Didouche Mourad : le fin stratège et l’ange gardien de la Révolution (V)

5 Juillet
Un grand jour de liesse après une longue nuit coloniale. D. R.

Par Abdelaziz Boucherit – «Algérie algérienne» était un concept cher à Ferhat Abbas et repris par Didouche Mourad. Ils voulaient signifier que la Révolution algérienne devait impérativement se nourrir des sources de la réalité algérienne. Ils voulaient ainsi s’opposer à ceux qui prêchaient la révolution au nom du monde arabo-musulman. Les partisans de l’arabisme, qui voulaient limiter le caractère de la lutte aux seules spécificités algériennes, se montrèrent farouchement hostiles et défendirent avec violence l’absence de références à la lutte au nom de la nation arabo-musulmane, de l’islam et du monde arabe.

Messali Hadj était le chantre incontesté et bien connu de cette idéologie. Ben Bella, bien qu’il joua sur les deux tableaux à visage masqué, se distingua par son adhésion à la ligne des messalistes en dénonçant, par ses critiques acerbes, les faiblesses des références à la nation arabo-musulmane dans la proclamation de l’insurrection de novembre et en forçant le trait de ses critiques, par la suite, sur la formulation définitive du rapport du Congrès de la Soummam, le jugeant pas trop centré sur l’arabité. Ben Bella s’était révélé comme le maillon faible des neufs chefs historiques. Il compensait son manque de culture et d’éducation31 par la roublardise afin de se montrer dynamique et ayant un soi-disant sens de l’organisation armée. Il avait une ambition démesurée, mais il était démuni des capacités intellectuelles nécessaires pour combler cette dernière. Sa soif du pouvoir allait l’assouvir, quel qu’en soit le prix, aux risques de voir le pays se diriger vers un avenir incertain.

Didouche Mourad avait coutume de dire aux chefs historiques, notamment Ben M’hidi, Ben Boulaïd et en particulier à son bras droit Zighoud Youcef, un homme très pieux : «L’islam est un ciment, pas un objectif de la révolution.» La révolution ne se limitait pas uniquement à l’islam, qui est, certes, un pilier de la personnalité algérienne, mais la révolution devrait apporter encore plus, en l’occurrence la liberté, la fraternité, la modernité, le changement de mentalité, l’ouverture sur l’extérieur, la construction d’une Algérie forte dans laquelle tout le peuple vivra dans la dignité, la fierté et l’amour du pays.

«Ne pas toucher au peuple» est un principe fondamental édicté par Didouche Mourad. Dans toute révolution, l’adhésion de la population est un facteur majeur de la réussite. Ne pas toucher aux civils faisait partie des axiomes évidents, principe qui rapproche le plus possible à une révolution pure et propre. Il ne fallait pas non plus sombrer dans une naïveté béate, car toute révolution avait son lot d’erreurs et ses innocentes victimes d’injustice. Didouche Mourad se montrait, en effet, parfois comme un jeune exalté. Un révolutionnaire convaincu qui s’adressait à la fibre patriotique en prêchant les devoirs et les sacrifices de la cause pour retourner des situations incertaines en sa faveur. Il finissait souvent ses discussions par l’affirmation suivante : un homme se pose des questions sur son passé et son futur, mais souvent il n’a pas de réponse. Mais, pourtant, un homme ne peut rompre avec son passé, sinon il perd les repères de là où il est venu. Tout un programme philosophique, politique et culturel.

Création du CRUA

«Seule une grande rigueur morale révolutionnaire, disait Didouche, le Gosse32, nous soutiendra jusqu’au bout de la lutte. L’action politique seule n’est pas suffisante. Il n’y aura pas d’autre voie que la lutte clandestine et armée.», ajouta Didouche. «La grande colonisation a donné trop de preuves pour maintenir à jamais le statu quo du système colonial actuel. Encouragée par la scission et les luttes stériles internes du MTLD entre messalistes et centralistes. Nous devrons prendre une décision, historiquement responsable, pour créer un nouveau mouvement qui n’ait qu’un seul but : l’indépendance, un seul modèle organisationnel : le processus révolutionnaire d’embrigadement des masses et, enfin, une seule façon d’y parvenir : l’action armée», conclut enfin Didouche.

Ainsi se déroulaient, ces derniers temps, de fréquentes discussions entre Mohamed Boudiaf, responsable de la puissante Fédération de France, et son fidèle adjoint, Didouche Mourad. Didouche avait besoin de développer ses idées, de les éclaircir face à un Mohamed Boudiaf médusé au début, séduit par la suite et écoutant avec intérêt son audacieux adjoint. Didouche avait gagné la confiance de Mohamed Boudiaf. Ils étaient, désormais, unis comme les doigts de la main33. Ceci n’avait pas échappé à Didouche, et il comprit très vite que c’était le moment idoine de mettre le paquet et de ranger définitivement son ami Boudiaf à ses côtés pour utiliser sa popularité auprès des adhérents de l’OS et avoir son appui afin de mettre en œuvre la troisième voie et préparer le déclenchement de l’insurrection.

L’insurrection était devenue une idée fixe qui trottait en permanence dans la tête de Mourad Didouche. Ces débats se passaient souvent sur la tranquille terrasse du café Royal Odéon entre le 6e et le 5e arrondissement de Paris. Non loin du jardin du Luxembourg, le boulevard Saint-Michel et le boulevard Saint-Germain. Mahsas Ahmed alias Ali, évadé de prison en 1952, étudiant à Paris, nationaliste, partisan et ami de Ben Bella, participa aux débats. Il découvrit Didouche Mourad. Il fut fasciné par sa jeunesse, son intelligence, sa rigueur, son dévouement, la justesse de ses propos étoffée par des analyses évidentes, et enfin, son charisme. Ils devinrent de grands amis.

Aucun des chefs historiques34 n’a connu la situation de travailleur émigré. Les seuls brefs séjours en France que Boudiaf et Didouche ont pu faire, ce le fut comme fonctionnaire du parti.

Boudiaf et Didouche, impressionnés par l’issue de la guerre d’Indochine et lassés par les divisions qui paralysaient le MTLD, décidèrent de se retrouver une dernière fois avec Ahmed Mahsas au café Royal Odéon pour faire un point récapitulatif de leurs longues discussions, avant de prendre l’avion le soir même pour Alger. Mahsas, arriva devant le petit café, il était un peu inquiet, car les choses allaient vite. Il se joignit à ses deux amis attablés discrètement sur la terrasse. Ils passèrent en revue les points importants décidés lors de leurs précédentes discussions et approuvèrent et conclurent leur réunion par la résolution suivante : l’Algérie avait besoin plus que jamais d’une troisième force bien décidée à l’action pour réveiller les Algériens amorphes.

Après avoir organisé des contacts et des réunions au Quartier latin, à la Goutte d’or, à la Porte de la chapelle, dans le XVe arrondissement, et à Aubervilliers, là où les militants du parti PPA/MTLD se rencontraient, Didouche et Boudiaf comprirent la force et l’impact financier de la Fédération de France, composée, rien qu’à Paris, d’une communauté de 60 000 travailleurs algériens sympathisants des thèses messalistes. Ils chargèrent Ahmed Mahsas alias Ali de rester à Paris pour apporter les explications aux militants afin de renverser la tendance vers les thèses du nouveau mouvement.

Didouche et Boudiaf, sans tenir personne au courant de leur projet, décidèrent de donner au nouveau mouvement le nom de CRUA (Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action) et rentrèrent tranquillement à Alger en février 1954. Ce fut notamment sur eux deux que reposa35 la grande responsabilité de la préparation de l’insurrection du 1er novembre 1954. Ils commencèrent les contacts et les recrutements parmi les anciens, hommes sûrs et aguerris, de l’OS, tous traqués par la police. Didouche ramena Ben M’hidi, Rabah Bitat, Boudiaf, Mustapha Ben Boulaïd. Zoubir Bouadjadj avait ainsi appris par Didouche qu’avec Boudiaf, Ben M’hidi et Ben Boulaïd étaient en train de former une troisième force et de recruter des hommes sûrs, dont lui, Zoubir, était l’un des premiers. Zoubir Bouadjadj, un fidèle de Didouche, occupera une place vitale dans le recrutement des anciens de l’OS.

«Attention ! avait dit Didouche. Uniquement des hommes sûrs.» Les cinq hommes, chacun de son côté, s’employèrent à convaincre leurs hommes à adhérer au CRUA. L’idée directrice de Didouche et Boudiaf était de siphonner le MTLD de ses militants. Si la direction du CRUA était collégiale, Didouche Mourad et Boudiaf en étaient les créateurs. Boudiaf, l’âme de Didouche l’aiguillon36.

A. B.

(Suivra)

31 32 Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, éditions Fayard, p 79

33 Pierre Miquel, La guerre d’Algérie, éditions Fayard, p 127

34 Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, éditions Fayard, p 134

35 Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, éditions Fayard, p 87

36 Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, éditions Fayard, p 108

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