De la république égalitaire jacobine à la dictature bourgeoise thermidorienne (1)

République
Scène emblématique de la Révolution française de 1789. D. R.

Par Mesloub Khider – «Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.» (Antoine de Saint-Just Homme politique et révolutionnaire français, 1767 – 1794).

Après cinq années d’effervescence révolutionnaire culminant à l’époque du triomphe du jacobinisme, ouverte en septembre 1792 avec la proclamation de la République, la Révolution française, amorcée en juillet 1789, est ligotée et liquidée par les forces conservatrices apeurées, épouvantées. Aux forces populaires animées d’un esprit d’égalité passionnée succède les dirigeants bourgeois résolus à abattre le nouveau régime républicain et démocratique. Le baptême du feu de la contre-révolution est lancé le 9 thermidor 1794, le jour de l’arrestation de Robespierre, suivie de son exécution.

«Maximilien Robespierre, la veille encore l’homme le plus puissant de France, est étendu, couvert de sang et la mâchoire fracassée. Le grand fauve est capturé. La Terreur prend fin. Avec elle s’éteint l’esprit enflammé de la Révolution ; l’ère héroïque est terminée. C’est l’heure des héritiers, des chevaliers d’industrie et des profiteurs, des faiseurs de butin et des âmes à double visage, des généraux et des financiers», écrit Stefan Zweig.

Avant de poursuivre, il est utile de rappeler que l’emploi du terme «terreur» (pour qualifier cette période révolutionnaire jacobine) est l’œuvre des contre-révolutionnaires. En effet, de tous temps, les vainqueurs, tout comme les classes dominantes, s’acharnent toujours à disqualifier le combat de leurs ennemis. Notamment par l’usage de qualificatifs péjoratifs, délibérément dévalorisants, criminalisants. Ainsi, le combat des Algériens pour se libérer du joug colonial français est toujours considéré, de nos jours encore par une partie des nostalgiques de l’Algérie française, comme du terrorisme. Les révolutionnaires algériens sont des terroristes. Les communards étaient traités de terroristes par les Versaillais. Les Bolcheviks étaient également qualifiés de criminels par le tsar et l’armée blanche soulevée contre le nouveau pouvoir populaire soviétique.

De manière générale, dès qu’il s’agit de remettre en cause l’ordre établi, la classe dominante criminalise le combat de ses adversaires politiques. Et d’abord au plan linguistique, par l’usage de termes spécifiquement réservés ordinairement aux criminels de droit commun. Pour neutraliser la révolte légitime du peuple, la classe dominante emploie d’abord les insultes ordurières, ensuite les balles meurtrières.

En outre, il est fréquent dans l’imaginaire collectif de la société (inoculé par l’idéologie bourgeoise), quand il s’agit d’évoquer l’idée de révolution, de l’associer spontanément au sang, à la terreur, au massacre. Il n’y a rien de plus inexact, de plus fallacieux. La révolution n’est absolument pas synonyme de sang. Au départ, la Révolution ne génère souvent guère quelques morts. La prise du pouvoir par les Bolcheviks a fait à peine quelques dizaines de morts. C’est la réaction des classes dominantes qui provoque les bains de sang. Ce sont elles, résolues à se maintenir au pouvoir et à protéger leurs privilèges, qui sauvagement répondent par la violence, répandent la terreur.

Enfin, il n’est pas inutile de rappeler qu’une seule guerre capitaliste (guerre napoléonienne ou la Première Guerre mondiale) a fait des milliers de fois plus de victimes que toutes les révolutions réunies.

Dans le cas de la Révolution française, par l’exécution de Robespierre et de ses alliés, c’est la République démocratique et égalitaire qu’on a assassinée. C’est la république sociale qu’on a guillotiné. C’est la conception sociale de la société qu’on a enterrée. En effet, thermidor marque le transfert du pouvoir aux élites bourgeoises. La fin du contrôle des instances politiques par les masses populaires, cette force plébéienne. Elle sonne le tocsin de la conception résolument conflictuelle de la gestion de la société. Le nouveau régime dirigé par le Directoire proclame la fin des conflits et des idéologies (entendant par là, la fin de la lutte de classe menée par les classes populaires aux riches). A la politique de confrontation sociale succède la politique consensuelle, le régime du compromis politique, de la modération.

Par cette politique élitiste, on renvoie les masses dans leurs chaumières, pour octroyer le pouvoir qu’aux seuls dirigeants bourgeois établis dans leurs châteaux.

De toute évidence, la politique radicale d’égalité sociale menée par les Jacobins, particulièrement initiée par son aile gauche (représentée par Marat, Jacques Roux, l’ouvrier Tiger, Théophile Leclerc, Varlet, Babeuf, Sylvain Maréchal, Anarcharsis Cloots, Claire Lacombe, Pauline Léon, Marie Anne Vilquin, Constance Evrard, Olympe de Gouges, etc., véritables héros issus des masses populaires révolutionnaires) a manifestement traumatisé les classes privilégiées bourgeoises et aristocratiques. Dans un rapport publié en 1795 consacré aux «crimes» perpétrés par Robespierre et les Jacobins, il est écrit : «Ordre fut donné, et exécuté en partie, d’exterminer les riches, les hommes éclairés (…) afin de réaliser le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction de la richesse  et la ruine du commerce.» Voilà comment la classe dominante, effrayée par son déclassement, sa disparition, sauvée in extremis grâce à son coup d’Etat, retrace les événements, perçoit la politique d’égalisation sociale mise en œuvre par les Jacobins sous l’instigation de son aile maximaliste. C’est une lecture de classe. La vision de la bourgeoisie décidée à défendre ses intérêts, sa condition sociale de classe dominante.

Les thermidoriens(1), dans leurs récriminations contre les Jacobins, ne pardonnent pas au peuple d’avoir usé de la violence pour imposer son programme économique, d’avoir contraint les classes privilégiées à partager leur richesse, d’avoir instauré une démocratie directe au service du peuple. En résumé, d’avoir porté atteinte au droit sacré de la propriété bourgeoise, d’avoir mis à mal les principes les plus élémentaires de l’économie et précipité la France vers la «ruine du commerce» (la ruine de leur richesse associée à la France, alors qu’elle en est la seule bénéficiaire par sa position dominante, par son statut de propriétaire exclusive des moyens de production et des biens. Pour la bourgeoisie, ses intérêts se confondent avec le pays qu’elle gère comme son entreprise pour son seul profit).

Au reste, l’objectif des Thermidoriens était clair : tirer un trait sur la phase jacobine de la République française pour mettre fin à cette ère de la démocratie sociale et directe. En effet, aux yeux des Jacobins, particulièrement de son aile gauche, la démocratie est inséparable de la quête du bien commun, du bonheur («Le bonheur est une idée neuve en Europe», avait proclamé le révolutionnaire Saint-Just), du pouvoir populaire. L’exercice du pouvoir était soumis au contrôle direct des élus et du gouvernement par les citoyens, par le peuple.

De fait, cet idéal démocratique s’illustre pendant la Révolution sous la forme de sections de sans-culotte(2), organisées dans les communes. Ces sans-culotte, figures de proue de la démocratie directe sous la Révolution, étaient armés. Outre l’armement de ces sections populaires chargées de la défense de la patrie contre les ennemis intérieurs et extérieurs, ces sections élisaient et révoquaient leurs représentants en assemblées. Ces assemblées étaient sommées d’appliquer les décisions des sections populaires. Ces sections populaires constituaient un véritable pouvoir parallèle, elles contrôlaient l’exécution de la politique économique et sociale. Elles n’hésitaient pas à envahir l’assemblée nationale lorsque certaines décisions violaient la volonté populaire.

Au demeurant, il est de la plus haute importance de préciser que la Constitution de juin 1793 avait inscrit dans ses textes de loi le droit à l’insurrection, reconnu comme moyen légitime pour le peuple d’exercer un contrôle sur ses élus. Le peuple disposait du droit d’insurrection en cas de trahison de «ses» représentants dirigeants. Ainsi, au travers de ses communes populaires, le peuple exerce démocratiquement un contrôle direct de l’Etat. Et ce pouvoir de contrôle, le peuple ne manque pas de l’exercer. C’est ainsi que le 31 mai et le 2 juin 1793, 80 000 sans-culotte envahissent l’Assemblée nationale, accusée d’usurper la souveraineté populaire.

D’aucuns proclament jusqu’à aujourd’hui que la Constitution de juin 1793 votée par les authentiques révolutionnaires jacobins demeure la plus démocratique de toutes les Constitutions promulguées depuis plus de deux siècles. Elle reconnaissait le droit au travail. Elle accordait le droit de vote aux étrangers, ainsi que leur droit d’éligibilité. Elle avait institué le droit de secours (d’assurance), et d’autres mesures sociales protectrices.

C’est cette forme de démocratie directe que les thermidoriens vont guillotiner. En effet, au lendemain du renversement des jacobins le 9 thermidor 1794, cette souveraineté communale est progressivement réduite à néant. L’autonomie de son pouvoir décisionnel et sa force armée sont pulvérisées par les nouveaux dirigeants bourgeois revanchards thermidoriens. Le dessein des Thermidoriens était d’anéantir ces embryons de démocratie ayant germé sous la Révolution. Un des nouveaux représentants thermidoriens reproche à la Constitution de 1793 de «remettre le sceptre aux mains des sociétés populaires» et de «faire de la France un peuple constamment délibérant». La bourgeoisie n’aime pas voir le peuple délibérer. Libéré. Car elle sait que la parole du peuple est révolutionnaire, autrement dit qu’elle œuvre à défendre exclusivement ses intérêts. Ce qui implique automatiquement la suprématie du pouvoir décisionnel du peuple. Et par voie de conséquent, la subordination, puis l’effacement, enfin la disparition de la bourgeoisie en tant que classe dominante. C’est pourquoi la bourgeoisie refuse d’accorder le pouvoir délibératif au peuple. D’où la nécessité impérative pour le peuple de s’accaparer par la force du pouvoir pour imposer son programme politique, pour défendre ses seuls intérêts forcément antagoniques aux bourgeois.

(A suivre)

M. K.

  1. On désigne sous le nom de «thermidoriens» les vainqueurs de Robespierre, les 9 et 10 thermidor an II (27 et 28 juillet 1794). Le nom recouvre donc à la fois des anciens terroristes (Tallien, Barras, Fréron) et des modérés de la Plaine (Sieyès, Boissy d’Anglas, Cambacérès). Ce sont les thermidoriens qui gouvernent la France jusqu’à l’établissement du Directoire et même jusqu’au coup d’État de Brumaire de 1799 mené par Napoléon. Les idées politiques et sociales des gouvernants thermidoriens reflètent celles de la bourgeoisie nouvelle, des acquéreurs de biens nationaux et des spéculateurs sur les fournitures de guerre ou les assignats, que les mesures en faveur des pauvres et la tentative de dirigisme économique des Montagnards, en l’an II, avaient inquiétés. Ils pensent, comme Boissy d’Anglas, qu’«un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est l’état de nature». Assurer la prépondérance de la bourgeoisie est le principal souci des thermidoriens. On peut dire que leur œuvre et leur domination se perpétuent encore jusqu’à nos jours en France.
  1. «Sans-culotte» est le nom donné, au début de la Révolution française de 1789, par mépris, aux manifestants populaires qui portent des pantalons à rayures et non des culottes, symbole vestimentaire de l’aristocratie de l’ancien régime. Les sans-culotte sont des révolutionnaires issus du petit peuple de la ville et défenseurs d’une République égalitaire. Ils sont jugés par les autres révolutionnaires comme «radicaux» car ils prônent la démocratie (que nous appellerions «directe» de nos jours), c’est-à-dire sans intermédiaires comme les députés (qui à l’époque se disaient antidémocrates car «la démocratie serait l’anarchie». Ils se distinguent par leur mode d’expression, en particulier vestimentaire. Leur tenue comporte un pantalon à rayures bleues et blanches, au lieu de la culotte courte et des bas portés par les nobles et les bourgeois, ainsi qu’un bonnet phrygien rouge et une tendance à la simplicité. Ce costume est un signe de protestation, arboré par les membres de toutes les conditions qui se présentaient comme «patriotes».

Comment (3)

    Med
    14 août 2018 - 8 h 08 min

    Bien que l’origie du capitalisme remonte à l’époque de la Renaissance (Italie-Hollande..) et même avant, nous sommes encore dans un régime ou un mode de production féodal à l’époque de la Revolution Francaise. Lorsque 3% de la population (Aristocratie et Clergé) s’accaparent la richesse de tout un pays, la situation est destinée tot ou tard à lexplosion.
    L’ « Histoire » comme le dit si bien l’adage, est écrite par les vainqueurs. Il s’agit bien entendu, de jeter le discrédit le plus total sur les vaincus et de les diaboliser avec extrême virulence. Mais on ne peut pas encore parler de bourgeoisie, encore moins de dictature bourgeoise, car la bourgeoisie, encore balbutiante, mais toutefois sous la poussée de la « Revolution Industrielle » tente elle-même de se frayer un chemin à l’encontre de l’aristocratie. D’ailleurs la « Réaction » est une opération menée justement par l’aristocratie des pays européens, venus au secours de l’aristocration francaise. Une opération qui aboutira au Congrès de Vienne de 1815, qui remet au devant de la scène politique la logique dynastique. C’est pendant la Révolution de 1848 que l’on assistera par contre à la collusion de la classe aristocratique avec la classe bourgoise face à la classe ouvrière naissante.

    Felfel Har
    14 août 2018 - 0 h 08 min

    Pour assurer sa survie et s’inscrire dans le temps, une révolution doit être portée, non pas un homme aussi charismatique soit-il, ni par un clan aussi puissant se croit-il, mais par tout un peuple convaincu de la justesse de ses objectifs et de l’universalité de ses bienfaits. Lorsque ces derniers sont détournés par des despotes, le peuple n’a pas d’autres choix que de se mobiliser et de se battre pour recouvrer ses droits pour la justice, pour l’égalité, pour la paix. Le combat devient sacré et sa colère s’exprime sur le terrain. Qui se souvient des paroles du Chant des Partisans (ou Chant de la Libération), cet hymne de la Résistance française durant l’occupation nazie par Maurice Druon et Joseph Kessel:
     » C’est nous qui brisons les barreaux des prisons pour nos frères.
    La haine à nos trousses et la faim qui nous pousse, la misère
    Il y a des pays pays où les gens, aux creux des lits, font des rêves
    Ici, nous, vois-tu, nous on marche, …, nous on crève. »
    Les régimes bonapartistes qui ont cannibalisé l’espoir des masses finissent par créer les conditions de leur propre destruction. Quand les ingrédients de la révolte se mettent en en place, l’explosion est imminente! Afham yal fahem!!!

    socrate
    13 août 2018 - 16 h 18 min

    Merci mais on a déjà donné ! Des millions de victimes en Russie, en Chine, au Cambodge est ailleurs ont payé de leur vie parce que des illuminés comme Robespierre se prenaient pour la voix du peuple et écrasaient tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux. La terreur jacobine, bien illustrée par les massacres des guerres de Vendée (entre autre) est le « noyau nucléaire » de tous les goulags du XX ème siècle.

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