Projet de loi de finances 2016 : l’oligarchie contre la société (I)

Par Noureddine Bouderba – En 2014, pour la première fois depuis des décennies, le montant des importations a dépassé celui des exportations, ces dernières étant constituées à 99% des hydrocarbures et de leurs dérivés. En date du 8 novembre 2015 le ministre du Commerce a affirmé que les opérations de surfacturation représentent environ 30% du montant des importations annuelles, soit 20 milliards de dollars de transfert illicite de devises à l’étranger, et ce, uniquement pour l'année 2014. Curieusement, une grande partie des experts, occupés jusque-là à opérer des tirs croisés contre la baguette de pain et le sachet de lait subventionnés, se sont empressés à remettre en cause ces chiffres donnés par un ministre du Commerce en exercice. Il est vrai que par sa déclaration, il a apporté une fausse note à la symphonie orchestrée contre les transferts sociaux et les subventions. Pourtant, le montant estimé de ces transferts illicites (l'équivalent de 1 651 milliards de dinars) dépasse le montant total consacré aux transferts sociaux pour l'année 2014 (1 609 milliards de DA). Il représente même 7,73 fois le montant de la totalité des subventions aux prix des produits alimentaires tant décriées (213 milliards de DA). Le ministre des Finances veut rassurer en affirmant devant l'APN que «les réserves de change, de l’ordre de 121 milliards de dollars à fin 2016, couvriront largement les importations de l’Algérie pendant 23 mois». Il n'a pas dit deux années ou trois années, mais 23 mois, car le premier argentier du pays n'improvise pas et a le sens de la précision puisqu'il nous dit : «Nous avons une vision stratégique. Nous savons pertinemment quelles seraient les recettes de l’Algérie mois par mois jusqu’à 2019.» Et 23 mois d'importations nous donnent un montant annuel de 63 milliards de DA, soit un montant supérieur à celui enregistré pour 2014 (58,6 milliards de dollars). Le débat sur le projet de loi de finances 2016 aurait dû être l'occasion pour une évaluation sans complaisance de cette hémorragie et pourquoi il aura suffi de quelques mois de baisse des prix du pétrole pour mettre en évidence la fragilité des équilibres macro-économiques du pays malgré des recettes cumulées qui dépassent les mille milliards de dollars ces dernières 15 années. Pourquoi chercher puisque le bouc émissaire est vite trouvé ? Ce sont les dépenses sociales tirées par la boulimie de l’Algérien lambda qui «coûte très cher» à l’Etat et qui doit se préparer à supporter le fardeau d'une austérité qui ne veut pas dire son nom. Cette austérité a été inaugurée par la loi de finances complémentaire 2015, dictée par l'oligarchie, qui a décidé de financer ses cadeaux fiscaux par la population laborieuse, puisque la rente pétrolière s'amenuisait avec la chute des prix du pétrole. Malgré la chute des revenus du pays, la LFC 2015 n'a pas manqué d'octroyer de nouveaux cadeaux fiscaux au patronat et aux riches. De nouvelles exonérations fiscales (TVA) et réductions des taux (IBS et des droits de douane) avaient été décidées. Le taux d’imposition de l'impôt sur le patrimoine avait été relevé à 100 millions de DA (en 2013, ce seuil avait connu un premier relèvement de 30 millions à 50 millions de DA). Une amnistie fiscale partielle appelée pudiquement «mise en conformité fiscale volontaire» avait été décidée pour les auteurs de malversations financières tandis que les fraudeurs de la sécurité sociale en défaut d'affiliation ou de paiement voyaient leurs pénalités effacées. Pourtant, les dizaines de milliards de pénalités effacées, annoncées par la presse, ne se sont pas répercutées par de nouvelles affiliations à la SS selon les prévisions de clôture 2015 de la Cnas établies après l'échéance accordée aux fraudeurs. Mais le plus beau cadeau a été la réduction de 2% à 1% du taux de la taxe sur l’activité professionnelle (TAP) qui, il faut le rappeler, constitue la ressource principale des budgets des collectivités locales. Et pour compenser le manque à gagner pour ces budgets suite à cette réduction, on a décidé d'imposer davantage le pauvre citoyen y compris les smicards habitant les logements sociaux ou précaires : augmentation des droits de timbres fiscaux pour tous les documents administratifs, augmentation de la taxe foncière, doublement des tarifs de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères et augmentation des taux de la taxe d'habitation. Cette dernière taxe, en plus de sa hausse, est dorénavant généralisée à toutes les communes (jusqu'à 2015, cette dernière était perçue uniquement dans les communes chefs-lieux de daïra pour les wilayas autres qu’Alger, Oran, Constantine et Annaba). Avec le projet de loi de finances 2016, l'oligarchie passe à la vitesse supérieure dans le but d'accaparer les richesses nationales quitte à ne laisser derrière elle que précarité, pauvreté et désolation.
1- En plus de reconduire toutes les mesures impopulaires de la LFC 2015, ce projet prévoit, à son tour, d’instaurer, au profit du patronat, d’autres réductions (taxe de publicité foncière) et exonérations fiscales (annulation de l’obligation de réinvestir une partie des bénéfices réalisés grâce aux avantages fiscaux…).
2- Mais le plus grave nous vient de cette OPA sur le patrimoine public, qui vise la privatisation totale des entreprises publiques, l'annulation du droit de préemption, l'ouverture aux financements extérieurs, la remise en cause de la règle 51/49, la mainmise sur le foncier…). Ne dit-on pas que l’appétit vient en mangeant !?
3- Et comme les prévisions ne semblent pas annoncer un relèvement des prix du pétrole, on a décidé que c’est au pauvre citoyen de supporter le fardeau. Les prix de l'électricité, de l’eau et des carburants vont connaître des augmentations. Ces augmentations toucheront de plein fouet 80% de la population en érodant davantage son pouvoir d’achat déjà entamé par la dévaluation du dinar (-40% de sa valeur à ce jour). La dévaluation du dinar se répercutera sur les prix des produits de consommation (au trois quarts importés) et l’augmentation des prix énergétiques et de l’eau vont se répercuter sur le reste, plus particulièrement les produits agricoles et le transport. La généralisation de la précarité guette 80% de la population et non uniquement le premier quintile (les 20% les plus démunis, soit 8 millions) comme veulent nous le faire croire les décideurs et les experts néolibéraux. En Algérie, le gouvernement lui-même a reconnu qu’il y a 12 millions de personnes à qui il arrive de ne pas trouver quoi manger ou faire manger leurs enfants en annonçant qu’en 2015, 1,7 million de ménages avaient bénéficié du couffin du Ramadhan (selon l’ONS, un ménage, des premiers quintiles, est constitué de 7 personnes en moyenne). En réalité, le nombre des démunis est supérieur à 12 millions, car beaucoup de pauvres, par dignité, refusent de subir l’humiliation imposée par les procédés de distribution des couffins du Ramadhan. Le FCE lui-même a identifié 24 millions d’Algériens (3,4 millions de ménages) démunis, soit 60% de la population totale, dans son plaidoyer catastrophe remis au Premier ministre le 27 juillet 2015. Dans ce plaidoyer, le Forum, confondant le montant total des «transferts sociaux (1 711 milliards de DA)» avec celui du «soutien aux prix alimentaires (225,5 milliards de DA)», propose de supprimer la totalité des transferts sociaux (soutiens à la santé, à l’éducation et aux démunis) en contrepartie d’une insignifiante allocation (de 20 à 46 DA par personne et par jour) à octroyer aux 3,4 millions de ménages ayant un revenu inférieur à une fois et demie le SNMG. En vérité, ils sont plus que 24 millions, car le FCE considère qu’avec un salaire supérieur à 1,5 fois le SNMG (30 000 DA/mois par exemple), on n’est pas démuni en Algérie. L’amère réalité nous dit que le taux des Algériens qui vivent dans l’extrême pauvreté, la pauvreté ou la quasi-pauvreté dépasse 80%. Les dispositions de ce PLF 2016 conjuguées aux effets de la dévaluation du dinar s’apprêtent à faire basculer dans la pauvreté ou la précarité les 4/5e de la population. Autant dire que c’est la fracture sociale qu’on continue à vouloir provoquer à un moment où la nécessité de la construction d’un front intérieur est une nécessité de survie pour le pays afin de faire face à l’appétit vorace de l’impérialisme et à la montée du danger terroriste aux frontières et à l’intérieur du pays.
Au sujet des subventions de l’électricité et des carburants
Il n’y a pas de consensus international autour des politiques de subvention énergétiques ni même sur leur définition. Ainsi, les institutions au service des multinationales (FMI, IEA, OCDE, Banque mondiale) considèrent qu’est subvention «tout ce qui ne conduit pas les agents producteurs de combustibles à recevoir l’entièreté de la rente qui se fixe par rapport au prix international pour les énergies exportables, ce que contestent les économistes des pays exportateurs et de l’Opep. Ceux-ci considèrent légitime de prendre le coût marginal de long terme interne comme benchmark, puisque cela relève d’un choix politique qui revient à faire bénéficier les consommateurs locaux de la rente, et non pas la compagnie pétrolière nationale et au-delà le budget public» (voir IEA et al. 2010 cités par Dominique Finon). Pour le capital international, la subvention à la production ne dérange pas pourvu qu’elle aille dans les coffres des multinationales, mais la subvention à la consommation, en vigueur dans les pays producteurs, destinée à préserver le pouvoir d’achat des populations, serait la cause de tous les malheurs de l’humanité et de l’environnement. Tous les pays du monde ont recours aux subventions dans les différents domaines, mais curieusement 90% des études, menées par ces institutions au niveau mondial, sont consacrées aux pays en voie de développement. Bien sûr, ces études, reprises en chœur par certains de nos experts, recommandent aux pays producteurs de supprimer ces subventions qui seraient la cause de la surconsommation de l’énergie, du réchauffement de la planète et des déséquilibres budgétaires. De plus, ces subventions profiteraient sept fois plus aux riches qu’aux pauvres. Ainsi, l’inondation du marché mondial par l’Arabie Saoudite (11,505 millions de barils/jour en 2014, presque deux fois son quota) qui fait chuter les prix du pétrole de 120 à 46 dollars/baril est encouragée par le capital international pour qui cette surproduction ne provoquerait ni surconsommation ni augmentation des gaz à effet de serre qui seraient plutôt l’œuvre du goinfre algérien qui gaspillerait l’énergie subventionnée et polluerait l’environnement. Pourtant, dans les tous les pays du monde, les dépenses de consommation des ménages ne sont pas, dans leur totalité, supportées directement par ces derniers. Les dépenses de santé, d'éducation, de logement et de transport sont en partie, plus ou moins importantes, supportées par l'Etat ou la sécurité sociale. Cette prise en charge par la collectivité de la satisfaction d'une partie des besoins socioéconomiques s'effectue par le biais de la redistribution fiscale et sociale. Elle prend la forme d'une subvention aux prix des produits à leur production ou consommation comme elle peut intervenir sous forme de prestations individuelles ou collectives prises en charge sur le budget de l'état ou de la sécurité sociale. En Algérie, comme dans la majorité des pays en développement, les transferts sociaux et les subventions jouent un rôle important dans la lutte contre les inégalités et la pauvreté. Ils représentent une composante majeure de la protection sociale des populations, car les prix internationaux élevés pour la nourriture et l’énergie sont hors de portée des revenus de la population. Les salaires en Algérie sont très bas et, ce n’est un secret pour personne, l’impôt sur le revenu composé dans sa quasi-totalité par la contribution des salariés a, depuis 2011, dépassé l’impôt sur les sociétés. Les experts nous disent : «C’est normal, dans tous les pays du monde, l’impôt sur le revenu est supérieur à l’impôt sur les sociétés», dixit M. Lamiri. Cette affirmation est vraie pour les pays développés pour la simple raison que la part des salaires dans le PIB y est partout supérieure à 50%, atteignant même 75% pour certains d'entre eux, alors que pour l'Algérie, elle est à peine égale à 27% (calculée selon les données du ministère des Finances de 2014) alors qu'elle était de 34,7% en 1993. Même dans les pays voisins, l'impôt sur les sociétés est supérieur à celui des salariés bien que le ratio salaires/PIB est supérieur à celui de l'Algérie et dépasse les 35%.
Même avec les subventions, les prix à la consommation ne sont pas aussi bas pour un Algérien. Selon les statistiques françaises (UFC-Que choisir-2014), le prix d'un litre d'essence super à la pompe représentait le salaire moyen de moins de cinq minutes de travail pour un Français, alors qu’à la même année, un Algérien devait travailler 6 minutes 20 sec pour s'acheter un litre d'essence. Pour se procurer un litre de lait, il fallait 30 secondes de travail à un Français contre sept minutes à un Algérien ; 14 minutes à un Français contre 40 min à un Algérien pour un litre d'huile ; 5 min contre 6 heures 25 min pour un kilogramme de viande de bœuf. Pour s'acheter une chaussure à bas prix, il fallait une heure de travail à un Français contre 10 heures à un Algérien et, enfin, pour consulter un médecin généraliste, un Français devait travailler 1 heure 24 min alors que l’Algérien devait le faire pendant 5 heures.
N. B.
[email protected]

Ndlr : Les idées et opinions exprimées dans cet espace n’engagent que leurs auteurs et n’expriment pas forcément la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
 

Pas de commentaires! Soyez le premier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.