Interview – Roberto Caporale : «L’Algérie devance l’Italie en termes d’influence»

SB Caporale
Sabri Boukadoum avec son homologue italien Luigi Di Maio. D. R.

Le professeur Roberto Caporale, économiste de renom et fin analyste, est une référence en Italie. Il a longtemps travaillé dans des institutions bancaires internationales et occupé des postes de direction dans les plus grandes entreprises publiques italiennes. Eminent expert de géopolitique, ses conférences affichent toujours salle comble.

Ces dernières années, il a été conseiller du ministre de l’Economie et au cabinet du Premier ministre. Il a publié de nombreux livres et des centaines d’articles sur l’économie, la politique et les relations internationales. Il exerce des activités de conseiller senior à l’international. Son dernier livre Exeunt-Brexit et la Fin de l’Europe, avec une introduction de Paolo Savona, ancien ministre de l’Industrie, a été un succès remarquable.

Saisissant l’occasion d’un colloque consacré à l’économie italienne, nous lui avons soumis les questions d’Algeriepatriotique et l’avons invité à parcourir, pour nos lecteurs, l’actualité, tant bilatérale qu’internationale.

Algeriepatriotique : Professeur, le scénario géopolitique actuel est caractérisé par une instabilité et des changements rapides. L’Union européenne semble faire des progrès décisifs, le Covid-19 a soulevé des questionnements historiques. Comment évolue l’Italie dans un contexte si complexe ?

Professeur Roberto Caporale : En fait, il y a une grande instabilité comme jamais auparavant, l’accélération que la mondialisation a amenée, y compris dans la propagation de phénomènes –pensez à celui du virus, etc. – et dans l’universalité de leurs conséquences est un fait concret. En cela, vous avez raison. Cependant, il y a aussi beaucoup de confusion et d’idéologie dans l’interprétation de ce qui se passe.

Prenons l’Europe. Par exemple, les développements récents du Conseil européen et le lancement du Fonds de relance. Il s’agit d’une opération inédite : 750 milliards d’euros, dont 390 milliards de transferts non remboursables. Il s’agit d’une dérogation substantielle du budget central de l’Union européenne et, sans aucun doute, d’une institutionnalisation saine, je dirais même indispensable, des mécanismes de solidarité économique au sein de la zone euro, qui est notoirement une zone monétaire sous-optimale.

Mais à y regarder de plus près, il faut aussi dire qu’il s’agissait d’une décision prise dans une logique plus confédérale que fédérale. C’est-à-dire, dans le cadre d’un exercice diplomatique dans lequel les Etats nationaux pèsent et font peser leurs forces relatives et leurs intérêts nationaux pour arbitrer et résoudre les problèmes qu’ils ont en commun. Ce sont donc les Etats qui ont décidé et non pas la Commission.

De la même manière, la mise en œuvre de l’accord sera essentiellement de nature confédérale, en raison du futur «frein d’urgence», donc d’un droit de veto que l’accord lui-même attribue à chaque Etat membre, bien qu’avec des procédures complexes.

Il s’agit donc de «plus d’Europe», certes, mais pas vraiment et pas entièrement dans le sens de ceux qui voient dans l’union centralisée actuelle la solution à tous les problèmes continentaux.

Mais, à travers ce scénario au niveau mondial, le Covid-19 va-t-il changer le monde que nous sommes habitués à vivre ?

La pandémie a eu et aura un impact énorme sur la vie des individus et les systèmes économiques. Il a également fait ressortir des qualités inattendues ou sous-évaluées du soi-disant «capital humain» qui fait des nations ce qu’elles sont. Pensez au respect substantiel des règles dans la phase du pic infectieux qui a été relevé un peu partout dans le monde !

Le Covid-19 a également fait émerger une très grande demande d’intervention publique et de cohésion sociale, qui était prête à se manifester depuis un certain temps, en raison des déséquilibres économiques et sociaux créés par la mondialisation. Cependant, la mondialisation n’est pas «démocratique» et les conséquences du Covid-19 n’affectent pas tous de la même manière.

S’il semble que le «monde» est à genoux et qu’il est surprenant de voir sa fragilité, en réalité, les individus, les territoires, les secteurs industriels souffrent de manière très différente. Pensez au saut technologique que nous avons réalisé : une récente étude de McKinsey estime qu’en huit semaines de pandémie la numérisation du marché a subi une évolution de trois ans.

Oui, mais où ? Et pour qui ?

Les effets de la pandémie se sont d’abord manifestés par un choc asymétrique du côté de l’offre, inhibant progressivement la capacité de production des territoires en fonction de la contagion. Ce choc s’est ensuite déplacé du côté de la demande intérieure des économies individuelles en tant que revenu disponible plus faible. Mais ce sont les secteurs productifs et les territoires qui sont la clé pour mieux comprendre leur portée, leurs conséquences, et pour intervenir avec des outils adaptés. Et ces interventions ne sont efficaces que localement et au sein d’un système de solidarité.

C’est aussi pour toutes ces raisons que je ne pense pas, personnellement, que les effets de la pandémie produiront un monde radicalement différent du monde actuel, dans lequel le manque hypothétique de leadership mondial conduit à une augmentation des conflits et à la fin de l’ordre libéral international, ou à la fin de la mondialisation avec le retour des Etats-nations.

Au contraire, je pense que cette crise mondiale, comme les précédentes crises systémiques de l’histoire, consolidera les tendances déjà en place dans la politique internationale, faisant émerger de nouvelles visions des espaces politiques. Cela se fera autour d’une dialectique entre souveraineté et territoire, qui a toujours existé et continuera d’exister.

Mais le retour à une conception territoriale de l’espace politique n’est pas un phénomène destructeur, car les «espaces» territoriaux ne sont plus seulement nationaux ou matériels. L’identité et la décision politique n’impliquent pas nécessairement l’hostilité. Pensez à la technologie, à la sécurité, à la migration. Un ordre mondial est basé sur des blocs régionaux interconnectés. Quid de la grande région méditerranéenne ?

Précisément, la Méditerranée, berçant tant l’Algérie que l’Italie, deux pays qui veulent tourner la page de la pandémie. La presse italienne fait état d’initiatives qui seraient à l’étude visant à encourager les échanges extra-hydrocarbures et diversifier ainsi nos échanges commerciaux. Quelles sont les principales orientations à entreprendre et à développer, selon vous ?

Je dirais que, pour tourner la page, la première chose à faire pour les deux pays est de consolider leur prise de conscience. Plus clairement, de s’assumer comme des puissances régionales et de jouer pleinement ce rôle sur les plans continental et méditerranéen. Un processus dans lequel l’Algérie devance l’Italie qui, depuis au moins deux décennies, subit un assombrissement progressif de son influence, avec une brutale accélération depuis la crise libyenne.

Il y a un parallélisme singulier dans la double nature de nos pays : l’Italie européenne et méditerranéenne ; l’Algérie méditerranéenne et africaine. Alpes et Atlas : la géographie expliquant l’histoire. C’est à partir de cette prise de conscience, ainsi que de l’extraordinaire base d’amitié et du solide partenariat stratégique qu’il est nécessaire de commencer à étendre la collaboration, le commerce et les investissements aux secteurs non énergétiques.

L’Algérie et l’Italie sont toutes deux dans une phase économique complexe. L’Italie, pour les effets du Covid-19 sur son système économique, un impact assez asymétrique par rapport à ses partenaires européens. L’Algérie pour les effets de la pandémie sur son système de santé qui s’ajoutent à la morosité due à l’effondrement des prix du pétrole et aux délicats changements politico-institutionnels qu’elle compte porter à terme.

Cela dit, les crises sont aussi des opportunités. L’Italie est déjà le troisième partenaire commercial de l’Algérie. Son troisième fournisseur et premier client. Evidemment, les hydrocarbures saturent la Bourse, mais le potentiel commercial et d’investissement est énorme.

L’Algérie est un pays immense et jeune. 50% de la population ont moins de 30 ans. Un marché extrêmement important pour les entreprises italiennes. Je pense au secteur de la construction, bien sûr, mais aussi à la mécanique, aux machines industrielles, à la chimie, au secteur de la santé, à l’agriculture. En Algérie, il y a environ 9 millions d’hectares cultivables, un chiffre pertinent si l’on considère la conformation du territoire. L’Italie, avec sa géographie heureuse, en compte environ 12 millions. Les marges d’augmentation de la productivité agricole algérienne sont énormes. Pensez à l’impact que cela peut avoir et aux nouvelles technologies dans le secteur !

A propos de technologies, un programme d’investissements dans l’innovation technologique est sur le point d’être lancé, avec les start-up des jeunes des deux pays comme fers de lance…

C’est un projet ambitieux et résolument tourné vers l’avenir. J’espère qu’il sera mis sur les rails dans les mois à venir. Ces programmes ont été ralentis par la pandémie, mais mon vœu est que ce retard sera vite rattrapé. L’idée de base est de créer une synergie entre les systèmes. L’Algérie a un bon système éducatif en termes absolus. Elle peut offrir du personnel qualifié à des coûts compétitifs et bénéficier d’une retombée technologique qui aurait également un impact social important et positif.

Evidemment, pour attirer les investissements, et surtout les talents, il faut travailler sur l’environnement des affaires et, en général, sur la qualité de vie.

L’Algérie demande à l’Italie plus d’investissements et plus de projets d’infrastructures mixtes. L’Italie peut-elle devenir le partenaire synergique de notre économie – je pense à l’agriculture, aux PME et aux infrastructures hôtelières ?

En réalité, c’est déjà le cas. Mais nous devons passer à une vitesse supérieure pour exploiter l’énorme potentiel d’amitié et d’intérêt partagé de nos deux nations. Dans le secteur du tourisme, l’Algérie est une «belle endormie» et l’Italie a le savoir-faire et les opérateurs pour la réveiller.

En parlant d’économie, quels sont les points que le gouvernement algérien doit privilégier pour relancer l’économie et améliorer ses fondamentaux macro-économiques ?

Le gouvernement algérien a fait preuve de courage et de détermination en matière de politique budgétaire. Je pense que, compte tenu de la situation économique et de la stagnation prévisible du marché des hydrocarbures, une politique économique prudente est inévitable. Les réserves de change ont subi une contraction importante, mais l’endettement est faible et il n’y a pas de dette extérieure. Les fondamentaux tiennent donc.

A mon avis, il est nécessaire de se concentrer sur la capacité de croissance autopropulsée. Agir sur la compétitivité, réduire les risques opérationnels, la liberté économique. Une réforme fiscale et une modernisation de l’administration publique seraient deux leviers décisifs. La formation est également centrale. Tous les domaines où l’expérience italienne et, à certains égards, la nature similaire des problèmes historiquement critiques dans les entreprises respectives rendent certainement la collaboration très productive.

Rome et Alger luttent contre le terrorisme, les migrations hors contrôle et les implications de la guerre commerciale sino-américaine sur l’économie mondiale. Peut-on espérer un rôle spécifique pour les deux pays dans la Méditerranée ?

Que la sécurité transatlantique et la sécurité méditerranéenne soient étroitement liées est un fait qui n’a jamais été mis en discussion. Dans le contexte actuel, l’Algérie est un acteur central qui joue un rôle décisif et de liaison avec le Maghreb, le Sahel et, en général, le continent africain et le Moyen-Orient. Pour des raisons stratégiques, son partenariat stratégique avec l’Italie a toujours été très solide et ne peut qu’être renforcé. La coopération dans le domaine de la sécurité est excellente.

L’Italie, quant à elle, a toujours fait de l’ouverture au commerce et à la mer sa principale force.

La polarisation du système international est désormais inévitable, et c’est dans ce scénario complexe que l’Algérie et l’Italie vont devoir rechercher un équilibre entre les raisons de l’entreprise et celles de leur posture internationale. On peut croire qu’une plus grande intégration entre les deux économies rendra cet objectif plus facile à atteindre.

Interview réalisée à Rome par Mourad Rouighi

Comment (2)

    dada
    29 juillet 2020 - 21 h 48 min

    … oubliez-nous! ne dirigez pas les regards sur nous !

    Elephant Man
    29 juillet 2020 - 20 h 09 min

    Excellente interview.

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