Une contribution du Dr Kennouche – D’Ifri au MAK : psychogenèse du «syndrome de la Soummam»

Comment ne pas établir un lien évident entre le complexe de la Soummam et les tirs croisés sur tout ce qui bouge et qui vient de Kabylie, sans risquer de sombrer dans un nombrilisme nauséabond ? Comment ne pas voir un lien direct entre le complexe de la Soummam et ce nouvel anti-kabylisme qui fuse de toute part ? Lorsque les moudjahidine furent réunis en conclave au centre de la Kabylie par Larbi Ben M’hidi et Abane Ramdane, dans la vallée de la Soummam, afin de relancer la révolution, ils ne pensèrent pas un instant que cet acte fondateur allait créer dans la psyché arabe d’Algérie un complexe sans précédent, qui aujourd’hui encore diffuse ses relents anti-kabyles comme un mode d’exercice du pouvoir. Quoi, une renaissance arabe proclamée en pleine Kabylie, entre quelques oliviers, une maudite étable et un cheptel de chèvres rachitiques ! Dur à avaler, impossible à ingurgiter, une nausée existentielle à n’en plus finir. Ce viol de la conscience arabe n’était sûrement pas l’objectif de ces braves chefs kabyles qui ne demandaient pas tant que de remettre en question un leadership civilisateur éprouvé par des siècles de règne. Par un miracle du destin, un nouveau Baghdad, un nouveau Damas fut érigé, cette fois, non plus en terre arabophone, mais à Ifri, pauvre village perdu sur les contreforts du Djurdjura, en petite Kabylie. Dieu en aurait-il voulu ainsi ? Apparemment oui, c’était écrit qu’une grande nation arabe algérienne renaîtrait en… Kabylie.
Ifri ou la nouvelle Médine
Le séisme est terrible, profond, la faille énorme, mais nos pauvres paysans kabyles ne réalisent pas encore à ce jour que cette nouvelle Médine est un os qui ne passe pas dans les consciences arabes. Pauvres paysans, ne comprenez-vous donc pas qu’à vouloir briller plus qu’il n’en faut, vous obtenez l’effet inverse de vos grandioses intentions. Mais c’était écrit et Dieu ne se trompe jamais. Une réunion légendaire pour tous les Algériens continue d’être perçue par des élites politiques comme le centre de gravité d’un tsunami dont on ne finit pas d’en ressentir les ondes de choc. De vulgaires peuplades berbères d’Afrique du Nord ont remis en question l’ordre politique mondial dans les années 50 à Ifri, chez les Ouzellaguen, surpassant toutes les nahdas arabes du Liban, de l’Egypte et de Syrie ? Pauvres diables de Kabylie, n’était-ce pas là oser l’impensable, le défi d’une nation prestigieuse dont la langue remonte à Dieu ! Les secousses de la honte continuent de frapper comme de puissantes lames de fond, que nos frères arabes doivent avaler comme on prend la tasse et qu’il leur faut désormais recracher. Un congrès de moudjahidine à Ifri ! Et puis quoi encore ? Il y a La Mecque, Médine, Damas, Baghdad, El-Qods el-arabi, et puis basta.Ifri, un caillou au bout du monde, quelle gifle ! Dieu est sage et puissant dans ses décrets, mais il faudrait quand même faire preuve d’empathie et se mettre dans la peau d’un chef d’Etat arabophone qu’il soit d’Algérie ou d’ailleurs pour réaliser toute la douleur ressentie dans l’acte de célébration du congrès de la Soummam. Les pentes de Kabylie longues, sinueuses, interminables rendent le supplice plus cruel : que de visages étrangers à rencontrer, que de vieilles femmes à embrasser sans espérer quelques paroles glorificatrices en arabe, que de vieux paysans méprisables à saluer en guise de fausse reconnaissance. Vous autres, combattants kabyles de Dieu, mettez-vous un peu à notre place, nous qui devons chaque année faire ce pèlerinage forcé là où on s’attendait le moins à une résurrection nationale ! A fa lâ taâqiloun? N’êtes-vous pas conscients du mal que vous créez par ce supplice annuel que vous nous infligez et par cette page monumentale que Dieu vous a ordonné d’écrire, mais qui a créé un malaise dans notre civilisation? Alors, comment guérir de ce complexe profond nourri en terre arabe contre cette partie du monde qui n’en demandait pas tant ? La pilule est trop amère, on peut faire des efforts, certes, mais vraiment là, cela ne passe pas, avec toute la bonne volonté du monde, chers frères kabyles, mettez-vous à notre place un tant soit peu, un îlot berbère devant l’océan arabe. Imaginons un instant un Boumediene, un Ali Kafi et un Bouteflika gravir les pentes du massif kabyle, vers Ifri, en pleine conversation : «Ali, tu es sûr que c’est là, ce n’est pas la bonne qibla. Mais si, ne t’inquiète pas, Houari, et puis, ce soir, on est rentrés. Qu’est-ce qu’on va manger ? Du sanglier ? Mais non, penses-tu, il y aura du bouzellouf, ils savent le faire comme chez nous tu verras.» Trêve de plaisanterie, car quelque 50 ans plus tard, l’anomalie n’est pas résolue, et est même amplifiée à la sauce tlemcénienne, où, semblerait-il, les répliques sismiques sont vécues comme des coups de rasoir, au point que le clan Bouteflika n’hésiterait pas un instant à réécrire l’Histoire afin que l’affront cesse pour toujours. Mais comment faire ? Depuis que Tlemcen règne sur Alger, le syndrome de la Soummam devient encore plus insupportable. Le supplice à l’ouest s’est même généralisé à tout ce qui viendrait de l’oriental algérien, sans doute à cause déjà de l’anomalie Ben M’hidi, propulsé par la révolution dans les confins de l’Algérie occidentale. Il est vrai qu’Ifri, c’est derrière les montagnes, là-bas au loin, où on ne va jamais. C’est une terre inconnue, un désert des Tartares, une espèce de rub el-khalien Ifriqiyaqui n’attire que les hurluberlus. Déjà qu’un Chaoui est venu nous réveiller, il faudrait encore aller en pèlerinage en Kabylie. Moi, l’Arabo-Andalou, témoin vivant de Cordoue, Grenade et Tlemcen, aller rendre grâce à des révolutionnaires enguenillés dont je ne comprends pas même l’idiome, wach bik? Comment donc ai-je pu être maudit par Dieu au point d’être obligé à un tel rabaissement, à une telle humiliation, qu’ai-je donc pu faire au bon Dieu pour le courroucer, à telle enseigne qu’il me faut aller chez les ploucs, les kwavas, et prendre mot avec eux autour d’un sordide repas ? Au-delà de ce monologue intérieur fort plausible, le clan présidentiel souffrirait même de rétablir l’Histoire par tous les moyens depuis qu’il est au pouvoir, dans une tentative de rompre avec ce supplice de la Soummam qui dans les consciences ouvre la voie à toutes sortes de dérives politiques visant à la destruction d’une réalité qui dérange. L’antikabylisme de Bouteflika est légendaire et traduit ce complexe de la bravoure que de pauvres paysans kabyles et chaouis ont par bonheur ou par malheur nourri à leur insu, et avec l’aide de Dieu, pendant la guerre d’Algérie. La proclamation d’une révolution nationale et intégrale à Ifri s’est heurtée à la prise de conscience d’une anomalie pathologique, celle de l’impossibilité de défier les grands centres de la pensée religieuse et politique arabes tels que la Zitouna, El-Azhar, Damas, Baghdad. Qu’un tel congrès si déterminant pour la continuation de la révolution ait lieu ailleurs que dans les grandes villes citées n’a jamais véritablement convaincu les grands leaders arabes. Bouteflika, plus que quiconque, s’en donnera à cœur joie pour amoindrir un fait exceptionnel et redorer le blason d’un djihad essentiellement arabe. Depuis quelque temps, alors que la Kabylie sommeillait comme toutes les autres régions d’Algérie, on commença à la stigmatiser en laissant libre cours à des revendications autonomistes comme pour dire que les héritiers d’Ifri ne sont finalement pas de si bons Algériens, et qu’ils n’ont jamais été dignes de porter le flambeau de la révolution : belle trouvaille, qui vient à point nommé. La désacralisation d’Ifri a été rendue nécessaire par ce complexe de la Soummam politique, qui sous couvert d’acceptation de la berbérité n’en cachait pas moins une volonté affichée de discréditer la loyauté algérienne des Kabyles. Ifri, vécu comme une nausée insupportable, est donc la cible nouvelle d’une falsification thérapeutique qui vise à un double objectif : détruire la prééminence symbolique du congrès de la Soummam en invoquant son déficit démocratique, sa non-représentativité (on peut le comprendre) et en créant une contestation kabyle virtuelle qui viendrait valider cette thèse absurde. Ah ! vous voyez bien qu’Ifri est une erreur de l’Histoire puisque maintenant vous en trahissez l’esprit ! La présidence Bouteflika voudrait en finir avec ce syndrome maladif, anomalie historique qui ne fait pas droit à la légitimité arabe de conduire les nations musulmanes sous leur commandement. Il faut donc salir cette image immaculée de la résistance berbère qui outrepasse ses droits et ses obligations en osant se déclarer plus royaliste que le roi : «Ah ! ils sont plus vaillants que nous, leur djihad n’est pas arabe, eh bien, ce seront tous des sionistes ! Ces pauvres Berbères, pourtant si audacieux, si respectueux de la justice divine, n’avaient qu’à attendre les ordres du Caire, de Tripoli, de Tunis, ou d’ailleurs, et ne pas précipiter les choses.On n’en est maintenant à devoir gravir les monts kabyles pour rendre hommage à la gloire arabe. Non, ce n’est pas possible, abadan.»
Les nouveaux boucs émissaires du syndrome de la Soummam
Le reniement de la Soummam est subliminal, inconscient, symbolique. Il effleure la conscience politique algérienne des plus nationalistes et patriotes d’entre nous. La civilisation ne peut démarrer que de la ville arabe, n’est-ce pas, comme le décrivait si bien Ibn Khaldoun. Faire offense à l’urbanité arabe par l’émergence d’un centre rural et montagneux s’interprète comme une contre-histoire dont la violence oblige à une nouvelle interférence, à une rectification indispensable, mais aussi, malheureusement, à un nouveau koufr. Le complexe de la Soummam est vécu comme une profanation de la conscience urbaine arabe, issue de cette Médine salvatrice d’où repartit la conquête des esprits et des cœurs. C’est aussi par une vision en trompe-l’œil de cette résurrection médinoise que l’on parvient à discréditer toute une région en interpellant une poignée d’icônes comme des renégats de sorte à semer le doute sur le patriotisme de toute une région. Plus grave, alors que la Kabylie apparaît comme une goutte d’eau sans absolument aucun poids politique dans le vaste ensemble du monde arabo-musulman, on l’accuse insidieusement de se rapprocher du sionisme par le fait d’un individu égaré. On feint alors d’ignorer les autrement plus conséquents et importants actes de trahison que les Palestiniens (allez leur demander si c’est les Kabyles ou les Arabes qui ont retardé leur indépendance) ont dû supporter de leurs frères arabes, on grossit à la loupe là où c’est efficace, même si c’est faux : que nos fameux commentateurs jubilant à l’idée saugrenue de pouvoir retrouver du philosionisme bon marché en Kabylie aient la décence de le reconnaître. On voit la paille, la brindille dans l’œil du Kabyle mais pas la poutre (ou plutôt les poutres) dans celui de l’Arabe : pour mettre fin à Ifri, il faut accuser la bête de la rage qu’elle n’a pas. L’argument est tout trouvé, n’ayons pas peur des mots, nous avons un nouvel Israël à nos portes, de quoi révulser plus d’un moudjahid kabyle, que les nombreux cimetières de la Soummam abritent dans leurs tombes. Allah yastour!
Mais il faut encore que tous les mythes berbères soient rejetés : tout doit y passer, et même les chanteurs. On touche à la sensibilité individuelle en incriminant les personnes qui galvanisent les cœurs par leur musique populaire et universelle. En faisant feu de tout bois, le bouteflikisme se lance dans une vaste entreprise d’éradication de la pensée révolutionnaire algérienne née à Ifri. Il vise à une relocalisation des lieux symboliques de l’histoire de la libération par un déclassement du rôle fondamental des révolutionnaires kabyles. Déjà, on a habitué la conscience algérienne à s’élargir à d’autres villes que les bourgades de Kabylie, du Constantinois ou des Aurès : tel est né à Tunis, tel à Oujda, tel à Tanger, tel autre à Gafsa, on peut être algérien marocain comme Ben Bella, algérien tunisien comme Saïdani, mais algérien de Kabylie, pensez-vous ! Pour que revivent les faits d’armes arabes, on convoque alors l’espace géographique dans ses dimensions les plus vastes afin de noyer le centre du séisme et du syndrome, identifié en Kabylie. Voilà pourquoi, aujourd’hui, il est de plus en plus difficile pour un Kabyle de se défendre contre toute attaque aussi outrageuse soit-elle. Il est noyé lui et son petit village traditionnel dans le vaste monde fantaisiste que Bouteflika et ses comparses de France ont créé pour éteindre le flambeau de la ferveur nationaliste née d’Ifri. Alors, plutôt que de compatir faussement à cette douleur existentielle qui mine l’arabité en Algérie, il faudrait peut-être envisager d’employer les grands moyens en offrant à Tlemcen, Oran et Maghnia le fameux trophée de la nahda révolutionnaire.
Epilogue et solution
Pour que nos frères de Tlemcen, d’Annaba ou d’Oran ne soient plus en peine, et qu’ils ne souffrent plus de ce syndrome destructeur, on pourrait demander aux habitants d’Ifri qu’ils leur transfèrent la bâtisse historique où se tint la réunion fatidique, le temps de faire baisser cette fièvre anti-kabyle tapageuse. Concertez-vous afin de déterminer qui d’entre vous pourra avoir l’insigne honneur de recevoir en sa propre terre ces murs historiques provenant du cœur de la Kabylie rebelle. Soyez certains que nous autres va-nu-pieds de Kabylie verrions d’un œil patriotique ce départ vers d’autres cieux de la ferme où quelques hommes ont tout tenté pour que renaisse la pensée arabe sur les cendres du colonialisme. Alors, Nedroma, Tlemcen, Maghnia, Zouj Bghel, peu importe, si toute une nation se sentait mieux dans cette restitution symbolique aux vertus curatives arabisantes. Peut-être qu’effectivement, nous ne croyons pas si bien dire, et qu’un seul déplacement de l’édifice dans l’une de ces villes rendrait la vie à tout un peuple. C’est tant mieux. Prenez Ifri, son conclave, ses bâtiments, ses arbres, ses animaux, ses champs, ses galettes et ses sourires et transportez-les à El-Tarf ou à Zouj Bghel, le temps d’une cure qui rende à César ce qui lui appartiendrait. Les habitants de la Soummam et de toute la Kabylie ne rechigneraient pas à vous procurer ce dernier remède, par bonté de cœur, et, ce, sans référendum national : prenez tout et gardez tout jusqu’au jour dernier que Dieu nous réserve à tous. Et min fadhlikum, pardonnez-nous encore cette offense à la nation arabe.
Dr Arab Kennouche

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