Comment affronter l’hydre à plusieurs têtes de la corruption

corruption peuple
Le peuple veut déraciner la corruption et ceux qui l'ont érigée en système. PPAgency

Par Kaddour Naïmi – Déjà, au IVe siècle avant J.-C., on le savait : «Le peuple a faim parce que celui qui est en haut se mange trop de taxes. Voilà pourquoi le peuple a faim. Le peuple est difficile à gouverner parce que celui qui est en haut aime exagérer. Voilà pourquoi il est difficile de gouverner.» (Lao Ze)

A présent, quelques dictons d’intelligence populaire : «Quand la tête du poisson est pourrie, le corps l’est aussi» ; «quand le bon Dieu joue de la musique, les anges dansent» ; «si vous voulez que le peuple soit honnête, que le chef de la nation donne le premier l’exemple», etc. C’est donc constater que le phénomène de la corruption est à éliminer d’abord parmi les chefs : en premier lieu, de la nation, ensuite des chefs d’entreprises (bancaires, industrielles, etc.), à commencer par les multinationales, au niveau international, et par les entreprises nationales, qu’elles soient privées ou étatiques.

Situation actuelle

«Question : comment ces chefs d’Etat peuvent-ils céder à la tentation ? Eva Joly : «C’est très souvent parce qu’ils sont payés, eux, à titre personnel avec des fonds sur des comptes (…). C’est très peu cher pour les multinationales. Ils donnent 100, 120 millions aux dirigeants corrompus et moyennant quoi, ils peuvent continuer à piller le pays.» Un exemple : «L’argent de Elf était réparti : un peu retournait en Afrique, mais beaucoup restait en France et servait pour les besoins propres des dirigeants, pour leurs femmes, leurs enfants, leurs maîtresses, pour leur train de vie.» (1)

Voilà donc la racine du mal, du problème. Et cela partout dans le monde, aussi bien développé que sous-développé. Cependant, dans ce dernier genre de nation, «le fait grave est que ce type de corruption n’est pas comparable avec celle existante dans les pays démocratiques. La corruption dans les pays soumis à dictature (interne ou externe) constitue un cancer dans le système économique et social. Il empêche n’importe quelle activité économique saine et n’importe quelle relation sociale saine, depuis le chef du gouvernement jusqu’au plus modeste policier de quartier.» (2)

Par conséquent, le premier devoir des citoyens, pour savoir ce qu’il en est de l’intégrité éthique de leurs dirigeants, d’abord étatiques, ensuite économiques, est d’exiger d’eux – je dis bien exiger ! car c’est un droit citoyen fondamental, celui de savoir qui sont leurs dirigeants – que ces derniers donc déclarent tous les biens qu’ils possèdent, et comment ils en sont devenus propriétaires. Ensuite, en faire de même avec les membres de la soi-disant «élite» administrative, intellectuelle ; bref, partout où des «chefs» – grands d’abord, intermédiaires ensuite, petits enfin –, opèrent dans tous les domaines sociaux. En Algérie, les citoyens en manifestation l’ont compris : «klitou leblad ya serrakine!» (Vous avez pillé le pays, ô voleurs !) Et les manifestants ne sont pas dupes : leur accusation véridique ne vise pas uniquement certains, une frange, un «clan», comme on dit en Algérie, mais tous les membres de tous les «clans» qui s’enrichissent sans vergogne au détriment du peuple, et cela d’abord au plus haut sommet de la hiérarchie étatique.

Souvenons-nous. En Algérie, dernièrement, un général qui occupait une fonction stratégique, dont on découvrit les méfaits, et qui se trouve actuellement en prison, déclara en substance qu’une personne ayant les mains sales ne peut juger une autre. N’est-ce pas avouer, implicitement, qu’en «haut», tout est pourri ? Et, venant d’un général ayant occupé une haute fonction, peut-on en douter ? Ecartons un malentendu. Il ne s’agit pas de laisser entendre que «tout est pourri», mais qu’«il y a quelque chose de pourri» au sein même de l’Etat, cela n’est-il pas certain ? Et que l’on ne vienne pas objecter, comme à l’habitude, que le chef suprême n’en sait rien : dans ce cas, il faut qu’il démissionne ou qu’il soit le licencié comme n’importe quel travailleur incompétent.

Dès lors, plutôt que de reprocher à un pauvre diable du peuple d’être corrompu, ne faut-il pas, d’abord, s’occuper des individus qui ont instauré la corruption au plus haut de la hiérarchie sociale ? Certes, il est facile de s’en prendre à un pauvre diable et non à un individu disposant d’une force hiérarchique de dissuasion. Dès lors, se comprennent les résistances venant d’«en haut» contre tout changement social qui exige l’élimination de la corruption en tant que système, soulignons-le, car l’hydre de la corruption a plusieurs têtes : il ne suffit pas d’en éliminer une ou quelques-unes, mais de mettre fin à la bête tout entière.

Solution

Dénoncer la corruption en tant que système est nécessaire, mais ce qui est indispensable est que le peuple se crée les instruments adéquats pour obliger ces grands voleurs, dans la hiérarchie sociale, à cesser leurs méfaits. Pour cela, le peuple n’a pas d’autre choix – les expériences le prouvent partout dans le monde – que de disposer d’un pouvoir effectif. Sans lui, les voleurs continueront à voler, éventuellement en changeant de tactique. L’une d’elles est de corrompre un autre genre ou davantage d’individus, question de les faire taire en les rendant complices du vol et, donc, du maintien du système de corruption existant. «Rana chebâanine bi fadhl â’mi Messaoud !» (nous sommes rassasiés grâce à notre oncle Messaoud, à savoir la rente pétrolière), me déclara, toute honte bue et tout fier de son infamie, un ex-directeur de théâtre régional.

Et l’autre moyen pour maintenir la corruption est, bien entendu, la répression. Ce n’est pas par hasard que la violence étatique est la plus manifeste et la plus grave dans les pays sous-développés mais disposant de matières premières, et dont les dirigeants ont une haine inflexible contre toute forme de démocratie. Sans elle, en effet, ces dirigeants étatiques bradent les ressources premières de la nation aux multinationales de façon criminelle en échange de misérables millions leur servant à jouer aux nouveaux riches et aux nababs. C’est dire que le sous-développement est d’abord celui des dirigeants étatiques de ces pays, sous-développement de leur cerveau parce que de prédateur préhistorique et, pour parler en termes psychiatriques, psychopathe, autrement dit d’où est absent totalement le moindre signe de scrupule, et donc est présente une pratique systématique de la violence la plus extrême. Tout moyen qui enrichit ces obsédés de l’argent est le bon, y compris le massacre des citoyens qui protestent pacifiquement. Il reste seulement à ces derniers de trouver, eux, l’organisation concrète pour affronter et vaincre ce genre d’adversaire. Tout le problème est là.

Dans son entretien, Eva Joly propose de «créer un registre mondial de biens qui permettrait de suivre qui est propriétaire de quoi, partout». Mais comment cette proposition serait possible tant que les multinationales (car là se trouvent les premiers responsables de la corruption, ne l’oublions jamais, comme il ne faut pas oublier que les premiers de ces responsables ne sont pas les dirigeants mais les actionnaires), que les multinationales donc dominent en corrompant les dirigeants étatiques non seulement des pays sous-développés mais également de ceux développés ? N’est-ce pas le système capitaliste lui-même qui est la cause première de cette corruption, laquelle est structurelle ? Et donc que c’est ce système même qui est à éliminer, au bénéfice d’un autre destiné à servir de manière équitable et solidaire l’humanité en tant que telle ? Et où le trouver sinon dans l’autogestion sociale généralisée ?

«Soyons réalistes, demandons l’(apparemment) impossible» en y consentant les efforts nécessaires tout en sachant le rôle du facteur temps.

K. N.

[email protected]

(1) Entretien avec Eva Joly in https://tribune-diplomatique-internationale.com/index.php/2019/09/21/entretien-avec-eva-joly-ils-donnent-100-120-millions-aux-dirigeants-corrompus-et-moyennant-quoi-ils-peuvent-continuer-a-piller-le-pays/

(2) Kaddour Naïmi, «La guerre, pourquoi ? La paix, comment ?», pp. 110-111, librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-guerre-paix.html

 

Comment (6)

    Zaatar
    27 septembre 2019 - 5 h 51 min

    Et on ne veut pas comprendre que c’est dans la nature de l’homme. Tout ce qui s’est raconté ici prouve que l’homme a la moindre occasion, des qu’une opportunité s’offre à lui il n’hésite pas à la saisir pour s’enrichir, pour dominer son prochain, pour agrandir son territoire, pour s’adonner à ses plaisirs…etc. c’est ainsi. C’est dans les gènes. L’évolution dans la complexité est inscrite partout dans la nature dans l’univers. L’homme est un terrible prédateur et un très grand compétiteur. Et la nature l’a dote d’un formidable cerveau pour cela.

    Elephant Man
    26 septembre 2019 - 7 h 02 min

    Excellente contribution Mr Naïmi.
    Effectivement la corruption est avant tout l’apanage des pays dits développés et qui s’en servent également pour asservir les anciennes colonies comme vache à lait pour pillages de leurs richesses et les garder en sous-développement.
    « sous-développement de leur cerveau parce que le prédateur préhistorique et pour parler en termes psychiatriques, psychopathe, autrement dit d’où est absent totalement le moindre signe de scrupules, et donc est présente une pratique systématique de la violence la plus extrême ».
    « Tout moyen qui enrichit ces obsédés de l’argent est le bon… ».
    Le capitalisme est effectivement mortifère.
    Je reprends @Baraa du 16/08/19 : « D’ailleurs si en termes de niveau de santé, de niveau d’éducation et de niveau de produits agricoles biologiques, Cuba la pauvre et sous blocus a dépassé la plupart des pays occidentaux, cela montre que quand on a un pays plus riche, on peut créer ce système un paradis sur terre ».

    lhadi
    25 septembre 2019 - 22 h 41 min

    Nelson Mandela
    « conversation avec moi-même »
    Extrait de la suite inédite de son autobiographie (page 427-430)

    « Les hommes et les femmes se succèdent à travers le monde, et à travers les siècle.
    Certains ne laissent rien derrière eux, pas même leur nom. On pourrait croire qu’ils n’ont jamais existé.
    D’autres laissent quelque chose derrière eux : la mémoire des actes terribles qu’ils ont commis à l’encontre de leurs congénères, en violation flagrante des droits de l’homme, actes qui ne se limitent pas à l’oppression et à l’exploitation des minorités ethniques, mais qui sont même de l’ordre du génocide, et qu’ils perpètrent dans le but d’assoir leur épouvantable politique.

    La décadence morale de certaines communautés dans diverses parties du monde se révèle entre autres dans l’usage du nom de dieu pour justifier des actions condamnées dans le monde entier comme des crimes contre l’humanité.

    Parmi la multitude de ceux qui à travers l’histoire ont lutté pour la justice, certains ont commandé d’invincibles armé »s de libération, ils ont mené des soulèvements et ont fait d’énormes sacrifices afin de libérer leur peuple du joug de l’oppresseur. Ils voulaient améliorer leur existence en créant des emplois, en bâtissant des maisons, des écoles,n des hôpitaux, en introduisant l’électricité et en apportant une eau potable et saine jusqu’aux zones rurales. Leur but était de supprimer le fossé entre les riches et les pauvres, entre les intellectuels et les analphabètes, entre les bien-portants et les malades.

    Bien-sur, lorsqu’au bout du compte les régimes réactionnaires étaient renversés, ces libérateurs mettaient toutes leurs capacités, dans les limites de leurs ressources, à remplir ces nobles objectifs et à mettre en place un gouvernement libre de toutes les formes de corruption. Les opprimés nourrissaient l’espoir de voir leurs rêves se réaliser, de regagner enfin la dignité d’homme qu’on leur avait refusée pendant des décennies ou même des siècles.

    Mais l’histoire ne cesse jamais de jouer des tours, même aux héros de la liberté les plus célèbres et les plus aguerris. Souvent, les révolutionnaires d’autrefois ont succombé à l’appât du gain, et se sont laissé prendre à la tentation de confisquer des ressources publiques pour leur enrichissement personnel. En amassant de vastes fortunes personnelles, et en trahissant les nobles objectifs qui les avaient rendus célèbres, ils abandonnaient de fait les masses populaires et se rapprochaient des anciens oppresseurs, qui s’enrichissaient en spoliant sans pitié les plus pauvres par les plus pauvres. »

    Fraternellement lhadi
    ([email protected])

    Karamazov
    25 septembre 2019 - 10 h 35 min

    Proudhon disait qu’est-ce que la propriété ? Du vol !

    Comme nous sommes au Royaume de l’Utopie, et vu comment tata Eva a fini, moua je proposerais tous simplement la suppression de la propriété ou du moins sa limitation dans des proportions raisonnables.

    De nos jours avec les moyens informatiques les bases de données sur tous accessibles au tout venant cela est possibles de rendre impossible l’accumulation illimitée. Il faudrait aussi abolir l’héritage . Dès que quelqu’un meurt ses biens et ses avoirs seront versés à l’Etat. Ainsi tout ce qui en patrimoine ou en avoir bancaire qui dépasserait une certaine valeur sera tout bonnement confisqué. Il faut aussi supprimer la monnaie fiduciaire pour la remplacer par la monnaie électronique.

    Mais vous allez me dire :il y a l’or et comment faisait-on à lipouk où il n’y avait pas de monnaie. Oui, bon, mais au moins les signes de richesses apparent seraient limités. Par ixamp, si vous dépenser plus qu’une certaine somme, comme nous seront au temps de la monnaie electronique , votre compte en banque va tilter, et des messages vont apparaître : vous avez dépassé la somme impartie, vous avez dépassé la so….

    ABOU NOUASS
    25 septembre 2019 - 9 h 38 min

    La corruption en Algérie a gangrené tous les algériens , du plus petit serviteur de l’état, tel le planton de la daïra ou le scribouillard de la mairie jusqu’aux hautes fonctions bien sûr.

    C’est un fait existant depuis l’indépendance, mais qui a été révélé au grand jour à partir de l’ère Chadli durant laquelle les MESSAADIA, YAHIAOUI, BELKHIR etc… régnaient en maîtres de l’Algérie ,couverts par les colonels de l’époque, qui chassaient en meute .

    Et c’est ainsi qu’au fil des mois et des ans la contamination s’est généralisée et les plus forts ont détruit l’industrie et l’économie comme par exemple ces hommes de  » l’Import-Import  » qui ont imposé le change informel sous bienveillant de ces généraux pilleurs.

    Il va falloir détruire ce fléau par en haut.

    Anonimaoui
    25 septembre 2019 - 8 h 44 min

    La corruption nait et prospère lorsque règne l’impunité de haut en bas de l’échelle sociale. Quand la justice et les corps de police ne sont pas indépendants des pouvoirs central et locaux, tout est permis pour ceux qui détiennent l’autorité, même à un niveau périphérique, et ceux qui détiennent l’argent. Le système politique et le régime économique adoptés dans un pays influent peu sur la corruption car celle-ci prospère aussi bien dans États communistes, capitalistes, socialistes et libéraux. Tout est dans le degré d’impunité dont jouissent les corrupteurs et les corrompus dans une société donnée.

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