L’Europe fragmentée
Par A. Boumezrag – Le XXIe siècle ne sera pas un remake de l’ordre d’hier, avec de nouveaux figurants. Il sera un champ de luttes narratives, où chacun tentera de redevenir auteur de sa propre histoire. L’Occident ferait bien d’y réfléchir avant d’être relégué au rôle de voix-off.
Ils parlent de paix, de droits humains, de valeurs universelles. Mais leurs bombes ont des drapeaux, leurs morales ont des frontières et leur «communauté internationale» ressemble étrangement à un vieux club de puissances qui refusent d’admettre que le monde a changé.
Il y a des formules qui tuent lentement. «Communauté internationale» est de celles-là. Sur le papier, c’est beau : une humanité unie, mûre, raisonnable, solidaire face aux défis globaux. En réalité ? C’est surtout le nom de scène de l’Occident, parfois flanqué du Japon, de la Corée du Sud ou de l’Australie, quand il faut donner une impression de diversité.
Mais qui est ce «monde» qui parle d’une seule voix ? Celui qui condamne unanimement la Russie pour l’invasion de l’Ukraine ? Pas tout à fait : plus de 140 pays n’ont pas appliqué les sanctions occidentales. Celui qui dénonce le non-respect des droits humains ? Curieusement silencieux quand il s’agit de l’Arabie Saoudite, d’Israël à Gaza ou de la répression en Egypte. Celui qui pleure le dérèglement climatique ? Mais dont les banques continuent de financer massivement les énergies fossiles, tout en donnant des leçons de sobriété au Sud global.
Le fait est là : la «communauté internationale» parle beaucoup, mais elle ne représente plus grand monde, sauf elle-même.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a occupé le centre de la scène. Il a construit les institutions internationales (ONU, FMI, Banque mondiale, OMC) à son image, et en a gardé le trousseau de clés. Le Conseil de sécurité de l’ONU ? Cinq membres permanents, dont trois occidentaux. Le FMI ? Dirigé sans interruption par un Européen depuis 1946. La Banque mondiale ? Américain obligatoire à sa tête. Multilatéralisme, oui, mais version club privé.
Pendant ce temps, les pays du Sud se souviennent. Des coups d’Etat «stabilisateurs» appuyés par la CIA en Afrique ou en Amérique latine. Des dettes contractées sous la pression des anciennes métropoles. Des ressources pillées, encore aujourd’hui, sous des traités de libre-échange à sens unique. Alors, quand l’Occident parle de «valeurs universelles», le reste du monde lève un sourcil.
Depuis vingt ans, le monde se décentre. La Chine a tissé son influence à coups de routes, ports, barrages, hôpitaux, et crédits bon marché. Plus de 150 pays ont signé des accords avec les Nouvelles Routes de la Soie.
L’Inde joue un double jeu habile : partenaire des Etats-Unis dans le Quad, tout en achetant du pétrole russe à prix cassé et en présidant le G20 avec une posture de porte-voix du Sud global. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ont récemment intégré six nouveaux membres, dont l’Iran, l’Argentine et l’Éthiopie, élargissant leur poids géopolitique et économique. Le dollar, arme fatale de l’Occident, est peu à peu contourné dans les échanges bilatéraux (Chine-Brésil, Russie-Inde, Iran-Chine, etc.), au profit de monnaies locales ou d’échanges directs. Même le sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg, en 2023, a attiré près de 50 délégations africaines, preuve que la soif de diversification diplomatique est bien réelle.
Face à cette recomposition, que fait l’Occident ? Il moralise, encore. Il sanctionne, toujours. Il s’indigne, sélectivement. Mais il ne convainc plus. En Afrique, la France est priée de plier bagage (Mali, Burkina Faso, Niger, Sénégal, Tchad), remplacée par Wagner ou des coopérations turques et chinoises. En Asie, le récit occidental sur la liberté et la démocratie est concurrencé par le modèle autoritaire efficace, vanté par Pékin. En Amérique latine, les Etats-Unis ont perdu leur monopole stratégique, notamment avec l’influence grandissante de la Chine et de la Russie dans les infrastructures et la sécurité.
Même les alliés commencent à douter. L’Europe, affaiblie et fragmentée, suit la politique étrangère américaine comme un second violon fatigué, malgré ses propres intérêts stratégiques souvent divergents – voir les sanctions sur le gaz russe, qui plombent l’industrie allemande.
Ce n’est plus le monde qui parle occidental. C’est l’Occident qui ne parle plus le monde.
A. B.
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