Le rapport Védrine et l’adolescence de la raison

Dès le mois de juin, le président de la République avait demandé à M. Hubert Védrine une évaluation des conséquences immédiates du retour, en 2009, de la France sous le joug de l'Otan et des effets sur dix ans de cette brutale régression diplomatique.

Dès le mois de juin, le président de la République avait demandé à M. Hubert Védrine une évaluation des conséquences immédiates du retour, en 2009, de la France sous le joug de l'Otan et des effets sur dix ans de cette brutale régression diplomatique.
Mes textes antérieurs ne m'ont pas permis de commenter aussitôt l'estimation que M. Védrine a remise au chef de l'Etat dès le mois d'octobre, comme il lui avait été demandé. Ce retard ne fera qu'éclairer davantage l'évidence thanatogène que, non seulement l'analyse de M. Védrine pèsera lourd sur tout le quinquennat, mais qu'elle dictera son climat à l'aggravation continue de l'asservissement du Vieux Continent à «la plus grande puissance militaire du monde». Mais, dans le même temps, la connaissance de l'histoire réelle des nations aux dépens d'une classe dirigeante condamnée à l'incompétente en raison même de son mode de recrutement, fera de grands progrès dans les esprits : le contrôle désespéré des banques et des finances publiques menacées de naufrage, le rude apprentissage de la guerre que l'Angleterre déclenchera contre un continent susceptible de s'unifier face à ses rivages et l'incapacité viscérale du Vieux Monde à combattre efficacement la complicité de plusieurs de ses membres avec Londres et Washington, l'analyse anthropologique du statut et de la nature du mythe de la «défense nucléaire», accéléreront providentiellement le rude apprentissage de ce que notre espèce ne saurait glisser indéfiniment les vraies questions sous le tapis. Ce 15 décembre, puis le 22, je m'expliquerai sur les embarras et les progrès du démontage des ressorts de l'histoire qu'appellent les étapes à venir de la vassalisation de l'Europe.
1 – L'histoire quadridimensionnelle
Il est rarissime qu'une évaluation de la situation politique de la planète et du rôle de la France de demain sur la scène internationale soit demandée à un diplomate du plus haut rang; et il est sans exemple qu'un tel document soit rendu public le jour même de sa remise au chef d'Etat – sans doute afin que le «peuple souverain», comme on l'appelle depuis 1789, soit censé en picorer le grain sur l'heure et avec profit. Le praticien de la politique étrangère consulté s'appelle, en outre, Hubert Védrine, dont on se souvient qu'à l'heure de l'affaire Wikileaks, il avait dénié aux enfants, c'est-à-dire aux corps électoraux des démocraties, la capacité de connaître des affaires sérieuses. Mais si celles-ci doivent demeurer incarcérées dans l'enceinte des compétences que seules les «grandes personnes» se partagent, l'historien se trouvera deux fois averti de ce que l'essentiel de l'évaluation demeurera nécessairement caché au «grand public cultivé», comme on l'appelait du temps de la prédominance de la «culture bourgeoise».
Mais rassurons-nous : M. Védrine n'a nullement été sollicité par le Président de la République de le conduire par la main – et l'Etat avec lui – ni à une compréhension de notre espèce plus profonde et moins enjôleuse que la précédente, ni à se pencher sur les paramètres cérébraux et les ressorts psychobiologiques abyssaux du monde d'aujourd'hui; sinon il aurait été expressément demandé à ce diplomate de carrière d'explorer les souterrains de la politique internationale en spéléologue et en psychanalyste du genre humain. Il s'agit, tout au contraire, d'une mission simple et formulée dans des termes sans ambiguïté: «Je vous charge d'évaluer [les conséquences du] retour de la France dans le commandement militaire intégré de l'Alliance atlantique et [celles du] développement de la relation transatlantique dans [au cours de] la décennie à venir.» Par conséquent, il s'agit d'une double «mission», l'une de l'ordre d'un constat prisonnier de l'immédiat, l'autre du ressort du génie prospectif des grands diplomates, mais seulement sur une période limitée à dix ans. Et pourtant, les deux requêtes s'inscrivent nécessairement dans une problématique commune et dont les deux volets demeurent fort éloignés de l'échiquier des recherches de l'anthropologie critique à laquelle la géopolitique fera appel dans les années à venir. Néanmoins, le scannage réclamé à un ancien Ministre des Affaires Etrangères du pays de Descartes ne demeurera pas non plus ficelé aux récits superficiels dont la science historique d'avant-garde réfute la myopie depuis plus de trente ans – car il y a longtemps que ces éclaireurs analysent la rationalité à courte vue des chroniqueurs et des mémorialistes acéphales de l'histoire dite «événementielle». En vérité, il y a belle lurette que l'«actualité diplomatique», comme on dit, a changé de plateforme cognitive, et cela du seul fait que les Etats monoculaires actuels ne disposent encore en rien des télescopes qui leur permettraient non seulement de raconter, mais de comprendre, par exemple, pourquoi, depuis 1948, Israël poursuit avec un zèle aussi «démocratique» qu'inlassable la conquête armée de la Cisjordanie et pourquoi il demeurera évidemment impossible aux gènes de cet Etat de jamais seulement envisager de bénir l'hérésie du retour sur leurs terres des réfugiés qu'il a chassés de leur domicile il y a près de soixante-dix ans. C'est dire que les lunettes fumées des récits tridimensionnels et anecdotiques ne parviennent plus à seulement narrer correctement des péripéties pré-interprétées par la grille de lecture myope de l'enseignement scolarisé de l'histoire.
2 – M. Védrine et le verbe évaluer
Si nous voulons découvrir l'horloge mentale non pré-officialisée qui seule nous fera comprendre les raisons véritables pour lesquelles les ressorts cérébraux du peuple juif lui interdisent de laisser s'installer une nation pleinement souveraine à ses côtés et dont le cadran nous expliquerait pourquoi une Jérusalem mythique a gravé les rouages et les engrenages de son éternité en traits indélébiles dans les neurones des fils de Moïse et de Muhammad, nous devons également nous demander pourquoi l'Europe civilisatrice périra corps et biens, elle aussi, ou se décidera à défendre l'autonomie de son encéphale téléologique face à un gigantesque dévoreur à deux têtes – Israël et l'allié d'Outre-Atlantique qui le dédouble. Mais la connaissance des secrets de la vie onirique – ascensionnelle ou fatiguée – de l'histoire a beau avoir débarqué depuis Montesquieu dans la politologie, la gouvernance au ras de l'eau de notre civilisation de greffiers ne s'en est pas encore aperçue. Convertirons-nous la scolastique des Etats démocratiques à la raison renacentiste de demain? Il y faudra une science des voyages rituels vers des mondes imaginaires et fantastiques qui caractérisent un animal que son évasion seulement partielle de la zoologie a précipité à titre héréditaire dans l'euphorie ou la géhenne de ses songes idéologiques ou religieux.
Pour l'instant, la grammaire de M. Védrine se trompe sur le sens anthropologique du mot recul, quand il écrit que les conséquences politiques du retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN, donc son renoncement pur et simple au volet autonome de la notion de souveraineté des Etats en armes sont «mitigés et difficiles à évaluer avec aussi peu de recul».
«Il est vrai qu'un processus de rapprochement pragmatique – ce sera toujours moi qui soulignerai – avait été entamé depuis longtemps, mais sans remettre [sans qu'il eût remis ] en cause de fait [en fait] ce qui était devenu un symbole politique. Le président Sarkozy semble avoir pris sa décision pour des raisons empiriques continûment [continuellement] mises en avant par l'institution militaire, mais aussi [également] idéologiques[et] découlant de sa conception de la «famille occidentale.» Au bout de trois ans, les effets [en] sont incertains: une présence accrue, une influence réelle ou faible, variable selon les sujets, un surcoût plus faible que prévu, des opportunités économiques ou industrielles, liées ou non à ce retour, mais aussi beaucoup de risques potentiels, des interrogations problématiques et récurrentes sur la stratégie de l'alliance, son rôle, ses modes d'intervention.»
Toute la question est de prendre la mesure de la distanciation du regard que réclame la pensée critique et que mérite une science anthropologique évaluatrice des transfigurations et des métamorphoses de la politique et de l'histoire sur le long terme. Les dictionnaires renvoient le verbe évaluer à apprécier ou considérer. Le latin dit aestimare et aestimatio, ce qui illustre la connexion entre la capacité de juger – donc de penser – et l'évaluation, vocable dans lequel on retrouve valere, valoir au sens de se trouver fort. Du reste, le grec dit timêsis, qu'on retrouve dans estimer, donc également dans aestimare, et la timê, c'est l'honneur et le rang.
Je m'excuse de cette digression étymologique, mais elle est indispensable à l'intelligence du terme; car si les deux langues-mères du français renvoient le verbe évaluer à la pesée d'une valeur et si la valeur renvoie à la valetudo, la santé, alors il a été demandé à M. Védrine d'exercer une saine judicature; et son évaluation médicale n'est pas neutre – elle appelle à un examen de la validité, en droit diplomatique, du verdict d'un tribunal normalement constitué et appelé à peser les relations diplomatiques convenables entre Etats souverains. Mais puisque l'intelligence proprement dite ne juge ni n'estime au ras du sol, mais rédige ses arrêts à partir du sommet qu'elle a conquis et d'où elle ne se laissera pas déloger, quel rang honorable M. Védrine donne-t-il au verbe évaluer et sur quel trône installe-t-il ce peseur souverain des Etats dignes de ce nom? Car dans Cicéron, l'aestimator n'est autre que l'arbitre et le juge du tribunal de la pensée critique.
3 – La souveraineté «en son entier»
Le recul cérébral encore fort relatif dont bénéficient les évadés de la zoologie que nous sommes partiellement devenus se révèle d'ores et déjà incompatible avec une historiographie dont les récitants demeurent des huissiers à la trousse remplie d'exploits vierges de toute encre. Comment les greffiers de Clio vont-ils les noircir? Si M. Védrine se trouve devant la page blanche de l'histoire de la France et s'il se demande quelle longue-vue évaluera les conséquences à conjurer ou à neutraliser du retour passif de la France en 2009 dans un organisme militaire commandé par une puissance étrangère, il lui faudra peser le recul cérébral dont le Général de Gaulle a fait preuve quand il s'est retiré de l'OTAN le 7 mars 1966. Par une lettre manuscrite adressée au Président des Etats-Unis, il soulignait l'incompatibilité absolue et irréversible du trottinement perpétuel de l'aiguille des nations sur le cadran d'une alliance atlantique nécessairement ennemie de la souveraineté des Etats : «La France, écrivait le Général, se propose de recouvrer sur son territoire l'entier exercice de sa souveraineté». «Elle cesse sa participation aux commandements intégrés», et «ne met plus de forces à la disposition de l'OTAN».
Il est évident, dit le droit international, que s'il suffisait de chasser les garnisons de l'étranger incrustées sur le territoire d'une nation dite démocratique pour qu'elle retrouvât l'entier exercice de sa souveraineté, il serait superfétatoire d'y ajouter la cessation par trop évidente, de la participation aux «commandements intégrés» et, le «retrait des forces » illégalement placées sous le protectorat d'un empire étranger, et en temps de paix, de surcroît.
4 – L'engloutissement de la souveraineté de l'Europe
Du reste, M. Védrine semble plus conscient de cette aporie sans issue qu'il ne l'écrit. Il sait fort bien que l'OTAN n'est composée que de vassaux volontaires ou zélés des Etats-Unis. Aussi souligne-t-il, dans le même temps, la contradiction la plus radicale en droit diplomatique, à savoir que l'évanouissement de la menace armée soviétique – qui passait pour effective à l'époque et qui avait conduit à la conclusion hâtive d'une alliance réputée défendre le Vieux Continent contre un nouveau Tamerlan – cette disparition et ce remède, dis-je, n'ont nullement empêché un OTAN censé «libérateur» de dompter ensuite, et fort rudement, des nations frappées de léthargie et censées se trouver «alliées», sous le sceptre perpétuel d'un nouveau souverain. M. Védrine sait également que, depuis 1949, ce sceptre inébranlable avait permis momentanément au plan Marshall
de servir de rallonge nutritionnelle de secours à une vassalisation politique rendue obligatoire et permanente par des clauses expresses et contresignées dans des traités bilatéraux. Du reste, il faut ne disposer d'aucune connaissance anthropologique de l'expansion naturelle et irrésistible qui enfle les empires au cours de leur ascension pour ignorer que les pays de l'OTAN se sont asservis de leur plein gré, et avec empressement. Encore une fois, M. Védrine en est plus conscient que personne. «Fin 1991 le Président américain G. H. Bush et son Secrétaire d'État, James Baker, réussissent d'autant plus facilement à faire survivre l'OTAN à la disparition des menaces soviétiques qui avaient provoqué sa création que les Alliés et les pays d'Europe Centrale et Orientale, fraîchement libérés du joug soviétique [sont] tous candidats à l'entrée dans l'OTAN [et] le lui demandent.»
5 – Un document à décrypter
Mais, du coup, l'analyse anthropologique d'une évaluation politique placée dans l'arène d'une servitude ouvertement réclamée par les victimes elles-mêmes devient un document passionnant à décrypter et surtout à démasquer, parce que le radiologue de la géopolitique se verra contraint de s'adresser à des adeptes encore en herbe de sa discipline et de solliciter leur maturation rapide. Seule l'attention prometteuse de la fraction des citoyens situés entre l'enfance et la trentaine, donc encore capables, en raison de leur fraîcheur d'esprit, de s'initier aux secrets d'Etat avec des yeux grands ouverts offrira à l'évaluateur un champ à ensemencer. Car si l'anthropologue s'adresse seulement aux enfants en bas âge, ceux-ci croiront trop vite et trop facilement avoir vraiment compris la question posée à leur raison naissante, et le risque sera grand de voir une masse de marmots se ruer en aveugles à l'assaut d'un pouvoir à combattre avec des pierres; mais si l'on prend du retard pour ne s'adresser qu' aux citoyens censés assagis et réputés de sens rassis, le risque inverse deviendra immense de se noyer dans le marécage d'une classe dirigeante de somnambules de la politique.
En revanche, les adolescents se veulent encore impatients d'apprendre à évaluer, donc à prendre les risques féconds de la pensée examinatrice, et cela d'autant plus qu'ils ont déjà suffisamment la tête sur les épaules et les pieds sur terre pour «estimer» sérieusement avant de se précipiter dans la rue et d'appeler la sottise à casser le mobilier. A ce titre l'évaluation de M. Védrine est une tarte exquise à déguster ; et les intelligences politiques encore en attente de leur éveil s'en feront un régal. Puisse leur patience trouver sa récompense dans les tempêtes à venir de l'histoire.
6 – L'adolescence de la logique
Le Président de la République a donc demandé à M. Védrine une «évaluation de la situation», alors que la langue française exclut toute acception neutre et bénigne de ce terme. Mais comme il se trouve, primo, que les erreurs de jugement de l'humanité découlent toujours et fatalement d'une incohérence d'esprit inhérente à notre espèce et, secundo, comme le désordre mental dont souffrent les sociétés semi-animales résulte nécessairement des fautes de logique qui étranglent leur pauvre jurisprudence et tertio, comme tout péché d'illogisme des descendants du chimpanzé renvoie à une appréciation erronée de la nature même du recul que requiert le terme d'évaluation dans l'ordre politique, il faut se demander si, en droit diplomatique, M. Védrine s'est mis à bonne distance de son sujet; car il s'est campé d'emblée devant une catastrophe politique réputée irréparable et définitivement acquise à ses yeux, mais incompatible avec la survie de la vocation naturelle d'un ministère des affaires étrangères au service d'un Etat souverain. Autrement dit, si le déclin de la France et de l'Europe est irréversible, alors il aurait fallu commencer par démontrer l'irréversibilité de ce désastre, et cela le compas à la main.
M. Védrine soutient tacitement qu'il ne s'agit plus que de raisonner sur le tas et d'agir à bon escient dans la mêlée, mais toujours à partir d'un constat d'ores et déjà établi à mi-pente: «Il faut le dire clairement : l'OTAN restera une Alliance autour de la première puissance militaire du monde, les États-Unis, avec laquelle nous partageons des valeurs fondamentales, mais dont les orientations et les politiques peuvent varier tous les deux ou quatre ans dans des proportions considérables, ce qui peut nous placer en opposition, même si cela n'est
heureusement pas le cas du scrutin du 7 novembre 2012, mais à quoi notre politique étrangère doit être prête à réagir.»
Peut-on évoquer la puissance exercée par un empire militaire sur l'Europe sans se placer dans la continuité d'une réflexion française multiséculaire sur l'ascension, l'apogée et le déclin des guerriers?
7 – Une adolescence sur le qui-vive
Une adolescence encore sur le qui-vive est une sentinelle prête à s'étonner de ce que la plus grande puissance sous les armes en ce moment se trouve précisément celle «dont on partage les valeurs fondamentales». Sous des allures confites en dévotion, une politique étrangère de vigies peut-elle obéir durablement aux séductions masquées des glaives les plus effilés? Les prières mielleusement adressées aux «valeurs fondamentales» du genre humain sont-elles sincères ou renvoient-elles seulement les flatteurs du Quai d'Orsay aux faux-fuyants et aux pis-aller ordinaires d'un Tartuffe installé en séducteur dans la maison d'Orgon? La classe politique des dormeurs à poings fermés exprime visiblement sa satisfaction en tapinois de ce que ce ne soit «heureusement pas le cas» de désobéir au commandeur actuel des candeurs du monde. Néanmoins notre pédagogue des «opportunités diplomatiques» nous demande de demeurer prêts à «réagir» et cela sans naïveté excessive, donc à nous révolter au besoin, mais modérément, contre les décisions toujours pieuses d'un maître de céans au cœur sur la main. Comment nous y prendrons-nous pour troubler son festin sans le fâcher? Déciderons-nous de nous irriter seulement tous les deux ou trois ans et avec bienveillance, comme notre instituteur nous le suggère?
«Vigilance, écrit-il, signifie que nous devrons veiller à ce qu'elle[l'Alliance atlantique] reste une Alliance militaire recentrée sur la défense collective, et le moins possible politico-militaire dans son action, même si des consultations et des échanges de vues périodiques (…) sur toutes les questions de sécurité pourraient être acceptables si [à condition que] cela n'empiète pas sur les prérogatives du Conseil de sécurité, (auquel l'OTAN ne peut se substituer) et si ne préfigure pas une planification d'opérations. Une revue annuelle des menaces diverses pourrait être envisagée.»
Nous voilà plus que jamais sur les dents. L'essentiel n'est pas de ripailler dans un OTAN léthargique, nous rappelle M. Védrine : il s'agit d'une alliance en bonne et due forme, donc conclue entre des Etats encore pleinement souverains. Du coup, le cœur battant de cette alliance n'est nullement le quartier général des galonnés et des casqués de l'OTAN, mais le Conseil de Sécurité de l'ONU, où la France dispose d'un droit de veto stupéfiant, donc non moins souverain et inaliénable, en principe, que celui des Etats-Unis, de l'Angleterre, de la Russie et de la Chine. Mais quelle sera la «garantie suprême» d'un devoir de «vigilance» ahurissant et qui garantirait effectivement la défense et illustration constitutionnelle des prérogatives attachées en droit à la souveraineté de la France? »Il faudra veiller à ce que l'Alliance reste consacrée aux menaces sur la zone euro-atlantique, (et peut être aussi arctique), afin de les prévenir ou de les contrer [repousser]. L'OTAN n'a pas à être le gendarme du monde; néanmoins, il est évident que des menaces peuvent venir de l'extérieur de cette zone. C'est au cas par cas qu'il faudra décider ce qui relève [relèvera] ou non de la défense collective par l'OTAN.»
8 – Les concepts de phagocytage et de cannibalisme
L'adolescence, ce phare toujours en alerte, se pose dans la brume une question étroitement liée à la rigueur logique d'une raison encore piaffante et dans sa première force: toutes les précautions des épéistes français se réduiraient-elles seulement aux accommodements professionnels d'un combat d'arrière-garde contre les occupants de l'Europe depuis 1949? Est-il suffisant, pour un Quai d'Orsay amolli, de souligner, serait-ce clairement et avec force, les formulations diplomatiques qui présideront aux prises de décisions censées communes aux «alliés» de la «zone euro-atlantique», alors que la puissance militaire et politique sommitale se trouvera statutairement placée entre les seules mains de l'Amérique? Quels seront les leviers de commande effectifs d'un OTAN ultra centralisé par nature ? Sera-t-il suffisant d'adresser courtoisement le télégramme
suivant au commandant du navire-amiral?
«Outre la mise en œuvre de l'article 5 du Traité, au titre de l'article 51 de la Charte des Nations Unies sur la légitime défense, l'OTAN ne devra intervenir que dans des conditions précises : sur une base légale incontestable, une demande ou une acceptation par les organisations régionales, une appréciation, au cas par cas de la faisabilité et de l'opportunité politique, l'Union européenne, dans sa version «Europe de la défense» pouvant être, dans certains cas, mieux adaptée.»
L'adolescence au regard perçant demeure dans la lancée tumultueuse de sa vaillance. Elle se demande sans ménagement jusqu'où M. Védrine s'avancera sur le terrain d'une pesée paresseuse de la phagocytose, c'est-à-dire de la dévoration feutrée qu'exercera fatalement le garnement le plus musclé sur le préau de l'école.
«Notre vigilance doit s'exercer aussi sur le risque de «phagocytage» conceptuel et théorique. Il faudra que notre armée préserve sa capacité propre d'analyse des menaces, de réflexion et de prévision des scénarios et même de la planification, ce qui a été le cas jusqu'ici, sans s'en remettre [qu'on s'en remît] aux structures de l'OTAN, ou européennes. Il ne faudrait pas que l'affectation aux postes de responsabilité à l'OTAN devienne le seul aboutissement possible d'une carrière militaire française réussie. Il faudra que des carrières puissent encore être menées au niveau national, ainsi que dans des responsabilités européennes. Plus généralement, pour le Ministère de la Défense, [et] pour le ministère des affaires étrangères, il s'agit d'influencer utilement la pensée de l'OTAN, mais pas [non pas] de se fondre dans celle-ci. C'est un risque à terme, pas [non] immédiat, mais réel, à prendre en compte.» Et puis, le »complexe militaro-industriel américain» deviendra plus offensif encore envers les marchés européens et mondiaux, parce qu'il subsiste »en Europe peu d'industries de défense et dans peu de pays». Décidément, l'intelligence adolescente va droit au cœur des questions carnassières, décidément, la raison juvénile se montre souveraine dans sa saisie directe et panoramique du monde. Sous Auguste aussi, la «carrière réussie» d'un Gaulois ou d'un Germain le conduisait à occuper un haut rang dans l'armée romaine. Aussi M. Védrine s'avance-t-il sur un terrain semé d'embûches quand il ose écrire: «Le concept Otanien de «Smart Defence» est une réaction compréhensible à la réduction des moyens des Alliés, mais si nous n'y prenons garde, il peut éponger ou cannibaliser les capacités européennes. Et cela d'autant plus que la standardisation au sein de l'OTAN favorisera l'achat par les pays membres de matériels et d'armes américains à des coûts déjà amortis par la fabrication en très grande série, d'autant plus que la grande majorité des pays européens raisonnent en termes d'acheteurs «sur étagère», et donc à la recherche des moindres coûts et non en producteurs ou en industriels, ce qu'ils ne sont pas, ou[ne le sont] plus.»
9 – L'«esprit de défense»
L'adolescence que pilote la fraîcheur d'une raison encore bondissante ne se laisse pas facilement emmieller. Voyez comme ce navigateur démasque et décape les obséquiosités de la servitude, ouvrez un œil juvénile sur le passage suivant du rapport parfois si osseux, mais à l'œil toujours mi-clos de l'élève de F. Mitterrand. «L'équipe nouvelle du Président Obama II pourrait comprendre qu'il n'y aura pas d'effort supplémentaire des Européens en matière de capacités militaires sans réveil de l'esprit de défense; et que ce réveil n'aura pas lieu sans que les Européens soient invités par les États-Unis à prendre plus de responsabilités. En quelque sorte l'Alliance est victime en Europe de son trop grand succès: elle a dissuadé, elle a protégé, [mais ] elle a anesthésié l'esprit de défense chez les protégés. Face aux bouleversements du monde, l'intérêt à long terme des États-Unis est que l'Europe soit un vrai partenaire, capable et fiable, fût- il parfois incommode. L'appel rituel au «partage du fardeau» n'est pas suffisant, et de [en] fait, il reste sans effet.» Que voit au premier coup d'œil une raison encore effilée? Que l'expression «esprit de défense» est biaisée, faussée et masquée à souhait, parce qu'il s'agit d'un «esprit d'indépendance» qui n'ose même plus dire son nom. Pourquoi ne pas évoquer crânement la souveraineté bafouée des Etats ? Pourquoi ce concept se trouve-t-il ridiculement travesti et rendu inoffensif? Il ne s'agit plus, semble-t-il, de reconquérir l'autonomie militaire d'une nation encore sur ses jambes et qui marcherait d'un bon pas sur la scène internationale, mais seulement d'élever des subalternes au
rang envié de «vrais partenaires» et tout fiers de le paraître. Mais qui méritera les galons de la servitude s'il est devenu audacieux, sinon offensant, de seulement se montrer «parfois incommode»? L'adolescence aux yeux grands ouverts sait que le «partage du fardeau» est un honneur truqué: on ne partage que le poids du sac à dos, jamais les pouvoirs du maître. Du reste M. Védrine montre maintenant le bout de l'oreille aux enfants dont il récusait l'écoute: il sait que l'Europe des spectres désire ardemment vassaliser son pauvre squelette. Aussi la France de Talleyrand craint-elle non seulement d'apeurer davantage des Etats déjà réduits à des ombres, mais de renforcer leur esprit de soumission et de conduire un troupeau de brebis à se pelotonner encore davantage sous l'aile de leur asservisseur adoré. « Malgré tout, brandir sans préparation l'étendard du «pilier européen», la belle formule de J.F. Kennedy, restée sans lendemain, ou de «l'identité européenne», réclamer un caucus européen au sein de l'Alliance, risquerait d'être à la fois insuffisamment ambitieux et potentiellement provocateur. Même en 2012, cela pourrait rebraquer [braquer à nouveau] contre la France la technostructure Otanienne, [ainsi que] les responsables du département d'État et du Pentagone pourtant plus ouverts que dans le passé à une évolution, et tous les Alliés européens qu'inquiète déjà le «pivot» vers l'Asie. Cela peut nous paraître paradoxal et à courte vue, mais c'est ainsi: ces derniers ne veulent pas donner aux Américains de prétexte à se désengager davantage!»
10 – Le «scepticisme poli» et la «force d'inertie»
Alors M. Védrine tire une carte magique de sa manche: pourquoi, se demande-t-il soudainement, les Européens ne se prêteraient-ils pas »à une concertation en amont sur les questions relatives à l'OTAN ? Il pourrait être envisagé, en parallèle, que les États-Unis soient consultés, voire associés, à certaines délibérations européennes, par exemple celle du COPS.» Cette serpe émoussée est révélatrice de ce que la meule qui aiguise les esprits a été jetée à la casse : la France n'est plus en mesure de combattre du dehors et résolument une «intégration» vouée à pérenniser sa propre enceinte. On demandera seulement des aménagements du service, on se contentera de quelques améliorations des règlements – la subordination perpétuelle va désormais de soi. » Dans le domaine des opérations [militaires], nous pourrions proposer que le mandat de la KFOR de l'OTAN soit transféré à l'Union européenne (en améliorant la gestion de l'opération européenne), car il serait cohérent que les Européens se sentent davantage responsables de ce qui se passe sur leur continent. Par ailleurs, il pourrait être mis un terme à l'opération Ocean Shield de l'OTAN contre la piraterie au large de la Somalie (à l'issue de son mandat fin 2014), qui fait double emploi avec Atalante.» Pourquoi ces revendications salariales face à » ce qui se passe sur le continent»? Parce que »nous n'avons pas intérêt à brader les acquis juridiques, procéduraux et humains des vingt années écoulées.» Mais encore? » On peut penser que la France doit continuer à [de ] plaider, malgré tout, en faveur d'une Europe de la défense dans le cadre de l'Union, et cela pour plusieurs raisons. Cela fait partie d'un projet plus général d'Europe politique au sens le plus fort du terme. Le Président Van Rompuy va présenter en décembre 2012 une feuille de route à moyen et long terme pour une Union économique sous ses diverses formes et une Union politique avec une architecture plus intégrée. La question de la Défense devrait être à l'ordre du jour du Conseil européen de décembre 2013 et celui-ci sera précédé au printemps précédent d'une communication de la Commission sur l'industrie de défense. Les valets de pied expriment des vœux et des velléités que leur lointaine échéance renvoie à la métaphysique: «La probabilité est en effet élevée que ces efforts se heurtent au même scepticisme poli et à la même force d'inertie que les précédents au sein de l'Union européenne. Nous avons donc un choix à faire: persévérer en comptant sur le temps et les tumultes du monde pour créer, à la longue avec nos partenaires, une vraie conception stratégique commune, au-delà des déclarations d'intention; ou clarifier la situation avec nos Alliés, en commençant par les plus grands [et] en les interrogeant sur leurs intentions.»
11 – Ce fichu verbe «évaluer»
Voici enfin la clé de la vassalité syndicalisée déposée sur la table et présentée aux regards patronaux. Les domestiques améliorent sans cesse leur sort et leur confort. Peu
à peu, ils vont jusqu'à vous démontrer, leur contrat à la main, qu'ils ont «malgré tout» les coudées franches à l'égard de leurs propriétaires et qu'ils ont leur mot à dire au grand jour des événements. Mais, au contraire des esclaves romains, ils n'ont pas droit au mancipium – l'affranchissement. Or, la classe des affranchis, quoique de plus en plus nombreuse et puissante, conservait sa vie durant et jusque dans ses plus hautes fonctions la trace indélébile de sa servitude abolie. Si jamais il devait naître une Europe des affranchis illustres, croyez-vous, que la trace du licol s'effacera ou que la cicatrice demeurera gravée à vie sur leur cou ? Il s'agit d'une énigme anthropologique difficile à résoudre: les peuples se remettent-ils d'un long asservissement? L'esprit de la Grèce antique est-il ressuscité en 1830 ou bien près de cinq siècles d'intégration d'Athènes à l'empire turc ont-ils tué le génie national? Pensez-vous que l'Europe humiliée et vaincue renaîtra de ses cendres? Pour l'instant, les mandataires européens jugent vertueux de seulement rappeler les clauses qu'ils ont fait signer à leur puissant employeur – à savoir qu'ils ont intérêt à se «montrer plus lucides, moins déclaratoires et plus exigeants», à se »concentrer sur des objectifs concrets» et à »agir aux deux bouts de la chaîne, aux niveaux politique et industriel». Que signifie la «vertu» d'avouer dans les chaînes que, »sans le réveil d'une volonté politique forte, – celui de faire de l'Europe une puissance, pour éviter qu'elle ne devienne impuissante, et dépendante – tous les mécanismes de l'Europe de la défense resteront sur le papier, partiels ou inanimés. Dans le cas inverse, ils se réveilleront.» Il est du devoir de l'adolescence de peser le sens et la portée des mots «volonté politique forte», «inopérant», «dépendance» et surtout de l'adjectif «partiel». Le Président de la République a expressément demandé à M. Védrine de ne jamais camper qu'à mi-hauteur d'une servitude consentie, de n'analyser jamais que partiellement et à demi-mot la condition des serfs, de ne jamais produire qu'un document politique « pondéré « et chargé seulement de justifier le retour sine die de la France dans l'OTAN. Dans ces limites, pourquoi montrer les dents, mais toujours juste ce qu'il faut pour paraître redoutable aux spectateurs d'une cage aux barreaux consolidés?
12 – La distanciation anthropologique
L'alliance au petit pied du matamorisme avec l'utopie ne fait pas les Pierre le Grand. M. Védrine a beau qualifier «d'audacieuse» et de «décomplexée» une politique qui rendrait «moins impossible un rôle accru des Européens pour leur propre défense, en attendant qu'ils l'assument un jour, pour l'essentiel, par eux-mêmes, tout en restant alliés des Américains.»
Ce qui apparaît au grand jour des feux cartésiens de l'adolescence, c'est qu'il faudrait définir ce que signifie une politique dont l'éclairage se trouverait en amont . Car si l'on ne débat jamais qu'en aval des feux et dans la pénombre, on ne verra pas que le trépas de la souveraineté d'un côté et celui de la civilisation de la pensée de l'autre sont toujours le résultat d'une double incapacité – intellectuelle et politique – de jamais remonter à la source véritable du désastre. Que sera-ce donc d'initier la jeunesse intelligente et ardente à la connaissance des ressorts ultimes de la scène internationale, sinon lui enseigner à revendiquer une distanciation anthropologique terrifiante dans la politique et dans l'histoire d'un monde sanglant?
Mais, pour cela, il faudra nous demander à nouveaux frais comment s'apprend le pouvoir de regarder l'humanité du dehors, afin d'évaluer ses rouages et sa denture, ses ressorts et ses crocs, ses auréoles et ses carnages. Le verbe évaluer attend encore la balance dont les plateaux pèseront le genre griffu en tant que tel. Car «Dieu» est un évaluateur sanglant, le droit public évalue à ses côtés, le philosophe évalue les jugements de ce dieu. Osons nous demander comment Richelieu le tigre, Mazarin le félin, Talleyrand le lion évalueraient le rapport de M. Védrine. Et si évaluer n' était qu'un synonyme discret du verbe penser en examinateur et si penser était une escalade , et si l'adolescence était l'âge des ascensions, toute la question donnerait rendez-vous à Socrate l'«examinateur « sommital qui renvoyait au sophiste Prodicos les jeunes gens dont «l'âme n'était grosse de rien». Décidément, si penser, c'est accoucher de la vérité et si, décidément, il faut donner une âme à la vérité , alors la vocation de l'adolescence sera de se forger un destin de maïeuticienne du destin de la connaissance. Car «l'esprit» s'allume aux feux d'un certain buveur de ciguë qui fit de l'ironie le scalpel de l'intelligence. Nous reprendrons la classe la semaine prochaine. L'évaluation de M. Védrine à la main, nous nous demanderons si ce poignard en appelle à un regard de haut sur la raison politique et sur la science historique de notre temps.
Manuel de Diéguez
Le 15 décembre 2012


 

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