Hirak du 22 Février : un énorme gâchis
Contribution de Boudjemaa Tirchi – L’évolution des sociétés se réalise souvent à cause des exaspérations : la Révolution de Novembre était venue pour éliminer le joug colonial tandis que le soulèvement du 22 Février escomptait mettre fin à un régime dictatorial. Deux années plus tard, où en sont les acquis dans les domaines des libertés, la consolidation de l’unité nationale, la création d’emplois ou le châtiment des membres d’«el-issaba» (la bande) ? Quels sont les bénéficiaires de ce soulèvement ?
Au début de l’an de grâce 2019, le Covid-19 n’était guère d’actualité. En revanche, tous les serviteurs du système étaient mobilisés pour offrir un cinquième mandat présidentiel à leur idole d’alors, «fakhamatouhou», le bien-aimé. Les dés étaient jetés et nul ne songeait à l’annulation de cette infamie. Même votre serviteur s’était résigné en interpellant les «élites» pour mobiliser le peuple afin de venir à bout du régime adepte de la médiocrité (El-Watan du 2 février 2019, «Où va l’Algérie ?»).
Un appel anonyme fut lancé pour des marches pacifiques à travers le pays, l’après-midi du vendredi 22 février. Le jour J, à Tizi Ouzou, nous étions à tout casser un millier avec deux cortèges se dirigeant dans des directions opposées : l’un ayant démarré de l’Université et l’autre de la place de l’Olivier. Après les premiers tâtonnements, les marches pacifiques des vendredis devenaient de plus en plus imposantes à travers tout le pays, suscitant l’admiration du monde entier. La prophétie de Larbi Ben M’hidi venait de se réaliser : «Jetez la Révolution dans la rue et tout le peuple s’en saisira à bras-le-corps !» Néanmoins, il y avait une différence de taille : à ses débuts, la Révolution de Novembre avait de brillants dirigeants et un programme pertinent, mais point de troupes tandis que le Hirak avait des partisans, mais pas de dirigeants, ni de feuille de route.
Après la démission du Président et l’annulation des élections, les élites de l’opposition auraient dû encadrer le mouvement pour concrétiser ses aspirations. Au lieu de cela, on assistait à des sorties hebdomadaires pour se défouler, prendre des selfies ou même draguer… Le soulèvement du 22 Février devenait folklorique, monotone et dépourvu de projet en dehors du slogan «Yatnahaw gaâ !» (ils partent tous) : un cri de cœur d’un jeune «m’digouti». Les personnes qui pouvaient assurer le leadership se contentaient de suivre la foule au lieu d’en être l’avant-garde. La «Révolution du sourire» disposait de vigoureuses jambes et de puissants gosiers, mais point de cerveaux pour la diriger.
Déçu par cette tournure, je rédigeai une contribution sous la forme d’une fiction intitulée «Songe de la dernière nuit d’été». Celle-ci sera mise en-ligne par Algeriepatriotique du 1er octobre 2019, sous le titre de «Sept résolutions pour faire triompher la Révolution du sourire». L’accueil fut indifférent, voire hostile. Je contactais mes amis Facebook qui avaient du poids (dont un docteur en économie fort en vue) pour les sensibiliser sur la nécessité de nous organiser. Tous étaient opposés à cette idée. Comme j’ai horreur de prêcher dans le désert ou de mener des combats perdus d’avance, j’ai préféré mettre fin à mon militantisme entamé au sein du MCB dans les années 1970. Je préfère me consacrer à ma passion : la psychanalyse.
Seize mois plus tard, malheureusement, les faits semblent me donner raison en consultant le bilan du Hirak qui semble bien maigrichon : c’est la montagne qui accoucha d’une souris en semant la régression.
La liberté d’expression prit un sale coup : outre le bâillonnement de la presse, depuis l’indépendance nos prisons n’ont jamais accueilli autant de détenus d’opinion. Presque toutes les figures de proue ont connu l’incarcération, à l’exemple du défunt moudjahid Lakhdar Bouregâa, du père spirituel du Hirak, Rachid Nekkaz, ou du journaliste engagé Khaled Drareni.
Pour diviser le mouvement, on stigmatisa ouvertement une région du pays (la Kabylie), ce qui relève de la CPI, sans que les auteurs de cette félonie soient inquiétés. Heureusement que le peuple est sorti dans la rue pour s’opposer à cette funeste machination en criant fortement : «Kabyles et Arabes sont des frères…»
On emprisonna des oligarques en fermant leurs entreprises sans se soucier des travailleurs jetés à la rue : des postes d’emploi furent ainsi supprimés en privant de leurs revenus des milliers de familles.
Certains serviteurs du système se sont retrouvés en prison sous l’accusation de faire partie d’«el-issaba», mais en épargnant d’autres, y compris leur chef, Abdelaziz Bouteflika, responsable hiérarchique de tous ces dégâts.
Les seuls bénéficiaires du soulèvement sont les membres du nouveau pouvoir. Ceux-ci avaient changé de discours depuis le décès tragique de leur homme fort : avant, ils faisaient ce qu’ils disaient ; après, ils louent les bienfaits du «Hirak béni», tout en jetant en prison les meneurs les plus en vue. Si je savais cela, je n’aurais jamais manifesté le 22 février 2019, en hurlant comme un fou : «Non au cinquième mandat !»
Avec du recul, le mal de l’Algérie semble provenir d’une grande déficience en hommes et femmes d’Etat qui servent efficacement la collectivité. En effet, le reproche qu’on fait au système en vigueur depuis le putsch de l’été 1962 est la gestion défaillante des ressources du pays en semant la gabegie. Le plus grand pays d’Afrique, pourvu de fabuleuses richesses, est devenu un enfer que ses enfants fuient en se jetant à la mer pour trouver ailleurs une existence plus digne. Il semble que l’opposition ne vaille pas mieux, puisqu’elle est incapable de guider un peuple sorti dans la rue par millions. Ce dernier exprimait son mal-être : c’était aux médecins et aux psys de la politique de faire un diagnostic afin de prescrire un remède qui le guérira de la maladie. Si on est incapable de guider un mouvement de rue, comment pourrait-on diriger un pays qui fait face à de multiples défis ? C’est connu : toute société sans élites et sans scientifiques sera la proie des charlatans qui régneront en maîtres.
L’exemple le plus édifiant nous vient de l’EN de football : depuis des années, celle-ci fut traînée dans la boue par des adversaires grands ou petits, malgré son effectif qui inspirait le respect et des entraîneurs nationaux ou étrangers. D’ailleurs, l’un d’entre eux est l’archétype du dirigeant algérien qui sème la médiocrité sans retenue (incompétence, autoritarisme et suffisance). Pourtant, ce Monsieur restera une icône du football algérien pour l’éternité, mais les qualités d’un exécutant diffèrent radicalement de celles d’un dirigeant… Finalement, on opta pour le «troisième choix», celui d’un jeune coach issu de la diaspora qui se mit aussitôt au travail afin de réparer les dégâts. Il métamorphosa l’équipe de tocards qui se faisait malmener par des sous-fifres en celle de redoutables «Guerriers du désert» qui sera sacrée championne d’Afrique, onze mois plus tard au Caire. Assurément, l’Algérie a grandement besoin de dirigeants de la trempe de Monsieur Djamel Belmadi, mais il paraît qu’il ne pourrait pas exercer n’importe quelle activité en étant un émigré… Comme on l’a vu et selon la formule consacrée : «Il n’y a pas de mauvais soldats, il n’y a que de mauvais chefs !»
En fin de compte, si j’avais su, je ne serais pas allé manifester à la Grande-Poste, en évitant les nombreux barrages dressés sur les routes, pour crier à tue-tête : «Dawla madania, machi âaskaria !»
Avec sa navigation à vue, le Hirak est porteur de vrais dangers. En cas de réussite, des illuminés sortiront du trou (comme après Octobre 1988) pour détourner la Révolution, en martelant leurs slogans : «Dimocratia kofr !» ; «La mithaq, la doustour, qala Allah, qala Arrassoul !» En cas d’équilibre des forces, les institutions pourraient être déstabilisées, comme en Syrie, au Yémen ou en Libye.
Le 22 février 2021, je n’irai pas manifester, car j’ai toujours milité pour l’amélioration et non pas la régression ou le chaos : «L’Algérie passe avant tout». La rédaction de ce texte n’est pas un retour, mais juste un cri de cœur car, comme beaucoup de compatriotes, j’ai mal en mon pays qui peine à décoller.
Pour mener le Hirak à bon port, il faut des dirigeants patriotes, désintéressés, intelligents, compétents et forts. Les grands hommes (ou femmes) politiques sont une denrée rare qui obéit aux caprices du hasard. En revanche, l’intelligence de groupe qui utilise les bienfaits de la synergie est disponible dans toutes les sociétés, à condition que ses membres surmontent les méfaits de leur ego pour se mettre au service de la nation. La direction collégiale de la Révolution algérienne en est un parfait exemple : l’unification des forces avait permis de venir à bout de la quatrième puissance mondiale aidée par l’OTAN.
Nos «élites» ne tirent guère de leçons en préférant jouer en solo, car chacun prétend détenir, seul, la solution. Certaines venaient à Place Audin pour faire leurs speechs tout en admirant leur nombril dans un brouhaha indescriptible. Cette attitude «zaïmiste» de nos leaders compromit tout changement et sème déception et découragement. L’exemple le plus évident est le Hirak et son échec patent.
Le pouvoir avait bien manœuvré, mais n’a nullement gagné la partie car c’est l’Algérie qui a dilapidé une occasion en or pour adopter les mœurs des nations civilisées. La preuve : après l’espoir suscité par le Hirak qui avait mis fin à l’émigration clandestine, son échec relança la «harga» à l’échelle industrielle. La seule issue viable pour le pouvoir est l’apaisement des esprits afin d’unifier les forces pour faire face aux nombreux défis (unitaire, sécuritaire, économique, civilisationnel, démographique, écologique, etc.) et bâtir une grande Algérie.
En conclusion, le soulèvement du 22 février 2019 apporta moins d’avantages que d’inconvénients, sauf aux nouveaux apparatchiks. La raison est imputable aux élites qui n’avaient pas assumé leur rôle de guide de la société. Pourtant, le résultat était prévisible, comme enseigné depuis deux mille ans par la sagesse de Sénèque : «Il n’y a point de vent favorable pour celui qui ne sait dans quel port il veut arriver.»
B. T.
Auteur de Réplique au livre noir de la psychanalyse
P.-S. : Ce texte a été rédigé avant la libération de certains détenus (dont je suis ravi pour eux et leurs familles), mais le fond (absence d’organisation) demeure entier : aucune modification n’est apportée.
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