Interview – Janvier 1992, Chadli, Aït Ahmed, DRS : le général Nezzar corrige les malentendus

Dans cette interview, qui fait suite à sa longue intervention dans Echorouk,l’ancien ministre de la Défense nationale explique pourquoi il a choisi de communiquer à travers ce canal et revient sur les sujets de l’histoire récente de l’Algérie et d’actualité qui suscitent des interrogations et qui, parfois, font l’objet de manipulations ou, à tout le moins, de mauvaises interprétations.

Dans cette interview, qui fait suite à sa longue intervention dans Echorouk,l’ancien ministre de la Défense nationale explique pourquoi il a choisi de communiquer à travers ce canal et revient sur les sujets de l’histoire récente de l’Algérie et d’actualité qui suscitent des interrogations et qui, parfois, font l’objet de manipulations ou, à tout le moins, de mauvaises interprétations.
Algeriepatriotique : Beaucoup de démocrates se sont étonnés que vous ayez accepté de vous exprimer à travers un média connu pour être le porte-voix des Frères musulmans égyptiens en Algérie…
Khaled Nezzar :
A la veille des 11 et 12 janvier, coïncidant avec la date anniversaire de la démission de Chadli Bendjedid et l’arrêt du processus électoral, j’ai été contacté par le rédacteur en chef d’Echorouken vue d’apporter mon témoignage en tant qu’acteur principal de ces événements. Après avoir, dans un premier temps, répondu négativement à sa sollicitation, connaissant, en effet, la ligne éditoriale pro-islamiste du journal et la possibilité de voir mes réponses orientées voire déformées, je me suis tout de même ravisé et j’ai accepté de me rendre au journal le jour convenu, soit le lendemain. L’interview s’est étalée sur deux jours. Les questions ont été préparées à la va-vite, celles qui m’ont été posées le second jour ont été improvisées. Posées alors que nous étions face à la caméra, c’est vous dire l’impréparation et le manque de professionnalisme de ce journal. Néanmoins, j’ai tenu à répondre à toutes les questions que les journalistes voulaient poser, aussi saugrenues que soient certaines d’entre elles. M’exprimer dans un média connu pour être le porte-voix des islamistes m’importait peu, l’essentiel pour moi était de faire parvenir le message. Je crois que, sur ce point, Echorouka rapporté en gros mes propos. Son tort est d’avoir fait des circonvolutions comme à son habitude, ceci dans un but surtout mercantile. Nous savons que l’arrêt du processus électoral divise quelque peu les Algériens. Les autorités, elles, au lieu d’expliquer cet état de fait, se sont limitées à répéter que «les militaires ont sauvé la République» sans en expliquer les raisons. Certains de mes amis m’ont reproché d’avoir prêté le flanc sur un terrain miné. Le face-à-face auquel j’ai accepté de me prêter était destiné à lever les équivoques et à faire apparaître chacun sous son vrai visage. Je n’ai jamais voulu exhumer le livre noir des atrocités commises par les islamistes. Je n’ai pas ôté le «couvercle» du puits nauséabond de la «décennie noire». Réconcilier les Algériens, tarir les ressentiments et les «haines», voilà mon seul but.
Pourquoi n’avez-vous pas décidé d’interrompre l’interview ou de demander au journal d’en arrêter la diffusion, vu l’exploitation malveillante qui en a été faite ?
Quoi qu’il en soit et indépendamment des manipulations qu’on leur connaît, je me suis prêté au jeu des questions et réponses sans esquive aucune et avec sincérité et franchise. Mes propos n’ont pas changé d’un iota de tout ce que j’ai eu à écrire dans mes mémoires ou eu à rapporter, soit dans la presse soit sur une autre chaîne de télévision privée en 2012. A quoi bon ? Mes détracteurs sont connus, leurs arguties toujours à côté de la plaque. Laissons-les s’engluer et le journal aussi. A moins qu’ils soient tous d’une mauvaise foi évidente et, dans ce cas, je remettrai le tout pour plus tard, à l’Histoire ; celle-là, je l’espère, saura rétablir la vérité…
Votre interview a donné lieu à une levée de boucliers. Le général Mohamed Betchine est sorti de son silence pour vous répondre…
Il est évident que je ne m’attendais pas à le voir monter au créneau. Mes détracteurs habituels, qu’ils soient du FIS, du FFS ou de leurs affidés, ceux-là, oui ! Je savais qu’ils répéteraient leur litanie habituelle qu’ils égrènent toujours, et ce, depuis 1992.
Que faut-il retenir des réactions de ceux que vous citez ?
De toute la polémique qui a suivi l’entretien, il est établi, aujourd’hui, que le président Chadli a bel et bien démissionné de son plein gré, à moins d’être de mauvaise foi pour dire le contraire. Comme il est établi que certains services des renseignements – de la bouche même de celui qui en était responsable – dépendent bien de la présidence de la République, comme je l’ai toujours affirmé, et qu’il est temps, aujourd’hui et pour plus de clarté, que ces services soient cantonnés ailleurs, comme j’ai toujours eu à le dire. Il aura fallu un tel déballage pour que quelques vérités se fassent jour.
Pensez-vous que le niveau actuel des médias dominants permette un tel travail de synthèse ?
Malheureusement, certains journaux – pas tous, heureusement ! – en perte de vitesse, sont à la recherche du scoop et du sensationnel au détriment de l’éthique. Sous perfusion, ils tentent de survivre coûte que coûte, grâce à quelques subsides obtenus au prix de la probité professionnelle du journaliste.
Revenons à la réaction du général Mohamed Betchine…
Betchine a – et cela tout le monde le sait – défrayé la chronique au moment où il a sévi. Qu’est-ce qui le fait courir et le pousse ainsi à monter au créneau, lui qui s’est tu pendant un quart de siècle et a évité de s’expliquer sur les événements d’octobre 1988 et de répondre à Sid-Ahmed Semiane et à d’autres ? Je me pose la question…
Quelle en est la raison, selon vous ?
Monter au créneau pour uniquement nier les évidences est pour lui une manière de ne pas la dévoiler. Pour moi, il suffit de remonter le temps pour en connaître la raison.
Le colonel Benaouda a, lui aussi, réagi à travers le même journal…
Je crois que tous les Algériens gardent en mémoire l’image déshonorante de ce Benaouda versant des larmes d’une hypocrite contrition aux pieds du président Bouteflika, en 1999. Cette image terrible renseigne sur la véritable personnalité de cet homme.
Pour revenir au général Betchine, ce dernier nie avoir torturé en octobre 1988…
Je le dirai pour l’Histoire, pour ces malheureux suppliciés qui grâce à eux et à tous ceux qui ont perdu la vie durant ces regrettables événements de 1988, les choses ont bougé en Algérie. S’agissant de Betchine, il a bien été celui qui a supervisé les basses œuvres de ce qui s’était passé à la caserne de Sidi-Fredj. Au reçu de l’information (sur la présence de cas de torture, ndlr), j’ai dépêché le chef de la cellule des parachutistes auprès des forces terrestres placées sous mon commandement. Actuellement, cet officier toujours sous les drapeaux témoignera en son âme et conscience, le moment venu et pour l’Histoire.
Existe-t-il un rapport sur ces actes de torture ?
Normalement, ce n’était pas à moi de procéder à une enquête. Ceux à qui cette responsabilité incombait étaient nombreux. A commencer par le président de la République, le chef du gouvernement et mon chef direct. En ce qui me concerne, je l’ai fait pour une raison bien simple. Des informations m’étaient parvenues que des personnes avaient subi des sévices et précisément dans la caserne de Sidi-Fredj. J’ai réagi à travers une enquête parce que Sidi-Fredj fut un des nombreux endroits disséminés dans la capitale où ont été entreposées des denrées alimentaires et de l’habillement pour les militaires placés sous mes ordres et dépêchés dans la capitale précipitamment. Les militaires venus de Biskra, Djelfa, Béchar et Sidi Bel-Abbès, affectés au maintien de l’ordre, ne connaissaient ni les gens ni leurs domiciles. Ceux qui allaient frapper aux portes, ceux-là connaissaient leurs cibles et savaient qui ils recherchaient. Y a-t-il eu une autre enquête ? Je n’en sais rien. A l’époque, c’était un secret de polichinelle, puisque les suppliciés avaient été montrés à la presse à partir de l’hôpital Mustapha (plus précisément au centre Pierre et Marie Curie). En ce qui me concerne, j’en avais rendu compte, mais il n’y eut pas de suite, du fait de la déclaration précipitée d’amnistie, suivie immédiatement d’une loi, prononcée par le président Chadli.
Pourquoi a-t-il agi ainsi, selon vous ?
J’ai toujours soutenu que les événements d’octobre 1988 ont été déclenchés par le pouvoir. Donc, il valait mieux éviter l’enquête et sur la torture et sur le déclenchement des événements. Lorsque, à mon initiative, les généraux Gheziel et Rahal furent chargés de tenir une conférence de presse pour informer, à travers les médias, l’opinion publique de l’ensemble des pertes humaines et lui donner toutes les informations dont nous disposions à l’époque, rien ne filtra. Ce n’est pas un hasard. Les journalistes présents ce jour-là s’en souviennent sans doute ; ceux d’entre eux qui n’ont pas perdu la mémoire peuvent en témoigner. Les marionnettistes cachés derrière les rideaux et qui font tout pour rester à l’abri ne peuvent pas manipuler tout le monde. La vérité finira par se faire jour. La vérité sur le nombre exact des morts, sur les cas de torture et sur les responsables directs des événements. Maître Miloud Brahimi a déjà dit la vérité sur le nombre de victimes, qui se situe en deçà de 200, comme j’avais eu à l’annoncer durant les jours qui avaient suivi les événements d’octobre 1988.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
J’en veux pour preuve la situation politique de l’époque, marquée par la baisse des prix du pétrole et la chute brusque du pouvoir d’achat des citoyens, ce qui a amené Chadli et certains cercles à vouloir procéder à des «réformettes». Il s’en était suivi un bras de fer entre deux clans du pouvoir. Ceci a poussé Chadli à prononcer son fameux discours qui était, en fait, une invite à descendre dans la rue. Cette inconséquence a eu des suites ravageuses pour lui et pour le pays. Il fut contraint de décréter l’état de siège et d’appeler l’armée à intervenir.
Comment et pourquoi le président Chadli vous a-t-il confié la mission de rétablissement de l’ordre dans la capitale ?
Personnellement, je pense que le Président était de bonne foi. J’ai été reçu à la Présidence pour me voir signifier ma désignation pour le rétablissement de l’ordre public à Alger. Chadli avait ajouté : «Mohamed Betchine sera avec toi pour t’aider !» J’avais donc, sur décision présidentielle, le chef de la sécurité intérieure entre les pattes. J’ai subodoré que les choses n’allaient pas être simples. Etait-il là pour aider ou pour veiller à ce que les manipulations qui ont provoqué la catastrophe demeurent cachées ?
Son aide ne vous était-elle pas nécessaire ?
J’avais assez de collaborateurs pour cela, d’autant que le chef d’état-major, le général Abdallah Belhouchet, mon chef direct, avait mis à ma disposition tout son staff, composé d’officiers compétents, tels que les officiers Lamari, Djouadi, Ouadey, Yala et d’autres. J’ai été renforcé, en outre, des officiers Touati, Rahal et Gheziel, sans compter les membres de l’état-major des forces terrestres…
Quelle mission avait été assignée par Chadli à Betchine, dans ce cas ?
Betchine n’avait pas de mission propre. La manière avec laquelle il a été désigné signifiait que je pouvais le charger de tâches que je ne pouvais pas accomplir faute de temps ; c’est ce que prévoient les règlements s’agissant des missions de l’adjoint en général. C’est plus tard que j’ai compris que Betchine n’était là que pour rattraper leur bourde et essayer d’éteindre la mèche qu’ils avaient eux-mêmes allumée.
Betchine vous contredit sur votre proposition faite au FIS de se contenter de 30% des voix. Qu’en est-il ?
Il est vrai, comme je l’ai toujours soutenu, que Betchine n’était pas mon subordonné et dépendait de la seule autorité du président de la République, ministre de la Défense à cette époque. Mais sachant qu’il avait des contacts soutenus avec le FIS – souvenez-vous des images que transmettait la télévision montrant Betchine priant derrière les membres du majliss achoûra –, j’ai profité de cette proximité pour faire passer la proposition qui consiste, pour le FIS, à mettre le pied à l’étrier sans pour cela bousculer la stabilité de l’édifice de l’Etat. Il a beau renier et s’en défendre, cette proposition n’est pas une simple vue de l’esprit. Les responsables du FIS en parlent encore et nous reprochent, d’une certaine manière, d’avoir voulu les brider.
Pour Betchine, Hamrouche n’a jamais «tiré sur la foule»…
Là il s’agit des morts survenus à la place du 1er-Mai et autour. Il faut savoir qu’avant le 5 juin 1991, nous étions en régime normal, hors état de siège, et que dans ce cas, la responsabilité de l’usage des armes incombait à l’autorité civile. Les gens réagissent comme si rien ne s’était passé. C’est tout à fait désolant quand même ! Personne ne veut endosser la responsabilité. Je n’ai jamais dit que Hamrouche ou un autre «a tiré» et je ne dirai jamais une telle absurdité, moi qui sais que l’usage des armes obéit à des règles du maintien de l’ordre. Les ordres qui les concernent sont donnés par écrit – se reporter notamment au chapitre relatif à l’utilisation des armes, inclus dans la directive sur le rétablissement de l’ordre. Dans le cas Hamrouche, il est responsable de jure, dans la mesure où c’est lui qui a donné ordre de faire libérer les places du 1er-Mai (par la gendarmerie) et des Martyrs (par la police). Il est donc tout à fait normal qu’il endosse, lui et son gouvernement, la responsabilité. Je dis et je le répète : si des sévices ont eu lieu à Sidi-Fredj, Betchine en est responsable. Qui plus est, il s’était trompé de cible en arrêtant principalement les militants du PAGS (parti communiste, ndlr). Par ailleurs, d’où provenaient ces voitures banalisées qui circulaient à vive allure dans certains quartiers et à partir desquelles étaient tirés des coups de feu ? Hamrouche dit avoir démissionné, l’a-t-il fait ? Ma réponse est non. Il aurait, dans ce cas, quitté son poste. Or, il a continué à donner des ordres jusqu’au moment où le président Chadli déclara l’état de siège. La décision du départ du gouvernement, elle, ne sera prise par le chef de l’Etat qu’entre minuit et 1h à la date de la promulgation de l’état de siège de juin 1991.
Pourquoi n’avez-vous pas dénoncé ces tristes événements au moment où ils s’étaient produits ?
Je l’ai fait au cours d’une interview donnée à l’APS le 9 septembre 1990. A une question relative à la torture, j’ai répondu que «mes fonctions durant l’état de siège m’impliquaient moralement sur le sujet et que taire la réponse serait une injustice à l’endroit des victimes et une dérobade devant l’opinion algérienne». Aussi, avais-je dit, affrontons le problème et parlons-en. J’avais dit que les cas de tortures relevés durant les événements d’octobre «sont une salissure qu’il faudra s’employer à effacer». Je l’ai fait aussi en 1998 dans le livre Ils parlentdu journaliste Sid-Ahmed Semiane. De même que j’ai eu à en parler récemment à Ennahar TV, en 2012.
Beaucoup de personnes y compris vos amis vous reprochent, vous, ancien ministre de la Défense et ancien chef d’état-major, d’avoir accepté d’être jugé par un tribunal suisse…
Le 2 mai 2013, j’ai répondu à une convocation du procureur suisse. Tout le monde me conseillait de ne pas y aller. Entre le risque d’être arrêté et celui d’encourir l’opprobre d’être traité de tortionnaire, j’ai choisi sans hésiter. Je suis allé affronter mes accusateurs parce que j’ai la conscience tranquille. Ceux qui s’attendaient à une dérobade n’en sont pas revenus… Pendant la période du HCE, j’avais à mes côtés de grands patriotes, de grands intellectuels, des personnes qui ont contribué à la victoire de l’Algérie contre le colonialisme. Pensez-vous qu’ils se seraient compromis avec un «tortionnaire» ? Tout dépassement aurait été intolérable pour eux, comme il l’a toujours été pour moi. Qui a dit «Dieu préservez moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge» ? Ce ne sont pas mes amis – je les salue au passage et je leur dis que je comprends parfaitement les raisons de leurs réticences et de leurs réserves –, ce ne sont pas mes amis, dis-je, qui sont accusés par des procureurs étrangers de crimes de guerre, c’est Khaled Nezzar, c’est moi qui suis sur la sellette. C’est à moi que l’on fait porter le chapeau. Qui peut légitimement me dénier le droit de me défendre alors que ma famille, mes enfants et petits-enfants sont traînés dans la boue et traités de noms inqualifiables ? En disant qui est qui et en le démontrant, je ne défends pas uniquement ma personne, mais l’honneur de tous mes compagnons en retraite. Je continuerai sur la même ligne, au besoin, seul. Nous sommes, nous avons été les enfants du peuple algérien, nous ne serons jamais ses «tortionnaires».
On vous reproche aussi de ne pas avoir parlé d’Aït Ahmed de son vivant…
J’ai parlé pour corriger une erreur de l’histoire, un point c’est tout. Les vidéos qui ont été sorties des archives, je ne les ai pas vues avant. Je tiens à dire, quitte à me répéter, que je n’ai à aucun moment proposé à Aït Ahmed de présider quoi que ce soit. A ce jour, je n’ai eu à parler que des rencontres officielles avec certaines personnalités politiques ou d’autres organismes. Je n’ai jamais parlé de mes rencontres avec les moudjahidine des Wilayas historiques. Considérant que Hocine Aït Ahmed était du même podium, je l’ai rencontré en aparté. Cela s’est passé dès que j’ai compris que le président Chadli allait partir. Alors que tous les moudjahidine avaient répondu présent à mon appel, il n’en fut pas de même de feu Aït Ahmed. Voilà, textuellement, les souvenirs de ses propos que je rapporte dans le livre L’armée face à la désinformation,paru en 2002. C’est sous un chapitre intitulé «Aït Ahmed ou le paradoxe démocratique» que j’ai consigné ces souvenirs : «Dans les circonstances où nous vivions, il était utile de prendre l’avis de tous les acteurs politiques à même d’exercer une influence bénéfique sur le cours des choses.» Plus loin, j’écrivais : «Après le premier tour des élections législatives, les bruits les plus divers circulaient à Alger. Ce qu’envisageait de faire Chadli et qu’il allait faire quelques jours plus tard, beaucoup de gens l’extrapolaient. Voulant avoir l’avis d’Aït Ahmed, seul historique de grande notoriété nationale, je lui ai demandé : «Que pensez-vous d’un arrêt éventuel du processus électoral ?» Il me répondit : «La démocratie est un plus», puis, il ajouta : «Après tout, il y a un Président. Il peut dissoudre la prochaine Assemblée et appeler à de nouvelles élections.» J’ai été sidéré de voir cet homme politique, réputé clairvoyant et avisé, ignorer la nature du mouvement intégriste, sa détermination et ses moyens, et ne pas tenir compte de l’effondrement du président de la République, démissionnaire en sursis pratiquement depuis la tragédie d’octobre 1988, ballotté et incertain dans la tempête. La situation n’obéissait pas aux règles du puzzle qui requièrent patience et sagacité. L’approche mécaniste d’Aït Ahmed évacuait l’essentiel. Pour moi et pour ceux de ma génération, Aït Ahmed était un grand d’Algérie. L’Organisation spéciale, ancêtre de l’ALN, dont il fut le chef à un moment crucial, était la matrice où furent élaborés les outils qui façonnèrent le 1er Novembre. Cet homme avait mené un deuxième combat et il s’y était engagé à corps perdu. Ses idées lui avaient valu l’emprisonnement, les angoisses du couloir de la mort et les avanies de l’exil. Je n’ai jamais été en position de porter un jugement sur ses idées politiques. La situation dans laquelle se fourvoyait le pays était, sans aucun doute, le fruit des errements qu’il avait toujours dénoncés. Dans le même chapitre consacré à Aït Ahmed, j’ai écrit que je m’étais aperçu, alors, «avec une terrible acuité», que j’étais, comme on dit, «loin du compte». J’étais stupéfait de le voir étranger à la réalité. Il parlait de la démocratie dans l’absolu. De toute façon, les relations que j’ai eues avec feu Aït Ahmed ne peuvent être bien comprises qu’à travers une grille de lecture politique. D’abord, nul n’ignorait que feu Hocine Aït Ahmed ne voulait pas accéder au pouvoir par la cooptation. Ensuite, feu Aït Ahmed lui-même était opposé à l’arrêt du processus électoral, donc il ne pouvait qu’être opposé à un dispositif de transition. Enfin, je n’ai eu à contester l’authenticité de la proposition qui aurait été faite à feu Aït Ahmed que parce qu’elle ne correspond pas à la vérité historique. Si cela avait été vrai, qu’est-ce que cela pouvait-il avoir de choquant, compte tenu de son cursus historique et de sa compétence ?
Et Chadli dans tout ça ?
J’ai toujours respecté l’homme. Peut-être a-t-il mal pris le chapitre que je lui ai consacré dans mes mémoires et dans lequel je parle de l’homme politique. Il est vrai que le titre de ce chapitre intitulé «Bendjedid ou la seconde mort de Houari Boumediene» peut surprendre plus d’un, n’empêche qu’il répondait bien à la situation politique de l’époque. Ce que rapportent certains journalistes à ce sujet est tout à fait erroné. Je les invite à consulter le démenti de Chadli à l’époque.
Les observateurs vous reprochent de traiter d’un sujet qui remonte à un quart de siècle et de ne pas vous prononcer sur la situation politique actuelle, confuse et agitée…
Retournez cette question à ces mêmes journalistes qui sont venus me voir pour me poser ce genre de questions. Et de surcroît celles qui peuvent créer un buzz. Qui dit buzz dit audience dit business. Alors que cela date, comme vous dites, d’un quart de siècle, de ce fait, ces questions devraient être laissées à l’Histoire. La situation actuelle est la conséquence directe de tous ces événements qui continuent de susciter polémiques et interrogations. J’ai l’impression qu’ils en rajoutent en essayant de détourner les citoyens de leur quotidien.
Ahmed Ouyahia vient de déclarer que le fait de dire que la lettre de démission n’ait pas été rédigée par feu Chadli signifie qu’il a été victime d’un coup d’Etat…
J’ai toujours répété que nous avions préparé la lettre dès que le président Chadli avait décidé de partir. Quel mal y a-t-il à lui préparer la lettre ? Il a toujours été procédé de la même manière pour tous les autres documents. M. Ouyahia devrait être clair sur ce sujet ; il devrait préciser et cibler les concernés. L’interprétation n’est pas de moi, mais de tous ceux qui y trouvent intérêt. L’avocat William Bourdon, militant de la FIDH que préside Patrick Baoudoin, tenant du «qui tue qui» et défendant les thèses du FIS, a prétendu la même chose au procès intenté contre moi à Paris. Je me pose la question de savoir de quel côté est M. Ouyahia, lui qui a toujours été clair sur ce sujet.
Le président Bouteflika vient de restructurer le DRS. Quel commentaire faites-vous de cette décision ?
Le président Bouteflika a entamé une restructuration des services de renseignement et je trouve cette restructuration, à laquelle j’ai toujours appelé, judicieuse et salutaire. Le Président vient de prendre une décision de haute importance pour la sécurité nationale. Non seulement il l’a mise à l’abri, mais, de surcroît, l’a renforcée en lui fixant les missions nécessaires à la coordination de l’ensemble de ces services ainsi que des institutions en charge des affaires de sécurité. La coordination est une, qu’elle soit directe ou indirecte ; l’essentiel est qu’elle est là et que c’est par elle que se fera la collecte ainsi que l’analyse du renseignement. Sans quoi, point d’efficacité. Je suis persuadé que le souci de notre sécurité nationale et l’ensemble des paramètres qui y concourent sauront être pris en charge, à l’avenir, par le président de la République. C’est à ce prix que nous traverserons cette période marquante de notre histoire.
Certains pensent que vous «parlez trop» et que votre image de marque en souffre…
C’est comme ça. C’est ainsi que je suis. Dire dans un monde qui affecte les détours, les circonvolutions et les mots polis, ma vérité avec ma façon simple et sans appétit me paraît la meilleure manière de prouver ma sincérité. Les Algériens qui m’écoutent et me regardent feront la part des choses. Me permettez-vous d’ajouter ma petite définition, condensée par un ami moudjahid : «Si Nezzar n’était pas Nezzar, Nezzar n’aurait pas été Nezzar !» Ceux qui me connaissent bien comprendront…
Interview réalisée par M. Aït Amara

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