Une contribution du Dr Abderrahmane Mebtoul – L’usine Renault-Algérie sera-t-elle rentable ?

Le 10 novembre 2014, une importante délégation française se déplacera en Algérie, notamment à Oran, pour inaugurer l’usine Renault-Algérie, en présence du Premier ministre algérien, des ministres français des Affaires étrangères et de l'Economie. Début décembre, le Premier ministre algérien devrait rencontrer son homologue français à Paris dans le cadre de la réactivation de la grande commission mixte. Cela fait suite à l’importante rencontre qui a eu lieu le 18 octobre 2014 sur le partenariat industriel entre l’Algérie et la France à l’Assemblée nationale française organisée par l’association France-Algérie que préside Jean-Pierre Chevènement à laquelle a participé une importante délégation algérienne, dont le ministre de l’Industrie, des cadres et des députés algériens. Je suis intervenu sur les perspectives du co-partenariat entre l’Algérie et la France en insistant sur l’urgence de la transition d’une économie de rente (secteur industriel de moins de 5% du PIB) à une économie hors hydrocarbures dans le cadre des valeurs internationales. Concernant l'usine Renault-Algérie, j’ai eu depuis trois ans l’occasion de publier maintes contributions dans la presse algérienne et internationale sur ce sujet (voir le quotidien économique les Echos du 23 janvier 2013). Il faut être réaliste du fait que les contraintes internationales sont là, et face aux mutations mondiales la filière automobile connaît des restructurations, des fusions et des délocalisations des grands groupes, avec des capacités de production élevées. Renault-Algérie sera-t-elle rentable face à ces nouvelles mutations ?
Le marché mondial de voitures est en pleine restructuration
Le constat est que le marché de voitures est un marché oligopolistique, fonction du pouvoir d’achat, des infrastructures et de la possibilité de substitution d’autres modes de transport, notamment le collectif, spécifique à chaque pays selon sa politique de transport, ayant connu depuis la crise d’octobre 2008 d’importants bouleversements. Les fusions se succèdent avec des prises de participation diverses. Selon Ward's Auto, en 2010, 1 015 millions de voitures ont été recensées aux quatre coins du monde, contre 980 millions en 2009, dépassant, en 2014, 1,1 milliard. Or, seul un Chinois sur 17 possède actuellement une voiture, soit à peine la moitié de la moyenne mondiale, alors qu’aux Etats-Unis, ce ratio culmine à un véhicule pour 1,3 Américain. Si la Chine se rapprochait de ce taux, il faudrait compter un milliard de voitures supplémentaires avec une quantité astronomique d’émissions de gaz à effet de serre en perspective. Les experts du Fonds monétaire international (FMI) prévoient un parc mondial de 2,9 milliards de voitures particulières à l'horizon 2050. Cette prospective part de l'hypothèse d'une élévation du revenu des ménages, surtout des pays émergents comme la Russie, l'Inde ou la Chine représentant des marchés à fort potentiel pour l'industrie automobile. Les sept premiers constructeurs mondiaux, qui ont une capacité de production supérieure à quatre millions de véhicules, représentent 61% du marché mondial de l'automobile, suivi des sociétés sud-coréennes Hyundai, Daewoo, Kia, Ssang Young et Samsung qui ont rejoint les rangs des constructeurs indépendants, capables de financer, de concevoir et de produire leurs propres véhicules. Les sociétés européennes multinationales sont les plus importants fabricants de pièces détachées et les plus grands constructeurs de camions, parmi lesquels Mercedes-Benz et Volvo. Dans des pays comme la Malaisie, la Chine et l'Inde, les productions sont gérées par des sociétés locales, mais avec l'appui de grands groupes étrangers. De toute évidence, les usines qui se maintiendront sur chaque pays seront les plus compétitives, les priorités des dirigeants des constructeurs automobiles étant technologie et innovation (robotisation), surtout au Japon. Nous assisterons entre 2015 et 2020 à des perspectives technologiques futures, tenant compte du nouveau défi écologique (voitures hybrides, électriques) et du nouveau modèle de consommation énergétique qui se met lentement en place, la crise d'octobre 2008 préfigurant d'importants bouleversements géostratégiques et économiques, la Chine étant en passe de devenir le leader mondial des voitures propres, toutes catégories, profitant ainsi au premier chef des plans de relance «verts» des Etats-Unis, de l'Europe et du Japon. Les experts avancent trois scénarios : le premier est l'optimalisation du fonctionnement des moteurs à essence et diesel, avec une réduction de la consommation de 20 à 30% à l'horizon 2015 ; le second scénario, qu'a choisi Renault, est la généralisation, horizon 2020, de la voiture électrique ; le troisième scénario, à moyen et long terme, se fonde sur les nanotechnologies (la recherche dans l'infiniment petit) pouvant révolutionner le stockage de l'énergie, l'avenir appartenant au moteur alimenté par de l'hydrogène gazeux combiné au solaire,
Achat de voitures et pouvoir d’achat des Algériens
Le premier constat est qu'il y a lieu de tenir compte du fait que la majorité de la société algérienne est irriguée par la rente des hydrocarbures, dont l'évolution des cours détermine fondamentalement le pouvoir d'achat des Algériens. Plus de 70% de la population active algérienne touche un revenu moyen inférieur à 30 000 DA. Dans ce cas, par rapport au pouvoir d'achat réel en baisse, que reste-t-il pour, en termes de pouvoir d'achat réel, acheter une voiture ? Le rétablissement du crédit à la consommation prévu pour 2015 permettra-t-il de dynamiser les achats ? Le deuxième constat est que, faute d'unités industrielles spécialisées, la plus grande part des pièces de rechange est importée. Aussi, toute étude de marché sérieuse suppose que l'on réponde au moins à des questions stratégiques : construit-on actuellement une usine de voitures pour un marché local alors que l'objectif du management stratégique de toute entreprise n'est-il pas régional, voire mondial, afin de garantir la rentabilité financière face à la concurrence internationale, et cette filière n'est-elle pas internationalisée des sous-segments s'imbriquant au niveau mondial ? La comptabilité analytique distingue les coûts fixes des coûts variables. A quels coûts hors taxes l'Algérie produira-t-elle cette voiture et en tendance avec un dégrèvement tarifaire allant vers zéro, selon les accords qui la lient à l'Union européenne seront appliqués ? Dans ce cas, quelle est la valeur ajoutée interne créée par rapport au vecteur prix international (balance devises tenant compte des inputs importés et de l'amortissement tous deux en devises) ? La carcasse représentant moins de 20/30% du coût total, c'est comme un ordinateur, le coût ce n'est pas la carcasse (vision mécanique du passé), les logiciels représentant 70/80%, et ne pouvant interdire l'importation, la production locale sera-t-elle concurrentielle en termes du couple coût/qualité dans le cadre de la logique des valeurs internationales ? C'est comme un parfum ou un habit griffé, le consommateur achète également la marque : comment s'appellera la voiture algérienne ? Et cette industrie, étant devenue capitalistique, quel est le nombre d'emplois directs et indirects créés, puisqu'un certain nombre d'emplois indirects restent les mêmes (garages, magasins), et avons-nous la qualification nécessaire tenant compte des nouvelles technologies appliquées à l'automobile ? L'Algérie allant vers l’épuisement de pétrole en 2025, de gaz en 2030, ces voitures fonctionneront-elles à l'essence, au diesel, au GPL, au GNW (pour les tracteurs, camions, bus), ou seront-elles hybrides ou solaire, avec la révolution technologique qui s'annonce ? Quel sera le prix de cession de ces carburants et la stratégie des réseaux de distribution pour s'adapter à ces mutations technologiques ? A-t-on pensé au nouveau modèle de consommation énergétique qui concerne également d'autres utilisateurs ? La mondialisation est là et le principal défi des gouvernants au XXIe siècle est la maîtrise du temps par une meilleure gouvernance, tant locale que mondiale, devant tenir compte de la concurrence internationale comme facteur d'adaptation. La mentalité bureaucratique rentière ignore ce facteur déterminant qui tient compte des contraintes externes et internes. Si l'on veut éviter le gaspillage des ressources financières, évitons la précipitation, opter pour le pragmatisme et bien négocier la dynamisation future de ce co-partenariat si l’on veut qu’il puisse durer dans le temps. Comment ne pas rappeler qu'au Maroc, l'usine Renault de Tanger produit deux nouveaux modèles Entry (entrée de gamme) : la famille Dacia Lody et un petit véhicule utilitaire, également décliné en version véhicule particulier. Ce site industriel permettra d'augmenter les volumes et d'élargir l'offre de la gamme M0 sur une ligne de production à capacité de production annuelle de 170 000 véhicules ; à terme, la capacité passera à 400 000 véhicules/an. Par ailleurs, les impacts sur l'environnement de l'usine Renault de Tanger sont réduits : les émissions de CO2 sont réduites de 98%, soit environ 135 000 tonnes de CO2 évitées par an. Ces résultats ont été obtenus grâce à des innovations dans les différentes étapes de fabrication, à l'utilisation d'énergies renouvelables ainsi qu'à une gestion optimisée du cycle de l'eau.
Quelles perspectives pour l’usine Renault-Algérie ?
Dans la pratique des affaires internationales, les firmes sont autonomes dans leur management stratégique. Les managers sont responsables devant leurs actionnaires. Il faut que cette unité soit rentable pour la France et l’Algérie. Dans la pratique des affaires, les sentiments n’existent pas et cela concerne tous les investisseurs qui veulent s’installer en Algérie : Chinois, Arabes, Américains, etc. D’où l’importance de développer les relations en réseaux, des relations interentreprises et d’impliquer la société civile et les universités. Soyons réaliste : ce sera une unité non rentable, à court terme, l’Algérie supportant les surcoûts, donc des subventions qui doivent être transitoires. A court terme, ces surcoûts seront supportés par le Trésor via les hydrocarbures qui génèrent 98% des recettes en devises, pouvant être assimilés au coût de la formation et du transfert technologique, afin que les Algériens sachent construire une voiture par eux-mêmes. Le taux d’intégration souhaitable à terme devrait être au maximum de 50% à 60% ; en cette ère de mondialisation, n’existe nulle part dans le monde une firme avec une intégration de 100%, et ce, afin de réduire, grâce à la sous-traitance par des réseaux décentralisés, les coûts et être compétitifs. Le taux d’intégration de 42% au départ qui avait été annoncé par l’ex-ministre du secteur à l’occasion de la signature de l’accord ne sera effectif qu’au bout d’une certaine période à la lumière du complexe de véhicules de Rouiba dont le taux d’intégration ne dépasse pas 20%, malgré plusieurs assainissements financiers. Aussi, l’Algérie devra prévoir une formation adéquate dans les techniques de pointe, car on ne construit plus une voiture comme dans les années 1970/1980. Comme il ne sera jamais question que Renault supporte les surcoûts aussitôt les avantages fiscaux et financiers arrivés à terme. Pendant la période d’exonérations fiscales et d’avantages accordés par le gouvernement algérien, l’unité pourrait tenir face à ses concurrents. Mais aussitôt les avantages arrivés à terme, cette unité devra rembourser ses emprunts et payer ses charges fiscales, et ce, dans le cadre de la règle 49/51. A ce moment-là, l’unité ne peut être rentable avec une capacité si faible. Aussi, les négociations entre le groupe Renault et l’Algérie doivent porter, outre sur le transfert technologique et managérial, ce que mon ami le professeur Jean-Louis Guigou, délégué de l’Ipemed qualifie de «colocalisation», un partage de la valeur ajoutée entre la France et l’Algérie, sur d’autres gammes avec une capacité extrapolée à l’horizon 2020 d’un minimum de 200 000 à 300 000 unités par an. Si ces prévisions se réalisent, la capacité sera excédentaire, forcément dans la mesure où nous sommes dans une économie ouverte où vous ne pouvez imposer aux consommateurs algériens d’acheter Renault, l’Algérie ayant bon nombre d’autres marques via les concessionnaires. D’où la nécessité pour la fiabilité de ce projet des exportations à travers les réseaux internationalisés de Renault/Nissan, l’Algérie n’ayant pas de pratiques commerciales internationales. Dès lors se posera lors la règle des 49/51, qui ne sera pas opérationnelle pour une firme internationalisée comme Renault/Nissan, laquelle se conformera aux règles de l’Organisation mondiale du commerce, la voiture étant une marchandise soumise à la concurrence internationale et surtout commercialisant une marque.
Augmenter les capacités et le transfert technologique et managérial
Pour la pérennité de l’usine Renault-Algérie, il s’agira de favoriser l’émergence et l’interaction positive des différentes parties prenantes composant les organisations, que ces parties prenantes soient internes (salariés, managers) ou externes (fournisseurs, clients), du fait que l’économie est de plus en plus ouverte et que les firmes travaillent avec des parties prenantes éparpillées à travers le monde. D’où l’importance pour Renault-Algérie du management des connaissances (knowledge management) qui requiert plus que jamais la maîtrise appropriée de technologies de l’information et de la communication (TIC). Dans cette perspective dynamique, d’adaptation à ces mutations, les réponses apportées doivent favoriser les pôles d’activité compétitifs et dynamiques, d’autant plus que l’Algérie, face aux nouvelles mutations énergétiques mondiales, doit penser d’ores et déjà à la transition énergétique avec l’épuisement de ses ressources d’hydrocarbures traditionnels à l’horizon 2030. Pour l’Algérie qui possède d’importantes potentialités, il devient impérieux de relancer son tissu productif et cette usine doit s’inscrire dans le cadre d’un co-partenariat gagnant-gagnant en investissant dans l’économie de la connaissance. Le projet de Renault en Algérie, et d’ailleurs de tout autre projet restructurant, doit permettre d’accroître la valeur ajoutée interne et créer des emplois productifs et non des emplois rentes, face à la concurrence internationale. Cela est lié intiment à l’Etat de droit et au renouveau de la gouvernance. Il faut placer l’entreprise et le savoir au cœur de la stratégie, devant cibler à terme l’exportation, notamment vers le continent africain qui à l’horizon 2030 sera le continent qui dynamisera l’économie mondiale.
Dr Abderrahmane Mebtoul
 

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