Restructuration des services secrets : une opération de communication pour le quatrième mandat

Vingt-cinq ans déjà. Une génération. Octobre 88 est dans toutes les mémoires. Même ceux qui n’ont pas vécu ces évènements savent que tout est parti de là. Les jeux des différents segments du pouvoir en place à la fin de la décennie 1980, dépassés par l’ampleur de la crise révélée par la chute brutale du prix des hydrocarbures, s’épuisant dans des querelles compliquées et manœuvrant dangereusement par les surenchères, firent appel à la rue qu’ils pensaient pouvoir domestiquer et inscrire avantageusement dans leurs stratégies. Ces actions irréfléchies mirent en branle des dynamiques aux conséquences ravageuses pour la stabilité du pays.
La furie dévastatrice d’adolescents fous de colère et de frustrations, qu’aucun service d’ordre ne pouvait plus contenir, cibla avec une terrible détermination les symboles de l’Etat. Comme une traînée de poudre, l’incendie s’étendit à tout le pays. Tout ce que l’Etat avait édifié depuis l’indépendance était ciblé et anéanti. Ce n’était plus le régime de Chadli calfeutré dans sa tour d’ivoire, isolé de la population, incapable de produire la moindre idée, sans vision d’avenir, qui était en danger, mais l’existence même de la nation.
Contrainte d’intervenir, l’armée n’avait ni les moyens matériels adéquats ni la compétence en matière de maintien de l’ordre pour faire face à des émeutes d’une ampleur chaotique sans précédent. Les morts d’octobre 1988 sont le résultat, non d’une décision préméditée et délibérée de réprimer par des exemples sanglants les jeunes révoltés, mais à un enchaînement d’événements qui avaient échappé, malgré tous les efforts, à la maîtrise des responsables sur le terrain.
Octobre 88 a sonné la fin de la «légitimité historique» qui a permis aux régimes mis en place depuis 1962 de gouverner sans rendre compte de leur gestion. Il a révélé la fragilité de la société algérienne en manque de médiateurs à même de la stabiliser et de lui éviter la tentation de la violence. Le système, basé sur un canevas simple : un président, un parti unique, des instruments de coercition, une population résignée, a été ébranlé. Il a été contraint d’introduire des réformes destinées à absorber la colère des masses populaires, réformes qui introduiront de nouveaux acteurs, dont certains décidés à imposer un autre type de société.
Ces tragiques péripéties, qui ont vu des jeunes Algériens mourir, ont conduit, au sein de l’armée, à une réflexion approfondie. L’armée devait désormais refuser de se laisser instrumentée par le pouvoir politique. Elle ne voulait plus, à aucun prix, se retrouver dans la position qui l’a conduite à affronter la colère de la population. Elle le démontrera par le refus exprimé par son chef d’état-major à Bouteflika qui avait cédé à la panique et qui prétendait la mettre face aux manifestants venus de Kabylie à l’appel des «ârouch». Le 14 juin 2001, lors de l’imposante marche des citoyens de la Kabylie vers Alger, Bouteflika avait demandé au général Mohamed Lamari de mobiliser l'armée et de la positionner du côté du Palais des expositions, à l’entrée est de la capitale, après que les manifestants eurent commencé à s'adonner à des dégradations. Le général Lamari avait répondu à Bouteflika en ces termes : «Monsieur le Président, les forces de police et de gendarmerie engagées sur le terrain pour rétablir l’ordre sont assez nombreuses et capables de faire face à ces débordements. Ceci ne relève pas des compétences de l’armée. En cas de besoin impératif, l’armée interviendra, mais sur réquisition de l'autorité civile. Mais si l’armée était réquisitionnée, dans ce cas, elle interviendrait sans armes.»
Les services de sécurité, s’ils étaient positionnés au MDN, ils étaient en réalité sous l’autorité du président de la République, en même temps ministre de la Défense. Il fallait apporter une clarification. C’est ce qui a été fait dès 1989. Le décret n°89-26/PR du 7 juillet 1989, signé par le président Chadli Bendjedid sur proposition du ministre de la Défense, apporte cette clarification (voir facsimilé dans la rubrique Documents). Les directions du contre-espionnage et de la sécurité intérieure dépendent depuis cette date, de la seule autorité du président de la République. En clair, les rodomontades des thuriféraires de Bouteflika sur la mise au pas du DRS, accusé de s’immiscer arbitrairement dans les questions civiles, est une opération de communication destinée à placer Bouteflika en défenseur de la veuve et de l’orphelin (l’Algérie et l’Algérien). Le tintamarre d’Amar Saïdani, oracle inspiré, qui défonçait une porte ouverte dès juillet 1989, visait à faire diversion avant l’annonce de la candidature de Bouteflika à sa propre succession.
Le patron des services de renseignement, pour des raisons d’efficacité pendant la lutte contre le terrorisme, n’a fait qu’assurer une coordination intégrant la DCSM (la Direction centrale de la sécurité militaire) dans les différents segments des services. Quant aux deux autres directions, qui ont fait couler tant d’encre, elles sont toujours sous la seule autorité du président de la République.
Bouteflika, dès sa venue au pouvoir, va s’engager dans une lente et efficace offensive contre l’armée pour la mettre à sa totale dévotion. Le pouvoir personnel qu’il mettait en place, caractérisé par le clanisme, le régionalisme, le gaspillage des ressources du pays, la corruption des élites politiques et l’enrichissement de son clan, ne devait être soumis à aucune censure, surtout pas celle de l’armée, seule force capable, selon lui, de se dresser sur sa route.
Dès lors, il n’aura de cesse de discréditer le haut commandement de l’armée. «Les généraux» seraient, selon lui, à l’origine de la corruption et de tous les malheurs du pays, y compris les violences contre la population pendant la «guerre civile». Il validera, d’autorité, le chiffre de 200 000 morts avancé par certaines sources. Lorsque le chef d'état-major, feu Mohamed Lamari, lui demandera de donner les véritables chiffres qui se trouvaient dans les dossiers sur son bureau, il lui répondra : «J’ai mes propres sources et chacun a ses statistiques.» Celles des ONG, sans doute. Ces mêmes ONG qui tentent de faire juger des responsables militaires encore en activité ou à la retraite ne s’intéressent, curieusement, qu’à la seule période 1992-1999. Tout serait rentré dans l’ordre avec la venue au pouvoir de Bouteflika ! Le roman photo d’un Bouteflika aux prises avec les vilains généraux qui prétendent lui rogner un bon quart de sa toge, lui tracer des lignes rouges, et l’empêchent de ramener la paix civile, est offert, avec sa dédicace, à toutes les personnalités étrangères qu’il rencontre à Alger ou dans les capitales du monde. En même temps que se développe cette action de désinformation, sans rencontrer d’opposition notable parmi les hauts responsables militaires disciplinés, ou n’osant croire à tant de machiavélisme de la part du «chef suprême des forces armées», Bouteflika engage un lent travail de mise en «conformité». Les mutations et les départs à la retraite lui permettent de placer à des postes stratégiques les officiers dont le profil lui convient et qu’il espère pouvoir asservir avec les moyens éprouvés dont il sait user. Tenir ces dignitaires militaires en les laissant donner libre cours à leurs appétits lui semble la meilleure façon d’être à l’abri des «surprises». Encourager chez quelques-uns d’entre eux la notion de «l’intérêt personnel» au détriment de «l’intérêt de la nation» lui ouvre, il l’espère du moins, la porte pour la présidence à vie.
Karim Bouali
 

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