Iran-Israël : duel sous les cieux ou quand la guerre fissure l’ordre du dollar
Une contribution de Ben Youcef Bedouani – Depuis juin 2025, la confrontation Israël‑Iran a pris une nouvelle tournure. Cette guerre n’est pas un simple affrontement régional, mais la cristallisation d’un basculement global. Elle oppose, en toile de fond, un ordre unipolaire en déclin à un monde multipolaire en gestation.
A travers l’Iran, la Russie, la Chine, les BRICS et l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), ce nouvel ordre conteste l’hégémonie américaine fondée sur le dollar, l’OTAN et les circuits financiers libéralisés. C’est dans ce contexte que l’offensive israélienne, soutenue par Washington, doit être lue : comme une réponse militaire à un défi géoéconomique systémique. Ce conflit hybride mêle affrontement militaire, guerre monétaire, tension énergétique et réorganisation des alliances régionales. Au cœur de cette nouvelle géopolitique, l’Algérie observe, s’interroge et tente de tracer une voie autonome dans un système international en recomposition.
«Lorsque l’économie vacille, les missiles finissent toujours par voler.» (Joseph Nye.)
Le 13 juin 2025, Israël déclenche une série de frappes ciblées contre des infrastructures stratégiques iraniennes, notamment le champ gazier South Pars, provoquant une hausse immédiate du prix du baril [1]. Deux jours plus tard, le 15 juin, les autorités iraniennes confirment d’importants dégâts sur leurs installations énergétiques. Le 17 juin, l’Iran réplique massivement : plus de 400 missiles et drones sont lancés vers Tel-Aviv, Haïfa, et plusieurs positions militaires, provoquant une saturation des défenses israéliennes et révélant des vulnérabilités structurelles dans le dispositif de dissuasion occidental [2].
Une guerre aux répercussions globales
Ce conflit n’oppose pas deux puissances régionales. Il cristallise l’affrontement de deux visions du monde. D’un côté, Israël et les Etats-Unis, appuyés par leurs partenaires occidentaux, s’emploient à préserver une domination militaire, énergétique et monétaire fondée sur le dollar et l’unipolarité stratégique. De l’autre, l’Iran, soutenu par la Chine et la Russie, incarne une alternative fondée sur la souveraineté économique, la coopération stratégique et le rééquilibrage du pouvoir mondial. Ce choc de trajectoires engage à la fois la stabilité de l’ordre international et l’équilibre des marchés énergétiques et monétaires.
Dans ce cadre, l’Iran n’est plus un simple Etat contestataire : il s’impose comme un acteur de la dynamique multipolaire émergente. Intégré aux BRICS élargis depuis janvier 2024, membre actif de l’Organisation de coopération de Shanghai, Téhéran participe à une stratégie concertée de contournement du dollar. Ses exportations d’hydrocarbures libellées en yuans, roubles et dirhams, associées à des plateformes de paiement, comme Cross-Border Interbank Payment System (CIPS), System for Transfer of Financial Messages (SPFS) et BRICS Pay, structurent une zone monétaire alternative en expansion. Selon le FMI, la part du dollar dans les réserves mondiales est tombée à 58,4% en 2024, contre 66% en 2003 [3]. Pour Washington, cette «dédollarisation partielle» constitue une menace existentielle à l’architecture du pétrodollar, et donc à sa capacité d’intervention géoéconomique mondiale.
L’Occident face à un défi structurel
Face à cette montée en puissance géoéconomique de l’axe eurasien, les puissances occidentales apparaissent sur la défensive. L’offensive israélienne du 13 juin, appuyée logistiquement par Washington, a visé plusieurs infrastructures stratégiques iraniennes, notamment sur le site gazier de South Pars, et aurait causé la mort de plusieurs hauts responsables militaires et scientifiques liés au programme nucléaire iranien [4]. Cette frappe anticipée visait à décapiter une partie des capacités technologiques de Téhéran et à envoyer un signal de supériorité opérationnelle.
Mais la riposte iranienne des 16 et 17 juin a profondément ébranlé cette stratégie. Plus de 400 missiles et drones ont été lancés contre Israël, parvenant à percer leurs dispositifs antimissiles – Iron Dome, Arrow et les batteries THAAD américaines. Des zones civiles et militaires ont été touchées, fissurant le mythe de l’invulnérabilité technologique israélienne. Pour la première fois depuis des décennies, une puissance non alignée sur l’OTAN a infligé des dommages significatifs à un Etat sous parapluie sécuritaire américain.
Sur le plan économique, les effets ont été immédiats. Le baril de Brent a franchi les 83 dollars américains, les assurances maritimes ont doublé pour les navires traversant le détroit d’Hormuz, et la Bourse de Tokyo a enregistré sa plus forte chute depuis mars 2023 [5]. L’Inde, le Japon et l’Union européenne ont activé des mécanismes de soutien d’urgence face à la volatilité énergétique. Les discussions au sein de l’Opep+ et de l’OCS se sont intensifiées autour d’une redéfinition des alliances énergétiques mondiales.
Paradoxalement, cette instabilité renforce la logique multipolaire : les accords bilatéraux hors dollar se multiplient, les banques centrales asiatiques augmentent leurs réserves d’or, et les pays du Sud global s’orientent vers des institutions alternatives comme la NDB (New Development Bank des BRICS). En résumé, la guerre Iran-Israël catalyse une forme de démondialisation libérale au profit d’un régionalisme énergétique et monétaire assumé.
Des conflits de surface… aux batailles souterraines
Alors que les conflits du XXIe siècle s’intensifient, une vérité stratégique s’impose : les guerres modernes ne se gagnent plus seulement dans les airs ou à la surface, mais dans les profondeurs. Des infrastructures critiques – centres de commandement, bunkers, réseaux énergétiques, silos à missiles, serveurs militaires, bases de lancement ou de stockage – sont désormais enterrées, durcies, cryptées.
L’attaque israélienne du 13 juin 2025 a visé, selon plusieurs sources, des installations souterraines à Qom et dans le complexe de South Pars, où sont enfouies des composantes critiques du programme nucléaire iranien [6]. De leur côté, les Etats-Unis, la Chine, la Russie et Israël ont multiplié depuis deux décennies les investissements dans des bunkers blindés, bases profondes, tunnels logistiques ou silos hypersoniques enterrés, en anticipant des conflits asymétriques de longue durée.
L’armée israélienne a fondé sa doctrine d’encerclement du Hamas sur la guerre des tunnels (Gaza), tandis que l’Iran développe des bases souterraines pour ses drones et missiles balistiques. Le Pentagone a lui-même investi dans la technologie dite «Deep Earth Penetration» pour neutraliser des objectifs enfouis (bunkers, laboratoires, arsenaux), tout en durcissant ses propres installations critiques dans le Colorado, en Norvège ou au Qatar.
L’Algérie face au basculement : prudence, repositionnement ou rendez-vous manqué ?
Au cœur de ce basculement systémique, l’Algérie semble osciller entre attentisme prudent et repositionnement stratégique. Acteur énergétique central pour l’Europe, géographiquement charnière entre Méditerranée et Sahel, le pays dispose d’atouts majeurs. Pourtant, son absence lors de l’élargissement des BRICS en janvier 2024 a été interprétée comme un signal de stagnation diplomatique [7]. Plusieurs observateurs pointent la lenteur des réformes monétaires, le maintien du dinar non convertible et le retard technologique du secteur bancaire, notamment l’intégration à des dispositifs comme le BRICS Pay ou le CIPS, comme des freins à son intégration à l’architecture multipolaire émergente [8].
Depuis, des signaux modestes mais notables émergent. En avril 2025, la Sonatrach a engagé des discussions exploratoires avec Pékin sur l’adoption du yuan pour certaines transactions pétrolières, dans le cadre d’accords bilatéraux sino-algériens élargis [9]. Parallèlement, le ministère des Finances a exprimé son intérêt pour une participation progressive à la plateforme BRICS Pay, encore à l’étude. Ces signaux ne constituent pas un virage géoéconomique, mais trahissent une volonté discrète de s’adapter à la nouvelle donne multipolaire. Toutefois, à l’heure où les grandes puissances recomposent leurs alliances monétaires, énergétiques et technologiques, l’Algérie se doit d’articuler une doctrine cohérente : souveraineté budgétaire, diversification des partenariats et intégration intelligente aux réseaux non occidentaux. La zone BRICS élargie, la Banque de développement des BRICS, les circuits de l’OCS, ou encore les corridors énergétiques Sud-Sud – tels que le gazoduc transsaharien – offrent des leviers. Encore faut-il les saisir avec une vision à long terme.
Sur le plan sécuritaire, dans un contexte où les guerres modernes ne se gagnent plus seulement dans les airs ou à la surface, mais dans les profondeurs, l’Algérie ne peut plus raisonner selon les seules logiques de surface. Assurer sa souveraineté stratégique ne passe pas uniquement par l’acquisition ou la production d’armements conventionnels, mais par une maîtrise des technologies de protection, de dissimulation et de résilience souterraine. L’architecture militaire de demain sera invisible, enterrée, blindée et interconnectée.
Rien ne permet d’affirmer publiquement si Alger a déjà intégré la dissuasion souterraine dans sa doctrine militaire. Toutefois, l’ambition stratégique transparaît clairement : le budget de défense inscrit dans la loi de finances 2025 témoigne d’une volonté affirmée de souveraineté et d’adaptation aux nouvelles formes de conflit, y compris celles qui se jouent loin des regards [10]. Dans un environnement international instable où les équilibres se redessinent en profondeur, l’Algérie ne peut plus se permettre la prudence passive.
B.-Y. B.
Références bibliographiques
Reuters (14 juin 2025). Israeli strikes hit South Pars gas field, Brent surges past $83.
Al Jazeera (17 juin 2025). Iran retaliates with over 400 drones and missiles, Israel overwhelmed.
FMI (2024). Currency Composition of Official Foreign Exchange Reserves (COFER).
Haaretz (15 juin 2025). Targeted assassinations of Iranian scientists in South Pars confirmed.
Nikkei Asia (18 juin 2025). Tokyo markets shaken as oil spikes, insurers brace for Hormuz disruption.
Institute for the Study of War (2025). Subsurface Conflict and the Era of Deep Strike Warfare.
El-Watan (janvier 2024). Pourquoi l’Algérie n’a pas intégré les BRICS élargis ?
Jeune Afrique (mars 2024). Retards bancaires et absence d’intégration numérique en Algérie.
South China Morning Post (avril 2025). Sonatrach and China discuss yuan transactions.
Loi de finances algérienne 2025 (publiée au JO).
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