Une contribution du Dr Arab Kennouche – L’Algérie encore orpheline de Houari Boumediene

Avec le recul du temps et les vicissitudes de l’actualité politique présente, on se rend compte, finalement, que le président Houari Boumediene nous a profondément meurtris en nous quittant prématurément en 1978. On pourrait presque lui en vouloir tellement les hommes qui lui ont succédé n’ont jamais pu nous tirer de cette condition d’orphelins encore hébétés par la douleur de l’arrachement et l’impossibilité d’honorer un père exceptionnel. La France a eu de Gaulle au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la Chine a eu Mao, la Russie, Staline et l’Algérie, Boumediene. C’est en jetant ce regard sans complaisance sur notre histoire récente que l’on réalise la grandeur d’un homme dont les œuvres apparaissent à leur juste valeur devant le spectacle affligeant offert par les mandats de ses successeurs. C’est Boumediene qui a bâti l’Algérie tout comme Mao et Staline l’avaient fait en leur temps. Boumediene, ses ministres et ses cadres ont jeté les fondations de l’Algérie moderne et même plus, car, à n’en pas douter, l’Algérie n’aurait jamais connu autant d’années perdues au plan économique et social, s’il était encore de ce monde. L’Algérie n’aurait jamais connu ces années de braise du terrorisme et du vol généralisé et institutionnalisé si Boumediene avait survécu à sa maladie. Ceux qui ont tué Boumediene savaient qu’ils assassinaient l’Algérie pour longtemps, voire pour toujours. Ils ont compris l’envergure d’un véritable homme d’Etat, grand bâtisseur, comme le fut le Grand timonier de Pékin. Personnages hors du commun, certes controversés, mais qui ne peuvent tromper personne sur leur rôle historique dans la construction stratégique de leur pays. En fin de compte Chadli ou Bouteflika n’auront été que de vulgaires remplaçants, l’un ayant joué avec son FIS, l’autre avec son MAK, le temps que l’Histoire se charge d’envoyer un nouveau messie, un peu comme elle le fit en Russie avec Poutine. L’Algérie de 2016 souffre encore de cette absence du père et ne voit plus la fin de ce deuil interminable, à moins que l’on décide de faire revivre Boumediene par un nouveau boumedienisme. Mais sous quelles conditions et quelles modalités?
L’Algérie doit-elle devenir capitaliste ?
Maintenant que l’on a utilisé toutes les voies du capitalisme pré et post-industriel, et constaté ses effets pervers sur la société mondiale, on s’aperçoit des mérites du socialisme humanitaire et garant d’un Etat-providence fort et stable, que prônaient Boumediene, Gandhi ou Mao. A l’échelle planétaire, aujourd’hui, les centaines de millions de SDF (sans domicile fixe), les centaines de millions de chômeurs, de réfugiés politiques et économiques, les centaines de millions de victimes de violences politiques causés par le capitalisme impérialiste, sans compter les centaines de millions d’individus vivant dans la précarité devraient donner du fil à retordre aux derniers boute-en-train islamo-capitalistes dont les derniers avatars en Algérie semblent avoir oublié toute l’horreur d’un système économique profondément sanguinaire. Il ne faut pas oublier, en effet, que la plupart des conflits nés à l’effondrement du Mur de Berlin ont été dictés par des lois foncièrement économiques, d’accumulation vitale du capital, de perpétuation du taux de profit des grandes entreprises occidentales, de réduction de la concurrence et des coûts de production pour ces mêmes entités. Ecraser le tiers-monde n’a jamais été une partie de plaisir, ou une entreprise idéologique, mais la manifestation d’une nécessité incontournable d’essence économique contre le ralentissement de la baisse tendancielle des taux de profits des entreprises occidentales. Nos gais lurons de la politique capitaliste algérienne savent pertinemment que l’on ne peut habiller Pierre sans déshabiller Paul, et qu’ils ne jouent qu’un simple rôle de faire-valoir face aux grands monopoles occidentaux qui ne transféreront jamais leur outil de production et autres technologies à haute valeur ajoutée, ce qui reviendrait pour eux à se tirer une balle dans le pied. Dès lors qu’il n’est pas possible de concilier des valeurs humaines fondamentales, de justice économique et de développement social que charrie l’islam, contre un capitalisme occidental féroce, sans égard pour les religions et idéologies quelconques (les événements actuels en France, dont Nuit Debout, prouvent amplement les contradictions de ce système qui s’implante progressivement en Algérie), il devient légitime de reposer pragmatiquement la question du socialisme comme elle était apparue dans les forums tiers-mondistes des années 60 et 70. Le capitalisme libéral, dans sa version extrême de dérégulation reaganienne et thatchérienne, est à l’origine de centaines de millions de morts directs et indirects. Peut-il ainsi être accepté en Algérie, comme il s’est définitivement enraciné en Europe judéo-chrétienne, en Chine confucianiste, en Inde hindouiste et bouddhiste ? Dans le pays des Indjazate,on a vite fermé les yeux sur la misère des campagnes, sur le développement de la criminalité, de la drogue, de la prostitution, sans oublier ces millions d’Algériens que l’on berce d’illusions en leur faisant croire à un futur statut d’acteurs pleins et entiers de la mondialisation. Mais le capitalisme s’est doté d’une logique impitoyable, celle de l’Ausbeutung: soit exploiter, soit être exploité. Les gens que l’on loge, que l’on habille ou que l’on nourrit actuellement en Algérie ne le seront qu’à la condition de former le futur prolétariat comme le démontrent ces tours qui poussent dans les banlieues d’Alger et d’Oran. Prolétariat et islamisme sont les deux vecteurs du nouveau capitalisme algérien, dont les maîtres occidentaux tirent les ficelles pour alimenter le centre au détriment de la périphérie. Car il est aisé d’aimer et de défendre l’Algérie quand on n’y a qu’un pied. Et ces millions d’Algériens coincés entre un écran plasma et l’impossibilité de voyager ou d’aller prendre l’air ne serait-ce que dans les pays voisins, doivent-ils applaudir des deux mains nos fameuses indjazate? Plus prosaïquement, l’Algérien, musulman, peut-il devenir capitaliste au sens reaganien du terme ? En tout état de cause, s’il ne le peut pas, il sera vite relégué au rang de sous-prolétariat de l’ordre capitaliste mondial, le conduisant à une mort atroce. Et s’il le peut, il le fera au détriment des valeurs fondamentales de l’islam. Car le capitalisme, dans sa version actuelle et dictée par l’Occident, ne pourrait se renier sans passer outre les lois fondamentales qui le régissent : valorisation, exploitation et appropriation du capital (comprendre les hommes avec leur force de travail). Il ne peut y avoir de capitalisme sans acceptation définitive de ces axiomes, ce qui revient à savoir fermer les yeux sur des centaines de milliers de cadavres, comme le fait le pouvoir algérien actuel par une diplomatie trop policée. L’Algérien le pourra-t-il encore longtemps? Boumediene, Tito, Gandhi, Mao nous avaient donné des éléments de réponse probants, mais ils ne sont plus de ce monde, pour constater de visu, combien ils avaient raison. Qu’auraient déclaré ces grands hommes, à la vue de ces milliers de harraga (migrants de la mer), de ces millions de morts en Irak, Syrie, Libye, Rwanda, Congo, pays où la violence s’éternise, comme en Algérie ? Les conflits du capitalisme sont encore chauds, et leur intensité augmente dans les régions riches en matières premières. On ne peut donc que s’incliner et revenir à une interprétation renouvelée des principes du socialisme étatique et économique afin d’enrayer cette spirale infernale qui s’est abattue sur l’Algérie comme sur d’autres nations.
Boumediene, la seule référence ?
Il ne saurait être question dans nos propos de faire revivre le fantôme de Boumediene et ce, pour plusieurs raisons, dont la principale, le fameux déficit démocratique et culturel encore tant décrié de nos jours. Mais de grâce, laissons de côté ces aspects néfastes comme des erreurs d’un parcours politique qui, rapportés en termes de construction stratégique, semblent dérisoires, sans importance. A condition de ne pas les répéter et de les corriger, toujours dans un esprit d’unité et de partage des responsabilités, selon une fameuse dialectique chère à Mao, unité-critique-unité. C’est bien Boumediene qui a sorti l’Algérie de la paysannerie coloniale vers plus d’industrialisation nécessaire à l’indépendance économique. Lui et sa politique représentent un modèle critique dans la mesure où le boumedienisme avait haussé l’Algérie à un niveau, jamais atteint jusqu’à ce jour, de développement économique et social si on interprète ce modèle en termes d’équilibres et de justice sociale, et non pas uniquement de croissance du PIB. Car qui peut, raisonnablement, remettre en cause les acquis du socialisme industriel et social devant le spectacle affligeant du développement anarchique du capital en Algérie, incarné par les grandes affaires de corruption de la bourgeoisie compradore des ères Chadli et Bouteflika ? Bien entendu, il ne s’agit pas de refaire l’histoire, ou de faire l’apologie d’un système aveuglément, mais le seul modèle viable qui puisse se soumettre à une critique féconde concernant l’avenir de l’Algérie demeure le boumedienisme. Avec Boumediene, l’Algérie tendait vers le maximum de ses capacités, certes, sans avoir atteint tous ses objectifs : mais, il faudrait repartir de cet apex et voir dans quelle mesure un nouveau socialisme pourrait émerger en Algérie contre ce capitalisme dévastateur. Car lequel des deux systèmes, le capitaliste ou le socialiste, semble plus proche des valeurs de l’islam encore vénéré et pierre de touche incontournable de la société algérienne ? Devant l’évidence de la barbarie capitaliste, qu’en d’autres cieux on continue d’interpréter en termes de Tikun Olamou Réparation du monde, mystique juive libérale, sécularisée et douteuse d’un temps présent qu’il faut «réparer» selon Jacques Attali et Bernard Henry-Lévy, et justifiant l’emploi de tous les moyens (dont le capitalisme impérialiste) en vue d’un gouvernement mondial, il incombe au peuple algérien de se tourner vers ce grand leader que fut Boumediene pour s’interroger sur de nouvelles perspectives de relecture du socialisme. Ce nouveau socialisme aura la décence de ne pas se traduire en un athéisme inconcevable en terre algérienne. Il aura également le mérite de démontrer qu’il n’est en rien contradictoire avec les principes moraux de l’islam et qu’il s’appuie sur une doctrine sociale non dogmatique, faite de partage et d’amélioration des conditions de vie de tous les Algériens. Il aura enfin l’avantage de restituer à l’Etat son rôle primordial d’acteur économique et de régulateur en vue de construire un socialisme étendu à toutes les couches de la population avec le souci majeur de protéger les plus faibles contre les grands fléaux sociaux du capitalisme occidental. Afin que cessent les expulsions capitalistes de logements, la mendicité galopante des villes, la corruption généralisée et érigée en valeur, la prostitution des femmes et enfants abandonnés, le commerce des drogues dans les villages les plus reculés, le chômage endémique du Sud, l’habitat précaire, les salaires misérables et l’entassement des familles, autant d’atteintes à l’islam que même une grande mosquée ne saurait recouvrir, et que Boumediene aurait eu du mal à supporter.
Dr Arab Kennouche

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