La guerre d’Algérie dans l’armée française : un volet méconnu de notre histoire (II)

L’histoire des prolongements de la lutte de Libération nationale au sein même de l’armée française reste à écrire. L’épisode de la lettre dite «lettre des 52 officiers de l'armée française» et des péripéties qui l’ont suivie commencent à être découverts par bribes. On apprend ainsi que cette lettre a été écrite en accord avec des responsables du FLN de la Fédération de France. Le contact était établi avec Salah Louanchi et Mohamed Lebjaoui (tous deux arrêtés fin février 1957). Anciens responsables de la Fédération de France du FLN, Ali Haroun et Ahmed Doum se souviennent qu’avec d’autres responsables, ils avaient eu vent, à l'époque, de cette affaire qui a servi de trame au lieutenant Abdelkader Rahmani pour la rédaction de son livre intitulé «L’affaire des officiers algériens», un livre témoignage sur la condition d’officier «indigène» dans l’armée coloniale française. Une discrimination flagrante les excluait des écoles qui forment l’élite militaire et les confinait en temps de paix au rôle d’officiers du service général, «aux attributions multiformes : surveiller les «méchouis», servir le «kahoua», «gendarmer le quartier» et en temps de guerre à être la chair à canon. Cette inégalité, en principe inadmissible dans une armée républicaine, est bien résumée dans un passage du livre : «Les soldes des Algériens et des Français n'étaient pas identiques. A grade égal, même avec une ancienneté, une instruction, des aptitudes supérieures, le commandement revenait de jure au gradé français. Un sous-lieutenant français accédait au grade de lieutenant par promotion automatique au bout de deux ans, alors qu'il en fallait quatre, ou davantage, pour un Algérien. Interdiction à un Algérien d'instruire ou de commander un Européen.» C’est la traduction dans l’armée française du code de l’indigénat appliqué aux Algériens dans leur pays soumis à la domination coloniale. Cette humiliation a sans doute contribué à raviver en eux le sentiment national d’appartenance à l’Algérie, leur pays colonisé. Le clash sera finalement provoqué le 1er novembre 1954 par la guerre de Libération nationale : deux camps s’affrontent, celui de l’oppresseur colonial dont ils servent l’armée, et celui des opprimés dont ils sont issus et qu’ils risquent de combattre. Dans son livre, le lieutenant Abdelkader Rahmani raconte comment, en 1956, alors qu’il est au Liban, il constate la «déshonorante déchéance» de la France engagée dans une guerre qui met à feu et à sang l’Algérie. C’est à ce moment qu’il a «basculé» : «Guy Mollet conspué en Algérie, l’arraisonnement de l’avion de Ben Bella, Suez, la "pacification" en Algérie… Dès lors, je refusai de prêter mon concours à un système voué à l’échec, et qui, en outre, portait atteinte à ma dignité et à celle de mes compatriotes… C’est là que j’ai basculé.» Mais il n’a pas l’intention de déserter, une solution facile et à sa portée au Liban, rappelle-t-il. Il décide d’entrer en désobéissance avec son grade et l’uniforme français et d’en référer au premier magistrat de la République, chef suprême des forces armées. En 1957, il écrit sa fameuse lettre au président français que 51 autres officiers algériens de l'armée française signeront avec lui pour demander de les exempter de participer à la guerre contre le FLN. Il multiplie les rencontres avec des personnalités du monde politique pour leur faire savoir que «nous ne pouvons plus supporter que notre pays soit à feu et à sang, que nos parents soient massacrés par des hommes portant un uniforme qui est également le nôtre». Leur démarche fut vaine. La position de la France avait été résumée dès le 5 novembre 1954 par François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur qui a clamé devant la tribune de l'Assemblée que «la rébellion algérienne ne peut trouver qu'une forme terminale : la guerre». Pour lui, «l'Algérie, c'est la France». Devant leur échec, la plupart des officiers algériens signataires ont démissionné, beaucoup ont rejoint l'ALN et d'autres ont été emprisonnés, dont l’auteur de la lettre, Abdelkader Rahmani. Ce fait important de l'histoire de la guerre de Libération nationale est occulté dans notre pays. Or, cette lettre et les événements qui suivirent ont été un des facteurs déclencheurs de la désertion d'un très grand nombre d'Algériens enrôlés ou engagés dans les rangs de l'armée française, lesquels ont rallié la Révolution. Ils étaient 15 000 ! Le lieutenant Abdelkader Rahmani ne sera pas parmi ceux qui changent de camp pour combattre l’armée française. Début mars 1957, il est arrêté, accusé de vouloir démoraliser «son» armée ; sa carrière militaire est finie. Suprême humiliation : en mai 1957, il est libéré pour être affecté au centre d’instruction des parachutistes de Castres comme instructeur de recrues destinées au 13e dragon, une unité combattante qui sert dans la guerre d’Algérie contre les moudjahidine, en Kabylie. Il en prend conscience et son drame est immense : «J’instruis des hommes qui vont tuer mes frères de sang, saccager ma province…» Il finit par démissionner de l’armée française en septembre 1957, en même temps que les cosignataires de la lettre. Peu après, le lieutenant Abdelkader Rahmani est de nouveau arrêté et ne sera libéré qu’en février 1959. Il écrit et publie le récit de cette partie de sa vie, en particulier l’échec de sa tentative de médiation entre l’armée française et l’ALN, dans le livre «L’affaire des officiers algériens» qui paraît aux éditions du Seuil en 1959.
Houari Achouri
 

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