Le Maroc : quel avenir ?

Mohammed VI est quasiment actionnaire dans toutes les grandes entreprises publiques et privées du royaume, et même des multinationales auxquelles il a offert toutes les facilitations moyennant une entrée au capital. Le roi du Maroc fait généralement parler de lui de deux manières : soit par rapport à sa politique répressive contre ses opposants et la pratique de la torture contre les Sahraouis. Ou alors sur ses sous et ses dessous… Cette fois aussi, il est mis sous les projecteurs de médias grâce à l’épaisseur de son carnet de chèques. Le magazine américain Forbes, dont il est un abonné des classements, vient de le «caser» à la première position des cinq rois les plus fortunés du continent africain. Avec une fortune estimée à plus deux milliards de dollars, le roi Mohammed VI est en tête de ce classement. Le très célèbre magazine américain explique dans son dernier classement, publié mardi dernier, que la richesse du souverain alaouite provient de son contrôle de la Société nationale d’investissement (SNI), dont les actifs sont estimés à plus de 10 milliards de dollars. Le roi détient au moins 50%, d’après certaines sources, du capital de cette immense holding publique qui contrôle une bonne partie de l’économie marocaine.
«Roi des pauvres»… tu parles ! Du coup, le monarque qui se fait appeler abusivement «roi des pauvres» est devenu, depuis son accession au trône en 1999, l’homme le plus riche de son royaume et même plus riche que certains monarques du Golfe. Cette fortune de M6 a provoqué de gros soupçons sur son origine au point de devenir une grande curiosité des journalistes. Il y a tout juste une année, les journalistes français Catherine Graciet et Eric Laurent ont écrit un livre explosif sur Mohammed VI avec ce titre évocateur : «Le roi prédateur, main sur le Maroc». Il y racontent dans le menu détail comment le «roi des pauvres», sixième au rang des monarques les plus fortunés du monde, a assuré sa mainmise sur les sphères économiques de son pays, «dont il est premier banquier, premier assureur et premier agriculteur».
Le riche et les pauvres
Cela étant dit, Mohammed VI écrase la concurrence dans le classement de Forbes, puisque la deuxième place au hit-parade des rois friqués est revenue très loin derrière à Oba Obateru Akinrutan, un roi traditionnel de terres Ugbo, dans la région sud-ouest du Nigeria. Sa fortune est estimée à 300 millions de dollars. Oba Okunade Sijuwade, roi traditionnel d’Ile-Ife, une ville située dans l’Etat d’Osun, dans la région sud-ouest du Nigeria, occupe la troisième position avec 75 millions de dollars, suivi par Mswati III, roi au Swaziland, dont la fortune est estimée à moins de 50 millions de dollars. Le 5e roi le plus fortuné de l’Afrique est Otumfuo Osei Tutu II, roi d’Ashanti du Ghana, dont la fortune est estimée à 10 millions de dollars. Ces quatre rois même réunis ne font pas, comme on le constate, le poids face à M6 et ses deux milliards de dollars. Pendant ce temps, ses sujets sont écrasés par des conditions sociales insupportables ponctuées par des pénuries et des hausses prix des produits de consommation et des carburants. Un paradoxe très marocain.
Pourquoi le Marocain ne s’aime pas
«Corrompu, corrupteur, menteur, servile, hypocrite, faux, non ponctuel, paresseux, absentéiste, partial, cupide, sans parole, impoli, indélicat, agressif, maltraitant, incivique, bruyant, polluant, irresponsable, parlant à haute voix en public, n’admettant pas ses fautes… le Marocain est ainsi… Ici et maintenant.» Ces mots, écrits en 2009 par le sociologue marocain Abdessamad Dialmy, résument l’image qu’ont les Marocains d’eux-mêmes. Comment voulez-vous que quelqu’un qui se perçoit ainsi, qui se sent ainsi, arrive à s’aimer ? Il y a un refus perpétuel de soi, refus qui débouche sur le refus de l’autre Marocain, semblable. Ne pas s’aimer soi-même renvoie à un profond sentiment de frustration et relève de privations diverses. Il en découle des comportements agressifs, au quotidien, qui vont de la simple incivilité ou impolitesse, à l’agression verbale et physique. Décryptage.
Enquête de Tel Quel, journal marocain, du 29 août 2012
Casablanca, boulevard Abdelmoumen, 9h du matin, dans un petit taxi. L’atmosphère intenable est caractéristique d’une conduite en heure de pointe. Depuis la banquette arrière, une trentenaire BCBG fixe le compteur. Son regard se fait plus insistant à mesure que le véhicule s’enfonce, travaux du tramway obligent, dans des détours accommodants pour son conducteur, mais coûteux pour ses trois passagers. La jeune femme flaire l’arnaque. Certes, l’avenue est sens dessus dessous, mais elle n’en reste pas moins praticable. Le chauffeur ne chercherait donc qu’à gonfler une course déjà amortie par le premier client. Arrivée à destination, elle fait semblant d’ignorer le compteur et préfère s’enquérir verbalement du montant de la course, des fois que le chauffeur lui annoncerait un prix inférieur, aligné sur ce qu’elle paie d’habitude. Ce dernier lui annonce le prix tel qu’affiché, qu’elle paie la mine décomposée, avant de sortir et de claquer violemment la porte en grommelant «tfou âla k7al rass», une insulte à laquelle il répond en beuglant «jiâana», non sans postillonner sur son pare-brise. Cette scène est révélatrice d’un mal qui ronge les Marocains, celui du désamour de soi. Ils ne s’aiment pas et placent leur haine dans leurs concitoyens dès lors que la situation le permet. La cliente insulte le groupe ethnique auquel appartient le chauffeur et dont elle fait elle-même partie, et le chauffeur la traite de crevarde alors que c’est lui le voleur dans l’histoire, pour l’avoir escroquée en toute impunité. Les deux projettent l’un dans l’autre ce qu’ils n’osent pas se reprocher à eux-mêmes, bien qu’ils en soient conscients.
Je ne t’aime pas parce que je ne m’aime pas
«K7al rass», «tfou âla blad», «lmaghrib dima lor lor»… autant d’invectives qui ont pour dénominateur commun le Marocain. Le Marocain ne s’aime pas parce qu’il est marocain, et de fait, n’aime pas son semblable. Il projette sur l’autre son propre ressentiment car «la perception qu’il a de lui-même et de l’autre est dévalorisante. Ce qu’il n’aime pas chez lui, il ne peut pas l’aimer chez l’autre», note le sociologue Abdessamad Dialmy. «Nous vivons dans une situation de marasme, affirme quant à lui le psychologue et sexologue Aboubakr Harakat. On ne peut pas s’aimer lorsqu’on veut littéralement fuir son pays.» Pour lui, plus fort encore que la haine de soi, le Marocain s’en veut de ne pas réussir à devenir meilleur. Il s’en veut de faire partie d’un système où l’enseignement est défaillant, où la corruption fait loi, où il n’a aucun référentiel d’identification. «L’amour de soi ne peut aller qu’avec le civisme et le respect», poursuit le psychologue. L’analyse du professeur Dialmy touche directement à l’identité du Marocain : «Quel est le pourcentage de la religion, de la modernité, du sexe dans l’identité plurielle du Marocain ? On ne connaît pas ce dosage.» Aussi, notre compatriote serait plus enclin à se focaliser sur la mauvaise réputation, vraie ou fausse, qu’il traîne à l’étranger, et compenserait par un patriotisme ostentatoire, artificiel et primaire. «Que veut dire fier d’être marocain ?» interroge Dialmy. Est-ce brandir le drapeau, applaudir les victoires des sportifs et saluer le succès des Marocains à l’étranger ? Trop superficiel pour être sincère, selon le sociologue. «Et encore, nuance Harakat, on peut afficher ce semblant de fierté en disant : oui, mais moi aussi, si j’étais à l’étranger, j’aurais pu faire pareil, au moins.» Paradoxalement, donc, le Marocain se dénigre et affiche sa sensibilité patriotique, à fleur de peau. «Le drapeau, ce vert et ce rouge sont peut-être le seul dénominateur commun qui nous reste et sur lequel on s’accorde, parce qu’on a le sentiment d’être perdus ailleurs», avance le psychologue. L’avis de Dialmy est plus tranché : «On ne peut être fiers de notre pays que s’il nous traite en tant que citoyen, quand l’Etat nous garantit ses services sociaux. Lorsqu’on voit qu’une minorité monopolise les richesses du pays, que l’élite politique se reproduit et reste au pouvoir, il n’y a pas de quoi être fier. Le Marocain le sait et le vit au quotidien.»
On préfère le blanc
S’il ne s’aime pas, le Marocain montre l’étranger comme exemple, préfère l’Occidental au compatriote. Modèle suprême de la rectitude et de la convenance, les exemples de discrimination au profit de l’étranger ne manquent pas : du propriétaire qui préfère louer à des expatriés, sous prétexte qu’ils seraient plus propres, à l’hôtelier qui s’adresse au moins foncé d’un couple mixte, en passant par l’employeur prêt à payer le double à un candidat dont le patronyme est à consonance étrangère, ces pratiques sont monnaie courante dans le plus beau pays du monde. «On préfère au Marocain un Français ou un Allemand, plus compétents et honnêtes. Il peut arriver qu’un Marocain soit compétent, mais ça ne suffit pas, on se dit que sa parole ne sera pas tenue, que sa ponctualité et son rendement ne sont pas garantis. On le constate dans l’administration publique, où des vestes attendent sagement sur des chaises leurs propriétaires absents», souligne Abdessamad Dialmy. Ce n’est pas qu’une question d’honnêteté. Pour nos concitoyens, l’Occidental est le mètre étalon du meilleur tout court. «Jiti b’hal chi nasrani» et «jiti marroki» sont les deux extrêmes de l’échelle de l’évaluation esthétique à la marocaine. Ne qualifie-t-on pas de «gawriya» une mentalité atteignant des sommets paroxystiques d’ouverture ? Pour Aboubakr Harakat, cette autodévalorisation serait une manifestation du complexe du colonisé. «C’est notre fierté qui est mise en berne. On est encore rattachés mentalement à celui qui est au nord.» On ne l’aime pas pour autant : il a beau être plus riche et plus moderne, l’Occidental n’est pas musulman, et le musulman est «forcément meilleur», puisqu’il est dans la voie de Dieu, pour reprendre les termes d’un internaute marocain. De l’avis du journaliste, écrivain et dramaturge Driss Ksikes, cette résurgence du protectorat serait plutôt une démonstration de sournoiserie sous couvert de génuflexions. «C’est beaucoup plus complexe que ça. Avec le temps, les Marocains se sont aussi rendu compte qu’il y a des étrangers arnaqueurs. Ça va dans les deux sens, le Marocain sait que l’étranger l’exploite et fait de même. Il va même jusqu’à vendre son image comme étant quelqu’un de meilleur pour maximiser son profit», pour mettre en exergue le fossé entre ce qui est communiqué et ce qui est pensé. Il suffit de se promener dans n’importe quelle grande ville pour le constater : les touristes étrangers sont escroqués en toute impunité pour peu que leur faciès trahisse leurs origines. «Les deux seules fois où je suis venu au Maroc, j’ai eu ma dose de taxis au tarif de nuit en plein jour et des garçons de café qui se servent tout seuls dans ma monnaie pour leur pourboire», témoigne Mathias, un jeune Français de 27 ans. Quant aux comparaisons auxquelles se livrent les Marocains avec le monde arabe et le racisme manifeste envers les autres peuples d’Afrique, c’est une tout autre paire de manches…
Quid de la méfiance ?
«Je ne fais même pas confiance à mon propre frère, et tu crois que je vais te prêter de l’argent ? Tu crois que je ne connais pas f3ayel lemgharba ?» Voici comment Ahmed, 33 ans, clôt la conversation entamée quelques minutes plus tôt par son voisin, venu lui emprunter quelques centaines de dirhams pour régler ses factures d’eau et d’électricité. Ce bref échange est symptomatique des rapports sociaux au Maroc. Si le cliché du Marocain serviable et hospitalier a bon dos, il traîne aussi une réputation de tricheur, louvoyeur, indigne de confiance. Pour Abdessamad Dialmy, la méfiance règne en morale : «Comme toutes les corruptions sont possibles, le Marocain vit sur ses gardes. Tant qu’il ne coupe pas avec les mauvaises traditions, les survivances, le népotisme et le clientélisme, il aura toujours peur d’être volé, arnaqué, agressé, violenté, emprisonné, trahi.» Et agira en conséquence. Cette méfiance, pour Driss Ksikes, est une répercussion directe du «mépris sous-jacent de ceux qui sont injustement détenteurs de privilèges». En somme, une hogra inversée, dirigée contre ceux qui la pratiquent. C’est ce «sentiment de prédation autorisé et orchestré», pour reprendre les mots de l’écrivain, qui pousse les Marocains à ne pas se faire confiance, parce que conscients des vices de leurs semblables. «Entre Marocains, on se comprend, on se connaît par cœur. Dans le sens où je peux fermer les yeux sur une duperie, tout en sous-entendant à l’autre de ne pas exagérer, mat3ye9ch quoi», affirme Morad, étudiant. Il ajoute : «Je sais que l’autre peut me faire un sale coup, tout comme je sais que, de toutes les façons, je pourrais en faire de même. Chacun ne cherche que son propre intérêt.» C’est ce que notre dramaturge appelle un «marché de dupes consentants» : aussi durs que soient les Marocains envers eux-mêmes, il y a un accommodement perpétuel, un marchandage quasi permanent dans les pratiques quotidiennes et sociales. «On a souvent l’impression que les gens sont ouverts, blagueurs, qu’ils se lient rapidement d’amitié. Tout cela est artificiel», tonne Abdessamad Dialmy, pour expliquer que derrière une façade d’ouverture, le Marocain est constamment sur ses gardes, car «comment voulez-vous que l’on fasse confiance à l’autre, si l’on n’a aucune confiance dans nos institutions ?» Pour Aboubakr Harakat, toutes les frustrations du Marocain viennent d’en haut. Même son de cloche du côté du sociologue, qui estime que «la base de confiance, c’est l’Etat», et que ce dernier n’honore pas son contrat. «C’est comme si le sens du collectif n’existait pas. Le registre de l’individualisme est poussé à l’extrême, et nous avons l’impression de fonctionner en silos», explique Driss Ksikes. Selon ce dernier, plus qu’un manque de confiance ambiant, notre société souffrirait d’une «violence sourde, épidermique, à la lisière du réel et à peine visible, qui fait irruption de temps en temps».
Fatalité vs dignité
L’autodévaluation de nos concitoyens va souvent de pair avec un sentiment de fatalité. Des expressions telles que «les Marocains ne changeront jamais», «on n’est bons qu’à râler», «ghir khalliha 3allah» sont presque devenues des tics de langage. Comme si le peuple parlait d’une seule et même voix passive, conscient de ses maux et incapable de s’en dépêtrer. Pour Driss Ksikes, c’est parce que les gens ne se regardent pas en face et sont en fuite permanente. Nous serions donc dans le «règne de l’à peu près», où l’approximation n’est plus une tare, mais une espèce de norme hybride, celle du «ghir 3addi, sellek, 7na fel Maghrib» (comprenez, laisse courir, fais avec, nous sommes au Maroc). Abdessamad Dialmy explique que si le Maroc jouit d’une image positive par rapport aux autres pays arabes, de par son ouverture démocratique, cela ne joue pas dans l’imaginaire, au niveau de la sensibilité quotidienne du Marocain. «Malgré l’ouverture politique, le Marocain n’a pas gagné grand-chose au niveau de l’estime de soi. Au contraire, elle a été accompagnée par une mauvaise instrumentalisation de la liberté.» Une ouverture de façade, encore une fois, dans un pays rongé par la corruption et l’injustice. «Lorsqu’on compare les chansons des années 1970 et celles d’aujourd’hui, on se rend compte que le malaise était politique et qu’il est aujourd’hui socioéconomique», analyse Aboubakr Harakat. Si le sexologue estime que le mal-être n’est pas simplement l’apanage des Marocains, il soutient mordicus que «l’on a plus de liberté pour s’exprimer, mais l’on vit toujours aussi mal au quotidien». «Les Marocains sont en souffrance psychologique, il suffit de consulter l’enquête du ministère de la Santé sur la santé mentale», assure-t-il. On déprime, notre image de nous-mêmes est détériorée et, oui, nous sommes schizos : «Pas dans le sens psychopathologique, mais nous souffrons clairement d’un dédoublement de la personnalité», explique Harakat. Outre le tiraillement entre tradition et modernité, il y a une envie d’aller de l’avant tout en prônant l’apathie. «On voudrait que les choses changent sans y participer. On use et abuse de passe-droits quand on peut le faire. Nous sommes habitués à l’assistanat économique et mental», résume le sexologue. Une note d’espoir, cependant : «Aujourd’hui, il y a encore le 20 février qui peut nous réveiller. Les Marocains, pendant 40 ans, ont, comme le roseau, plié sans rompre. Bien sûr, ça ne s’est pas passé sans heurts.» Et là, un seul mot revient : dignité. Scandé au Maroc et dans tout le monde arabe lors de son printemps, devenu synonyme de liberté, cet appel à recouvrer la dignité est peut-être la première étape pour réussir à s’aimer soi-même. Pour Ksikes, «c’est être debout, avoir une colonne vertébrale, ne pas courber l’échine ou faire courbette pour obtenir un droit. C’est être un humain dans une cité qu’il construit, où il ne se sent pas subalterne au service de maîtres qui tiennent les lieux». Et de conclure : «La dignité, c’est l’antithèse de la servitude.» En attendant de s’aimer, on peut déjà aimer l’idée.
Mohamed Niar
Chroniqueur, éditorialiste, rédacteur en chef (hebdomadaire socioculturel)

 

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