Du cri à l’organisation

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22 février 2019, naissance du mouvement populaire. New Press

Par Kaddour Naïmi – Après les manifestations populaires de décembre 1960, où je connus mon plus grand bonheur parce que j’ai vu le peuple algérien s’affirmer de manière indépendante, même du parti FLN qui dirigeait la Guerre de Libération nationale, voici le second jour de mon plus grand bonheur : le 22 février 2019. Le cri. Ce jour-là, celles et ceux qui furent traités avec mépris de «ghachi», de «populace», celles et ceux au sujet desquels certains déclarèrent «se tromper de société» et d’autres vouloir «changer de peuple», celles et ceux au sujet desquels un journaleux parla d’«obsédés sexuels» totalement engloutis dans l’obscurantisme religieux, enfin, ces hommes et femmes méprisés, dénigrés, calomniés ont fini par démontrer la dignité qui sommeillait en eux. Ces hommes et femmes, jeunes et vieux ont fait davantage. Ils se sont unis au-delà des clivages dans lesquels des oligarchies manipulatrices voulaient les tenir : une vision cléricale ou ethnique.

Et cette union, là est le meilleur, s’est réalisée sans partis, sans organisations, sans chefs. Certes, il est possible que des agents occultes, cherchant à réaliser leurs seuls intérêts de caste, ont suggéré, agi pour attiser et encourager ces manifestations, en suggérant une unique revendication : le refus de la candidature de l’actuel chef de l’Etat. En effet, focaliser les revendications sur le seul refus de cette candidature, sans évoquer le droit fondamental à la justice sociale réelle, quel que soit le Président qui sera élu, risque de faire le jeu de ces agents occultes, en remplaçant une caste antidémocratique par une autre, apparemment démocratique. Car il est fondamental de comprendre ceci : le problème essentiel et déterminant n’est pas uniquement une élection présidentielle, mais le choix d’un système social où la majorité d’un peuple ne soit pas exploitée économiquement, dominée politiquement et conditionnée idéologiquement par une caste, fut-elle «démocratique».

La question primordiale, donc, ne se limite pas à changer de chef, mais de système social. Certes, un long voyage commence par des premiers pas, cependant, qui veut voyager loin ménage sa monture.

Il est vrai que les personnes qui ont manifesté l’ont fait d’abord et avant tout pour exprimer leur refus de continuer à subir l’humiliante «hogra» sous toutes ses formes et d’où qu’elle vienne. Cette humiliation est allée jusqu’à l’immonde : voir un journaleux, après avoir traité le peuple d’«obsédé sexuel», traiter les combattants de la Guerre de Libération nationale d’imposteurs et de profiteurs !

Voici que, finalement, celles et ceux exploités, dominés et méprisés, ont osé occuper les rues, défier l’interdiction de manifester dans la capitale, ont su exprimer leurs revendications de manière pacifique, solidaire et même joyeuse !

Et maintenant ?… Comme partout et toujours dans le monde, celles et ceux qui ont eu finalement la conscience et la dignité de manifester publiquement doivent veiller à ne pas être récupérés par quiconque, non seulement par leurs ennemis, mais également par leurs (faux) amis. L’expérience historique le montre : les manifestations populaires sont nécessaires mais non suffisantes. Elles ne sont que la partie visible de l’iceberg citoyen.

Afin que la première démonstration pacifique citoyenne du 22 février 2019 ne se réduise pas à un vagissement avorté, à une récréation de défoulement sans lendemain, ou se prolonge par d’autres manifestations de rue semblables et rien d’autre, l’expérience historique mondiale montre ce qui reste à faire : constituer des comités de consultation et de discussion, égalitaires, libres et solidaires, pour concrétiser un débat le plus démocratique entre les citoyennes et citoyens. Et, surtout, que non seulement aux jeunes, mais également aux femmes soit reconnu tout leur droit à la participation. Les femmes étant les plus opprimées du peuple, leurs suggestions seront les plus précieuses. Que ces comités citoyens se forment partout : lieux de travail, d’études, d’habitation, de loisirs, en Algérie et parmi la diaspora. Enfin, que ces comités se choisissent parmi leurs membres des représentants afin de réaliser la solidarité entre les divers comités.

Certes, cette entreprise n’est pas facile, mais elle est la seule manière pour un peuple d’apprendre à se gérer lui-même ; elle est, aussi, la base pour construire un ordre social réellement démocratique, parce qu’il sera le résultat réel de délibérations et de décisions populaires, égalitaires, libres et solidaires. Ce que l’autogestion populaire a d’unique et de merveilleux est ceci : elle n’est pas uniquement un but à attendre, mais un moyen qui est en même temps la réalisation immédiate et progressive de ce but. Quant à ceux qui, de bonne foi, considèrent l’autogestion sociale comme démagogique, anarchique, archaïque et j’en passe, qu’ils s’informent sur ce qu’elle fut réellement, en Algérie et ailleurs. Partout, elle ne succomba qu’à cause de la faiblesse des peuples, notamment en matière d’organisation et, donc, de la force organisée de leurs adversaires.

Au contraire de tous ceux qui méprisent le peuple, faisons-lui confiance ! Rappelons-nous deux faits historiques significatifs. Le premier : les manifestations de décembre 1960, déjà évoquées. Le second est le suivant : juste après l’indépendance, en l’absence de patrons et de cadres d’une part, et, d’autre part, d’un Etat, nos parents ont su établir l’autogestion industrielle et agricole et ont, contrairement aux calomnies, assuré la production de manière satisfaisante, jusqu’à ce qu’une oligarchie constitue un nouvel Etat qui élimina cette autogestion…

Dès lors, cette partie du peuple qui a manifesté dans les rues le 22 février 2019, de manière si intelligente, exprimant le plus haut et le plus beau niveau de conscience citoyenne, il lui reste à s’organiser de manière autonome, égalitaire, libre et solidaire pour trouver les solutions à ses problèmes, et faire du pays dont elle est citoyenne une nation démocratique et populaire, dans le sens authentique de ces deux qualificatifs, c’est-à-dire par le peuple et pour le peuple. Quant à celles et ceux qui détiennent un savoir social utile, il leur reste à s’organiser eux aussi en associations égalitaires, libres et solidaire, d’une part et, d’autre part, à mettre à la disposition du peuple leur savoir social, en veillant à ne pas s’ériger en maîtres, dirigeants, chefs ni administrateurs. Leur rôle n’est pas de se servir du peuple, mais de le servir, car seul un peuple libre et solidaire est la condition de la liberté solidaire de toutes et tous.

K. N.

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Comment (14)

    Elephant Man
    2 mars 2019 - 7 h 21 min

    Excellente contribution Mr Kaddour Naïmi.

    MELLO
    27 février 2019 - 16 h 54 min

    Lorsqu’on vit loin des tumultueuses marches de tout ce peuple qui s’exprime avec le coeur, la raison veut que les leçons ne peuvent provenir de l’étranger. Surtout pas de quelqu’un qui s’arroge le droit à une nationalité autre qu’Algérienne. Vous avez choisi la nationalité d’un autre pays parce que les relations avec l’Algérie le permettent. L’Algérie , vous l’avez définitivement quittée, tout comme vous lui avez tourné le dos depuis de longues années. Du cri à l’organisation, facile à dire et à écrire , mais difficile à faire , surtout que nous autres petits peuples somme allergiques à tout ce qui vient de l’autre côté.

    Belo
    27 février 2019 - 15 h 46 min

    Merci pour ce peuple fière et rebelle épris de paix et de justice. Attention, attention à la suite, les baltaguias rodent.

    anonyme
    27 février 2019 - 13 h 52 min

    un article de grande qualité, BRAVO Mr kADDOUR nAIMI

    Vaille que vaille
    27 février 2019 - 12 h 51 min

    46 ans de patience
    de chuchotements et de silence
    vint ensuite le règne de la fratrie
    des clans et des oligarques
    vingt ans de parodie démocratique
    tant d’années de déshérence
    j’ai vu mon pays glisser vers l’abîme
    l’acte de décès d’un peuple se préparait

    j’ai mal à mon pays

    quand tout semble irrémédiablement perdu
    le réveil, soudain
    la parole se libère
    il a fallu d’une étincelle
    les consciences sortent de leur torpeur
    un peuple renait comme par enchantement
    le rêve est à portée de mains
    demain est un autre jour

      Ben Alilam
      27 février 2019 - 14 h 11 min

      Indeed (effectivement) …demain est un autre jour

    TNT
    27 février 2019 - 11 h 54 min

    Le peuple Algérien à gagner et les corrompus et les hors la loi ont perdu,vive une Algérie sans les traitres sans les corrompus;et sans le régionalisme assassin;le peuple Algérien n’est pas mort comme ils pensaient certains dictateurs a la tète du pays;surtout ne pas arréter la lutte jusqu’a la victoire totale

    DZA
    27 février 2019 - 11 h 20 min

    Mr Sahraoui, moi et sans doute, des millions d’Algériennes et d’Algériens, nous partageons vos espoirs.

    Seulement, est ce que, ceux, pour qui, l’Algérie avec le régime actuel, est juste une source de richesses, l’entendent de cette oreille ?

    Un peuple déterminé, est un peuple qui finira par imposer sa volonté. Les calculs politiques, n’y pourront rien faire.
    Le sort du pays, reste dépendant en grande partie de ceux qui possèdent la force militaire et de leur positionnement.
    Espérons, que le moment venu, ils sauront mettre le choix du peuple et l’intérêt de Nation au-dessus de toutes considérations, comme les Hommes de novembre 1954.

      anonyme
      27 février 2019 - 15 h 51 min

      DZA
      27 février 2019 – 11 h 20 min
      Mr Sahraoui, moi et sans doute, des millions d’Algériennes et d’Algériens, nous partageons vos espoirs.

      cet article est de kaddour Naimi , c’était juste une petite parenthèse

    Zaatar
    27 février 2019 - 11 h 19 min

    Je pense bien qu’on ne doit pas ignorer un ancien proverbe qui dit « Ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ». Tout le monde sait que rien n’est acquis par avance. Bien d’autres auparavant en ont fait les frais après voir eu de mauvaises surprises. Et ceci, pour le cas qui nous concerne, est d’autant plus vrai que le chemin est effectivement long, même très long, et semé de beaucoup d’embûches.

      Ghedia Aziz
      27 février 2019 - 12 h 48 min

      Mr Zaatar, nul n’ignore que le chemin (de la liberté) est long et semé d’embûches. Mais, le fait que le peuple ait fait un pas est déjà encourageant. Alors, je crois que ce n’est pas le moment de le décourager en faisant des commentaires tel que le votre. Bien au contraire, nous devons, en tant qu’intellectuels, l’accompagner pour qu’il ne se trompe pas de chemin. Nous devons veiller à ce qu’il fasse les choses de façon pacifique car n’oublions pas qu’actuellement le monde entier nous observe.

        Zaatar
        27 février 2019 - 13 h 44 min

        Mr Ghedia, vous voyez un découragement dans mon commentaire? pourtant il ne fait que refléter ce qui est écrit dans l’article… à moins que vous considérez l’article décourageant en lui même, auquel cas c’est d’abord à son auteur que la remarque devrait être faite. En attendant, c’est plutôt une objectivité et une réalité avant d’être vu comme un découragement.

      anonyme
      27 février 2019 - 15 h 53 min

      Zaatar
      27 février 2019 – 11 h 19 min
      Je pense bien qu’on ne doit pas ignorer un ancien proverbe qui dit « Ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué »

      sauf qu’il y a 40 000 000 de chasseurs pour quelques prédateurs
      On viendra à bout
      En tous les cas la donne a changé et plus rien ne sera comme avant

        Zaatar
        28 février 2019 - 9 h 21 min

        On m’a toujours appris qu’il ne faut jamais trop présumer de ses forces, en plus de ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. J’ajouterais que l’histoire a toujours signifié que le plus souvent le monde déçoit et qu’il ne faut jamais juger sur ce que l’on voit. La simplicité, la modestie et la sagesse devraient en principe prévaloir sur tout autre chose d’emballement. C’est mon avis, maintenant l’avenir nous le dire très certainement, et pour ma part ça sera bientôt…

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