Les carottes sont cuites

Avec son accent typiquement jijeli, ma mère, pour éluder nos questions d’enfants innocents et turbulents, par moments, que nous étions, nous disait, la mine renfrognée et sévère : «El-foul di H’mada tab.» Cette expression se rapproche, grosso modo, de l’expression française «les carottes sont cuites». Mais pour qui ? Reste à savoir. Nous ne le savions pas. Et nous ne tenions pas à le savoir, non plus. Cela voulait simplement dire, pour nous, que la discussion était close et qu’enfants, nous n’avions pas à nous immiscer dans la discussion des grandes personnes. Ma mère était illettrée, elle n’avait pas fréquenté l’école, car dans son douar, il n’y avait ni école ni rien d’autre. Dans son douar, les gourbis étaient éparpillés sur les flancs des montagnes et les fillettes comme elle, si elles ne s’occupaient pas à laver le linge sur les berges de la rivière qui serpente au milieu d’une nature luxuriante et sauvage, gardaient les chèvres. Mais elle nous a donné une éducation exemplaire. Je me suis rappelé cette expression de ma mère le jour où le président Bouteflika, dans son discours du 8 mai 2012, à Sétif, avait dit : «Notre génération tab djenanha.» Ce jour-là, j’avais compris que «el-foul di H’mada tab», autrement dit que le peuple est encore considéré comme mineur et que, par conséquent, il n’a pas à s’immiscer dans la discussion des grands, dans la politique qui reste un domaine réservé aux seuls véritables maîtres de l’Algérie. Le contexte politique d’aujourd’hui, avec cette reconduction par la fraude du président handicapé, le montre amplement. On a beau dire que c’est le peuple qui a voté pour lui, mais cela ne me convainc pas personnellement. Les urnes n’ont pas vraiment parlé. On les a muselées et non pas scellées, et on leur a fait dire ce qui était déjà prévu depuis ce fameux discours de Sétif. Le passage du flambeau à la nouvelle génération peut encore attendre. Pauvre Algérie ! Qu’as-tu fait pour mériter ce sort ? La masse, «el-ghachi» pour paraphraser l’ex-président du PRA, N. Boukrouh, n’est, pour les tenants du pouvoir, Abdelaziz Bouteflika en tête, pas encore mûre pour prendre son destin en main. Le véritable sens qu’il fallait donner à l’expression «ma génération tab djenanha» est que, donc, seul lui et son entourage immédiat, son clan, ceux qui l’ont toujours soutenu et porté au pinacle du pouvoir, sont aptes à gouverner ce pays. Le reste, tout le reste n’est que graines en germination ou pousses à peine sorties du sol. A moi, il m’a fallu deux ans pour comprendre le vrai sens de cette expression alors que ma mère me la répétait si souvent. A quelques nuances près. La sagesse de ma mère n’a pas d’égal. Alors, ne nous immisçons pas dans la discussion des grandes personnes de ce monde, notre monde. Laissons-les gérer à leur façon ce pays. Ils seront responsables devant Dieu et l’Histoire de ce qui pourrait advenir à ce peuple dans un avenir pas si lointain. Deux ans ?
Abdelaziz Ghedia
 

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