investissements productifs destinés à accroitre et diversifier la production. Alors que les problèmes à résoudre pour réaliser de tels objectifs sont énormes, et nécessitent la mobilisation de toutes les forces vives de la nation et la mise en œuvre de moyens considérables dont dispose le pays, les autorités se contentent d’effets d’annonce. L’industrie qui avait approché le niveau de 20% du PIB (produit intérieur brut) est tombée maintenant à 5%. Mais cela ne semble pas préoccuper les responsables politiques. Cette année, on s’attend à une bonne récolte des céréales qui va une fois encore se heurter à l’insuffisance des capacités de stockage. Ce problème est abordé par les autorités chaque fois qu’il y a une bonne récolte, mais il reste sans solution. L’immobilisme des pouvoirs publics dans tous les domaines est surprenant, et reste incompréhensible et inexplicable.
On parle beaucoup d’un nouveau gouvernement de technocrates à la rentrée sociale. Un tel changement va-t-il faire sortir notre économie de sa léthargie ?
Que le gouvernement actuel soit reconduit ou qu’il y ait un gouvernement de technocrates ou d’une autre composition, la situation présente ne changera pas tant qu’il n’y a pas de volonté politique réelle au niveau des plus hautes instances du pays, qui se traduira par une vision claire des actions à engager pour sortir l’économie de sa léthargie et par un stratégie pour mener à bien ces actions.
Comment jugez-vous le climat des affaires à l’heure actuelle ?
Le climat des affaires est plus que satisfaisant pour les commerçants, qu’ils soient honnêtes ou malhonnêtes, pour les importateurs, les spéculateurs de tous bords, les trafiquants de devises et autres, les contrebandiers et les corrompus. Par contre, ceux qui s’efforcent de maintenir leurs activités productives en cherchant à les développer, ceux qui envisagent d’engager des investissements productifs destinés à accroitre la production et à la diversifier, ceux-là rencontrent souvent des difficultés et des entraves parfois même au niveau des institutions chargées de les aider et de les encourager. Certains persévèrent, d’autres finissent par renoncer et abandonner leurs projets. Depuis que notre économie a été libéralisée, le développement économique dépend des investissements productifs initiés par le secteur privé et l’étranger. De l’étranger est attendu un apport non seulement en capitaux mais également en technologie et en savoir-faire en matière de management. Le secteur public doit jouer le rôle de catalyseur. Pour attirer les investissements privés et étrangers, il faut bien entendu un climat favorable, cela d’autant plus qu’il y a une très forte concurrence dans ce domaine. Un climat favorable et attractif implique plus que l’attribution des avantages, l’existence d’une réglementation stable et claire, la liberté d’action, le bon fonctionnement des institutions et des services administratifs, etc. Ce qui prévaut chez nous est le contraire de tout cela. La loi des finances est devenue un fourre-tout comportant régulièrement des dispositions qui introduisent l’instabilité, la confusion et de nouvelles contraintes. La règle 51/49%, par exemple, appliquée à tous les secteurs, est un contresens.
Depuis l’indépendance on ne cesse de parler de l’après pétrole. Au bout de cinquante ans, l’Algérie n’a fait que renforcer sa dépendance des hydrocarbures. Comment expliquez-vous ce décalage entre le discours et la réalité ?
La dépendance de notre pays par rapport aux hydrocarbures n’a fait malheureusement que se renforcer. Seule la période durant laquelle le président Boumediene a dirigé le pays a vu la mise en œuvre d’un ensemble d’actions très cohérentes qui ont abouti à des réalisations très importantes dans tous les secteurs ; si on avait préservé ces réalisations, pris des mesures pour améliorer leur production sur le plan de la quantité et de la qualité, pour les rendre plus performantes et plus rentables, elles auraient contribué au moins à atténuer cette dépendance. On a laissé plutôt dépérir un riche patrimoine sans être capable de lui substituer autre chose de plus valable. La politique suivie à l’heure actuelle qui consiste à subventionner les prix de produits importées, à multiplier les emplois improductifs, à augmenter les salaires d’une manière démesurée, va créer de nouveaux besoins en matière de produits importés et en matière de recettes budgétaires, besoins qui ne pourraient être satisfaits qu’en augmentant les ressources provenant des hydrocarbures. C’est dire que la dépendance qui en découle va s’aggraver davantage. Une baisse du prix du baril, qui n’est pas à exclure comme le prouve le passé, risque, même réduite, d’entraîner de grandes difficultés sur le plan national. Les pouvoirs publics, au même titre que le reste de la population, sont conscients de la vulnérabilité qui caractérise la situation actuelle et insistent d’une manière constante sur la nécessité de mettre fin à la dépendance vis-à-vis des hydrocarbures, mais ne prennent pas les décisions pertinentes pour y arriver. Laquelle explication donnée au décalage entre le discours et la réalité ! On en peut qu’évoquer l’incohérence et l’inconsistance des agissements des uns et des autres.
Avec une inflation galopante et un pouvoir d’achat en constante érosion, la question de la valeur du dinar refait surface. Le dinar est-il surévalué ou sous-évalué ? Peut-on donner du crédit à ceux qui parlent de la dévaluation «déguisée» du dinar ?
Il est certain que l’inflation qui affecte la plupart des produits et que ne reflète pas complètement l’indice officiel des prix entraîne une constante érosion du pouvoir d’achat. Cette érosion du pouvoir d’achat signifie une diminution de la valeur interne du dinar. L’aggravation cette année de l’inflation du fait de la politique budgétaire va affaiblir davantage le dinar sur le plan interne. Les effets de cette politique budgétaire qui a donné lieu à une augmentation exagérée des salaires, à l’extension des subventions à d’autres produits de consommation, à l’octroi de multiples avantages pécuniaires à différentes couches sociales s’ajoutent à ceux résultant des pratiques des spéculateurs et de la grande partie des importateurs qui introduisent le plus souvent dans le pays des produits de contrefaçon et de bas de gamme, acquis à des prix dérisoires et vendus aux prix les plus élevés. Du fait du dysfonctionnement généralisé de l’économie nationale, il est difficile d’indiquer objectivement que le dinar est sous-évalué ou surévalué. Si on considérait les surplus de la balance commerciale et l’accumulation des réserves de change dont le montant approche les 200 millions de dollars, on serait tenté de dire que le dinar est sous-évalué et que l’Algérie serait en quelque sorte dans la même situation que la Chine, à qui ses partenaires occidentaux reprochent de maintenir sous-évaluée sa monnaie pour favoriser les exportations de ses produits manufacturiers et continuer à enregistrer des excédents au niveau de la balance commerciale. Il est évident que ce n’est pas le cas chez nous, puisque nous exportons pour ainsi dire un seul produit : les hydrocarbures, dont le prix est resté élevé jusqu’à une date récente : ce qui a permis d’avoir des surplus et l’accumulation des avoirs en devises. Par contre, si on considérait le cours du dinar qui dépasse sur le marché parallèle des devises le taux officiel de 50%, on pourrait dire que le dinar est surévalué. Mais le marché parallèle des devises n’est pas ouvert et libre, c’est un marché où opèrent d’une manière illégale des trafiquants en toute liberté à cause du laisser-faire et du laxisme adoptés par les autorités. De ce fait, il ne peut être retenu comme référence.
Quel effet pourrait avoir une dévaluation officielle du dinar sur l’économie nationale ?
Une dévaluation officielle du dinar par rapport aux monnaies étrangères aurait des effets désastreux sur les plans économique et social. Les dévaluations effectuées les premières années de la décade 1990 avaient provoqué une paupérisation d’une grande partie de la population, une inflation de l’ordre de 39%, un renchérissement considérable du service de la dette extérieure, la ruine de plusieurs entrepreneurs privés qui avaient eu recours au financement extérieur pour réaliser leurs investissements, etc. L’augmentation des recettes en dinars de la Sonatrach et celles du budget provenant des impôts sur les hydrocarbures ne compensaient pas les effets nuisibles subis par ailleurs. Compte tenu de la situation de notre économie et de son mode de fonctionnement, il est préférable d’éviter toute manipulation de la monnaie. La Banque centrale procède de temps à autre à de légers ajustements de la valeur du dinar en s’appuyant sur le taux de change effectif réel déterminé grâce à l’utilisation d’une formule du Fonds monétaire international (FMI). L’application d’une telle formule dans une économie qui repose sur des bases saines et solides et fonctionne d’une manière ordonnée peut donner un résultat significatif. Mais il est illusoire de vouloir l’appliquer à une économie comme la nôtre, marquée par des dysfonctionnements multiples.
Les transferts illégaux de devises vers l’étranger sont de plus en plus nombreux au point de nous rappeler le triste épisode de Khalifa Bank. Comment cela est-il encore possible ? Y a-t-il encore des failles importantes de la loi sur monnaie et le crédit ?
Les transferts illégaux de devises vers l’étranger sont effectivement de plus en plus nombreux. Grâce à des surfacturations, ces transferts sont effectués par les importateurs malicieux qui procèdent ainsi à des fuites de capitaux dont ils placent en investissement une partie à l’étranger ; ils rapatrient clandestinement une autre partie pour l’écouler sur le marché parallèle des devises en réalisant des gains de 50%. La même procédure est utilisée par des étrangers installés dans le pays qu’ils soient importateurs, industriels ou fournisseurs de services. En pratiquant des prix élevés, ils se constituent une trésorerie qui leur permet d’effectuer des transferts de devises illégaux en plus de ceux auxquels ils ont droit. Le marché parallèle des devises qui est très prospère contribue de son côté à alimenter ces opérations frauduleuses. Notre pays a libéralisé l’économie sans avoir pris toutes les dispositions nécessaires pour éviter les dérapages, les fraudes, les dysfonctionnements…
Notre cadre réglementaire est donc toujours permissif…
C’est clair. L’institution d’un cadre libéral implique, d’une part, la mise en place d’une réglementation complète, précise et claire qui couvre tous les aspects y compris la définition des normes à respecter, et, d’autre part, la création et le renforcement des services administratifs et des institutions chargés d’autoriser, de suivre, de surveiller et de contrôler toutes les transactions. Même si ces services et institutions existent, ils ne sont plus toujours bien équipés, dotés d’éléments compétents et intègres, et n’assurent pas une coordination entre eux de façon à assumer efficacement leurs fonctions. Selon la presse, les services des Douanes ont indiqué qu’en 2011, ils n’ont pas réussi à localiser 1 000 importateurs qui ont effectué des opérations et qui ont disparu. Ces importateurs sont passés par le ministère du Commerce pour obtenir le registre du commerce, par les banques pour domicilier leurs opérations et par les services des Douanes pour accomplir les autres formalités. Malgré tout cela, on n’a aucune trace d’eux. Ce phénomène a déjà été constaté au début des années 1990. Mais on est toujours incapable d’y mettre fin. Encore une fois, s’il n’y a pas une ferme volonté de la part des pouvoirs publics d’instaurer l’ordre et la rigueur dans le fonctionnement de l’économie pour empêcher les dysfonctionnements, les fraudes et les trafics, il est exclu que cessent ces actions préjudiciables connues de tous et devant lesquelles on reste impuissant.
Interview réalisée par Sonia Baker
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